Introduction : Une crise qui n'est pas seulement économique
Convaincus de l’importance d’une crise qui n’était pas perçue d’emblée comme « passagère » et devait donc se prolonger inéluctablement, Esprit publiait il y a un an deux numéros intitulés « Dans la tourmente1 » avant de poursuivre une réflexion sur les soubassements économiques de notre monde dans « Les mauvais calculs et les déraisons de l’homme économique » (juin 2009). Aujourd’hui, un peu plus d’un an après la faillite de Lehman Brothers le 15 septembre 2008, l’événement qui fut le déclencheur historique, nous continuons à interroger ce que nous nous refusons à nommer simplement une « crise » cyclique puisque nous pensons qu’elle revêt un caractère inédit et qu’elle est l’indice de mutations en profondeur2.
En effet, parler de crise est ambigu, le recours à ce terme revient à souscrire à l’approche économique entendue jour et nuit depuis des mois, qui nous annonce que la crise économique va se finir ou bien qu’une autre crise risque déjà d’éclater. Parler ainsi de crise, cela reviendrait à considérer que nous n’avons d’autre outillage que la grille économique dans sa version financière, l’annonce des hauts et des bas du Cac 40, la Bourse et ses krachs successifs pour saisir l’actualité. Ce serait également accepter une représentation « économico financière » de la vie politique qui fait passer de bulles en bulles, de phases d’emballements à des phases de dépression dont le sarkozysme est d’ailleurs l’expression la plus impitoyable qui soit. Plus largement, ce serait céder à l’idée que la mondialisation à l’œuvre ne serait qu’un phénomène économique lié à l’ouverture du marché, alors qu’elle est aussi un phénomène technologique, migratoire, géopolitique3… Mais la crise continue, en dépit de la bonne santé retrouvée du système bancaire, le chômage est devant nous et plus personne ne peut ignorer les urgences écologiques… Qu’on le veuille ou non, qu’on l’affirme ou non, nous voilà pris dans une crise qui n’est pas au sens strict un « moment décisif » mais un état continu. La crise continue… mais comment éviter justement de faire comme si elle ne devait jamais finir ? Il faut tout d’abord chercher ce que cette crise cristallise des phénomènes hétérogènes qui affectent en profondeur nos « prises », doublement entendus comme la compréhension et l’action sur et dans le monde.
Une crise qui dépasse l’économie
Il est donc impératif de saisir les véritables « répercussions » de la crise, d’en saisir les contrecoups et de s’arrêter sur toutes les dimensions des mutations que nous vivons. Commençons par l’économie puisque nous n’en avons que pour elle, pour ses mots, son langage technique et sa nécessité, et qu’elle s’impose, ce qui est paradoxal dans un pays qui l’a longtemps superbement ignorée (« l’intendance suivra »…), comme la grille de lecture de la société et de l’action politique elle-même. Certes, tout n’est pas de la faute des experts qui n’auraient pas prévu (ce qui est d’ailleurs contestable…), des économistes qui concèdent trop aux mathématiques ou des professionnels de la banque qui ont exacerbé la demande de crédit. S’il est ridicule d’en faire des boucs émissaires, il est manifeste cependant que le milieu des économistes, souvent liés à l’entreprise, au monde de l’assurance ou de la finance4, ne donne pas particulièrement l’impression de privilégier le débat ni d’admettre la remise en question. Au-delà d’une controverse rémanente et bien connue entre néolibéraux et keynésiens, les discussions sérieuses ne sont pas légion et la critique émane le plus souvent des théoriciens de la décroissance ou de rhéteurs qui croient que l’anticapitalisme et le refus de principe du marché constituent les ressorts d’une réponse politique convaincante. L’utopie d’une transparence parfaite de la concurrence et d’une autorégulation des marchés reste une hypothèse indiscutable pour beaucoup de ceux qui révèrent deux dogmes (comportement rationnel des individus et efficience des marchés). Dans ce contexte, il a paru utile d’interroger des économistes sur la manière dont ils tiennent compte des limites de leur savoir et sur la capacité de leur milieu (chroniqueurs, universitaires, experts…) à animer un débat économique pertinent. La question n’est pas ici de savoir qui a eu raison ou pas, qui a anticipé ou non la crise, mais de voir comment avancer. C’est pourquoi nous avons lancé une enquête et fait appel aux principaux représentants de l’école de la régulation (Michel Aglietta, Alain Lipietz, Robert Boyer) dont la conception du savoir économique se démarque des approches trop formelles et abstraites. Il en ressort qu’un tournant intellectuel (pour ne pas dire épistémologique) a été pris dans les années 1980 qui a fait oublier que l’économie renvoyait à une histoire, à des institutions, à une anthropologie mais aussi à des rapports de force… Il en ressort également que, sous-jacente à la crise immobilière, bancaire et financière, la crise est indissociable d’une crise sociale de la répartition des revenus (qui a exacerbé aux États-Unis l’offre de crédit destinée à assurer le débouché de la production) et du déphasage des institutions qui ont « régulé » la période fordiste. Bref, la crise n’est pas uniquement financière (et donc conjoncturelle), elle est structurelle au sens où elle pose la question de la nature du marché financier (A. Orléan) et engage au-delà (Y. Moulier-Boutang, D. Méda, J. Gadrey…) un autre modèle de croissance et de productivité. Elle invite dès lors à pratiquer autrement le savoir économique. Prendre en compte l’économie, s’en inquiéter5, c’est la prendre au sérieux, ne pas lui accorder toute la place (la considérer comme la seule grille de lecture de la réalité), rappeler qu’il n’y a d’économie que politique, et en revoir les fondamentaux. Tel est le premier axe de ce dossier.
Il n’est pas besoin d’avoir lu ou relu la Grande transformation de Karl Polanyi6 pour comprendre que la réponse au krach financier ne passe pas aujourd’hui, pas plus qu’en 1929, uniquement par l’économie et qu’elle a des répercussions profondément politiques. Si Polanyi examinait les issues politiques dans les années 1930 (à l’époque elles étaient au nombre de trois : les fascismes, le communisme et la social-démocratie), il nous faut faire de même aujourd’hui. La politique, si assujettie soit-elle aux contraintes et exigences de l’économie, n’a pas disparu par suivisme. Bien au contraire, puisque la politique se caractérise aujourd’hui par la rencontre d’un pouvoir déboussolé (il dérégule d’un côté et contrôle de l’autre, favorisant la sécurité « des biens et des personnes » aux dépens de la sécurité sociale) et d’une opinion inquiète et ambivalente : conscient de vivre au rythme de la mondialisation, le citoyen biface demande la protection de l’État tout en optant pour des stratégies individuelles dès qu’il le peut. Le principal trouble politique, celui qui retient l’attention des commentateurs, réside en ce qu’une économie libérale promue par la droite tend à renforcer le camp politique de la droite. Comment le comprendre ? Suffit-il d’en appeler à une demande de sécurité dans un monde plus que jamais insécurisé ? Le deuxième axe de ce dossier est donc politique et il prend en considération le succès des écologistes et le déficit de crédibilité de la social-démocratie.
La crise continue
Si réticent soit-on à ce qu’on a longtemps appelé la cause écologique, il est désormais clair, ce fut très sensible dès l’automne 2008 et les élections européennes en ont témoigné ensuite, que le krach a débouché sur une conscience accrue des impératifs et exigences écologiques déjà mis en avant par le Grenelle de l’environnement. Ceux-ci ne sont pas un adjuvant, un supplément, un phénomène « à la marge » du politique car ils ont un sens global et obligent à penser différemment le progrès et la croissance et donc les ressorts de l’économie elle-même. Tel est le troisième axe esquissé ici qui sera développé dans notre numéro de décembre 2009. L’histoire, loin de balbutier (comme risque de nous le faire croire l’abus de la comparaison avec la crise de 1929), avance à un rythme qui n’a plus grand-chose à voir avec le bel ordonnancement classique (on est dans la dissonance et la syncope). Nous savons désormais que nous nous mouvons sur une « Terre unique » (expression de Paul Virilio) : l’histoire n’est pas finie mais elle semble s’accélérer7 parce qu’elle accompagne « la fin de la géographie », c’est-à-dire la prise de conscience que notre espace est « fini » au sens où il n’est pas extensible indéfiniment. Interpréter le succès des écologistes aux européennes est important, saisir la nature des scénarios indispensables à la survie commune et solidaire est tout aussi essentiel. Dans notre prochain numéro (qui sortira en décembre dans le prolongement de celui-ci), nous aborderons donc frontalement cette question de l’urgence écologiste bien décrite et analysée par Alain Lipietz dans Face à la crise : l’urgence écologiste8.
Un quatrième axe doit également être privilégié, celui que beaucoup de spécialistes des relations internationales ont mis en avant depuis des années, à savoir le décentrement de l’Europe et de l’Occident. François Heisbourg avait donné significativement comme titre à l’un de ses livres : la Fin de l’Occident. La guerre en Irak n’a pas laissé croire longtemps à la capacité américaine de configurer, à sa volonté, les relations internationales et de constituer de nouvelles zones d’influence. Même Barack Obama dont les discours raisonnables sont rassurants ne pourra rétablir le leadership américain car le monde n’est plus strictement occidental ni européen, il se recompose sur tous les continents. Cette mutation historique est décisive et l’on ne peut pas se contenter de la lecture économique qui associe l’avenir du monde au couple formé par la Chine (laborieuse et épargnante) et les États-Unis (qui achètent à crédit la production manufacturière chinoise et dont la dette est financée par l’épargne chinoise). Cet aspect, qui constitue une rupture mentale pour l’esprit européen et plus encore pour l’hexagonalisme français toujours assuré de disposer du bon modèle universalisable à l’échelle mondiale, a été abordé régulièrement dans la revue et nous ne cesserons d’y revenir. La crise n’est pas seulement une crise de l’histoire européenne, c’est pourquoi elle n’est pas, là encore, « une » crise parmi d’autres, une crise de plus qui inciterait à reprendre une fois de plus l’hypothèse de « la troisième voie » (la social-démocratie, mixte d’économie de marché, d’intervention publique et de protections sociales, se porte mal). Non pas une crise de plus donc, mais le creuset de mutations planétaires et globales dont les retentissements sont nécessairement locaux et inattendus9. Ceux qui résistaient encore à parler de la mondialisation doivent l’admettre : nous vivons définitivement sur une Terre unique et dans un monde où les problèmes sont globalisés, ce qui signifie qu’ils doivent être nécessairement partagés.
S’orienter
Mais s’il ne s’agit pas de satisfaire d’un discours « méta » sur la crise, ce qui frise souvent la rhétorique en termes de « crise de civilisation » (sur ce plan, les revues et mouvements intellectuels ont déjà beaucoup donné !), il est clair que l’entendement et la raison sont troublés par les événements récents. Il nous faut donc revenir à des interrogations substantielles, à des concepts susceptibles de modifier notre relation au monde et notre compréhension du savoir économique. C’est ce que nous tenterons de faire dans notre numéro de janvier 2010. Il nous faut affirmer que la technicisation et l’hyperspécialisation sont néfastes et que, derrière le langage économique, il est nécessaire de renouer avec des réflexions en profondeur. Ainsi sommes-nous convaincus qu’il faut reprendre à nouveaux frais les interrogations portant sur les transformations du capitalisme initiées par exemple par André Gorz ou par Ivan Illich. Ainsi sommes-nous persuadés que les questions économiques sont aussi des questions philosophiques, que réfléchir sur les idées de bien commun, de confiance, de crédit, ou de dette ne relèvent pas que de la technique et qu’elles prennent leur sens hors de la seule interrogation économique. Mais il faut rester très modeste, il n’est pas sûr que cette prise de conscience provoquée par la crise ait les suites attendues. Peut-être l’intelligence occidentale, très technicienne et gestionnaire, en mal d’histoire, est-elle un peu lasse de penser. En tout cas, nous pensions ici que la crise susciterait des réflexions bien au-delà des cercles des économistes mais il nous semble qu’il y ait plutôt discrétion, timidité et retrait, voire morgue ou indifférence. Mauvaise surprise ! Certainement, c’est la première raison pour laquelle nous publions ces numéros d’Esprit…
C’est en effet le travail d’une revue que de contribuer à prendre en considération tous ces axes de travail qui définissent à leur manière une approche globale d’un monde que la globalisation a tendance à fragmenter. Les revues généralistes, elles, ne sont pas si nombreuses, n’ont pas pour rôle de succomber aux généralités mais de favoriser une interrogation qui ne soit pas le privilège des seuls savants (reconnus d’abord par leurs pairs) à une époque où l’hyperspécialisation est une source d’aveuglement quand elle refuse de prendre distance vis-à-vis d’elle-même.
Nous remercions particulièrement Francesco Delfini qui a rendu possible les entretiens avec M. Aglietta, R. Boyer et A. Lipietz.
Le présent dossier se prolongera en décembre 2009 et en janvier 2010 avec des numéros consacrés à l’« impératif écologique » tel qu’il émerge plus fortement de la crise (Dominique Bourg sur la montée exponentielle des problèmes, Edwin Zaccaï sur les modes de vie et la consommation, Nicolas Bouleau sur les négociations de Copenhague…), puis aux concepts qui pourraient aujourd’hui compléter ou enrichir la lecture économique de l’activité humaine et des échanges (Laurence Fontaine, Valérie Charolles, Bernard Perret, Michaël Foessel, Marcel Henaff, Christophe Reffait, Jean-Claude Monod, Alain Lipietz…).
- 1.
« Dans la tourmente 1. Aux sources de la crise financière », Esprit, novembre 2008 ; « Dans la tourmente 2. Que fait l’État ? Que peut l’État ? », Esprit, décembre 2008.
- 2.
Voir notre éditorial du mois dernier : « Non, ce n’était pas une crise de plus… », en libre accès sur notre site internet www.esprit.presse.fr
- 3.
Alain Supiot le rappelait récemment : « Les mots “globalisation et mondialisation” sont plus des slogans que des concepts, car ils recouvrent un ensemble hétérogène de phénomènes qu’il conviendrait de distinguer soigneusement. L’abolition des distances physiques dans la circulation des signes entre les hommes est un phénomène structurel qui procède des nouvelles technologies de numérisation. En revanche la mondialisation du commerce des choses est un phénomène conjoncturel, qui procède de choix politiques réversibles (l’ouverture des frontières commerciales) et de la surexploitation temporaire des ressources physiques non renouvelables (prix artificiellement bas des transports) », dans Esprit, novembre 2008, p. 160.
- 4.
Deux textes plutôt sévères de Frédéric Lemaître ont beaucoup énervé les experts en tous genres. Voir Frédéric Lemaître, « À quoi servent les économistes ? », Le Monde, 4 juillet 2009 et « La crise remet en cause le savoir et le statut des économistes », Le Monde, 5 septembre 2009.
- 5.
Le titre du dernier livre de Daniel Cohen est significatif (les Vices de la prospérité. Pour une histoire (inquiète) de l’économie, Paris, Albin Michel, 2009) de même que sa volonté d’écrire cette histoire sur le mode d’un récit quasi personnel et non pas comme un traité scientifique.
- 6.
Récemment réédité : Karl Polanyi, la Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2009.
- 7.
Voir votre numéro « Le monde à l’ère de la vitesse », juin 2008.
- 8.
Alain Lipietz, Face à la crise : l’urgence écologiste, Paris, Textuel, 2009.
- 9.
Voir Harald Welzer, les Guerres du climat. Pourquoi on tue au xxie siècle, Paris, Gallimard, 2009, cet ouvrage évoque la question des réfugiés climatiques.