Au-delà du printemps arabe, un basculement social à l’échelle mondiale
Les révolutions arabes doivent être comprises dans un contexte mondial, de faiblesse accrue des États et d’intensification de la demande sociale. Ce n’est qu’ainsi que les Occidentaux pourront véritablement s’y intéresser, et lire de manière différente le phénomène islamiste.
Vus de Beyrouth, la capitale libanaise, les soulèvements arabes sont ressentis dans leur caractère dramatique et douloureux. La Syrie est à quelques kilomètres des statues du journaliste Samir Kassir et du Premier ministre Rafiq Hariri, qui rappellent, en plein centre-ville, leur assassinat. Damas n’est pas loin, les cris des martyrs sont presque perceptibles et les victimes souvent des proches. Dans une ville suspendue à ce qui se passe de l’autre côté de la montagne, on s’interroge sur les lendemains : faut-il laisser pourrir la situation, lâcher les contestataires syriens et leurs comités de coordination, et s’inquiéter des seules conséquences que la chute du régime de Bachar El Assad pourrait avoir ? Un coup d’État du Hezbollah par exemple, et donc la menace d’une relance de la guerre civile et la partition du pays en zones communautarisées ? La défense de ceux qui se sacrifient au nom de la dignité et contre la peur, ou la violence du Hezbollah, voilà l’alternative ! Ou bien la révolte contre le tyran, ou bien les dérives d’un radicalisme religieux, ici dans le giron chiite et non pas sunnite. Le dilemme est encore là.
L’apprentissage du pluralisme
Vu de Tunis, quelques jours après les élections qui se sont tenues fin octobre 2011, le problème est similaire, mais il a pris une autre forme. À lire les magazines français, qui se réduisent souvent à leurs titres, le moment contestataire, celui de la fin de la peur, a laissé la place à un débat récurrent et ancien, à une alternative insoluble qui a précédé les printemps arabes, entre le courant laïc démocrate et le camp islamiste. Selon certains, trop contents d’avoir prédit le retour à la case départ (« On vous l’avait bien dit, ces printemps sont un moment d’illusion lyrique, cela finira mal, regardez la Libye et les invocations de la charia »), il faudrait déjà envisager de contenir, pour ne pas dire de réprimer, les courants islamistes portés par le succès électoral du parti Ennahda (89 sièges sur 217, dont 42 remportés par des femmes). Si le premier moment, celui de la contestation, a durant près d’un an mis entre parenthèses les islamistes, mélangés aux autres composantes du mouvement anti-autoritaire, le moment démocratique de l’élection, indissociable en Tunisie de celui de la constitution d’un État démocratique, change la donne. Tout d’un coup, on feint de constater que les musulmans n’ont pas disparu de la scène sociale et politique, que le nombre de femmes voilées n’est pas en voie de diminution en Égypte, et plus largement que la religion n’est pas miraculeusement en voie d’extinction dans les pays arabes !
Si l’on ne veut pas répéter les mêmes polémiques sur l’islam, il faut s’arrêter sur deux des enseignements des printemps arabes. Tout d’abord, il est nécessaire de bien examiner la nature du passage d’un mouvement anti-autoritaire à un mouvement en voie de démocratisation des mœurs (ce qui vaut pour les religieux et les non-religieux), puis à la constitution d’un État démocratique. Ce sont trois temps différents. Il faut ensuite inscrire les printemps arabes dans le cadre historique d’une mondialisation dont ils sont dépendants économiquement et à laquelle ils participent avec les réseaux sociaux et l’internet. Une double erreur consiste à croire que la démocratisation suivra mimétiquement la généalogie européenne de l’État et de la société civile (à la Hegel), et de penser que les Arabes sont là encore à la périphérie du monde alors que les ouvertures économiques ont été les déclencheurs de la critique des États.
Sur le premier point, Olivier Roy et Patrick Haenni, dont les travaux sont bien connus à Esprit, insistent respectivement sur « l’échec de l’islam politique » (celui-ci porte, il faut le rappeler, sur la nature de l’idéologie islamique et non pas sur la victoire électorale possible d’un parti islamiste qui a tiré les leçons de la fin de l’utopie et du djihadisme) et sur les divisions qui traversent désormais les courants islamistes un peu partout. Ce sont les règles du débat qui ont changé, donc aussi les acteurs : tant du côté des modernistes que des religieux (les uns et les autres pouvant être ou non des démocrates), des débats, discussions, divisions contribuent à l’émergence d’un espace public désaccordé, chaotique, mais pluriel et ouvert sur l’extérieur1. Ce qui n’est pas sans conséquences sur les acteurs eux-mêmes qui, à commencer par les dirigeants islamistes, ont appris l’art du compromis et le réalisme, ayant compris que le monde contemporain, incroyablement bigarré, rapide, virtuel et mobile, n’est pas composé de cénacles fermés pour croyants. « La foi demeure essentielle en termes de mobilisation éthique, mais elle a perdu sa vocation globale. En outre, les différents acteurs peuvent tirer des conclusions opérationnelles très divergentes de leurs convictions islamiques2. »
Mais il faut s’arrêter sur un double problème : d’un côté, un décalage intervient entre le réformisme des dirigeants d’Ennahda, « ceux pour qui chaque question appelle une réponse pragmatique pour devenir crédible et applicable3 », et une base rurale ou de délaissés urbains de l’intérieur, plus radicale et soucieuse de l’application de la charia. De l’autre côté, il apparaît que les partis modernistes, divisés à l’extrême, se sont enfermés dans un débat sur la religion, l’identité et la charia pour dénoncer les finalités d’Ennahda et n’ont guère fait de propositions crédibles sur le plan de l’avenir économique du pays. La démocratisation passe en effet par la prise en compte de ces populations périphériques qui ont salué la chute du tyran mais ne voient pas pour l’instant les bénéfices qu’ils peuvent en tirer.
Constitution de la démocratie et ambivalence des États
Ce qui conduit au second point, celui des liens entre ces mouvements, les États, la question sociale et la mondialisation. Comme dans d’autres pays du monde, en Amérique latine, en Afrique subsaharienne ou en Asie du Sud-Est, la méfiance envers la politique et les États est manifeste. Et elle s’accroît puisque ceux-ci sont pris à parti comme les moteurs défaillants, qu’ils soient mendiants ou rentiers, de la mondialisation économique, ce qui libère les options populistes (de l’Europe à l’Argentine), ethnicistes (Bolivie, Équateur) ou sécuritaires (Russie). Dans le contexte actuel, doublement marqué par une « inversion des pôles » (en dépit de nos aveuglements, « l’exception occidentale » appartient désormais au passé) et par le développement économique potentiel des sociétés du Sud, la question sociale apparaît plus déterminante que celle de la constitution des États. Selon Jean-Michel Severino, qui prolonge dans le Grand basculement. La question sociale à l’échelle mondiale4 une réflexion à l’échelle mondiale entamée dans le Temps de l’Afrique5, le décalage est croissant entre une action politique polarisée par l’État et la démocratie politique et une action sociale et citoyenne pour laquelle la scène politique n’est pas uniquement celle de la représentation. Pourquoi se battre uniquement pour constituer un État démocratique si celui-ci ne se préoccupe pas d’intégrer toutes les couches de la population ? Cela n’est d’ailleurs pas sans résonances en Europe et aux États-Unis où le peuple, accusé de populisme, se trouve directement confronté à des États qui se sont mis eux-mêmes sous la coupe du marché. Quoi qu’il en soit du résultat des élections en Tunisie et en Égypte, il est manifeste que les révoltes de la dignité ont une dimension sociale qui ne peut se confondre avec le combat politique ou une volonté démocratique oscillant entre le respect du peuple et l’élection des seuls « élus ».
Là où les États sont aujourd’hui absents (Libye), toujours destructeurs (Syrie, Algérie), provisoirement abattus (Tunisie), directement liés à l’armée (Égypte), là où il faut reconstruire des États, on observe donc une croyance modérée envers l’aptitude de la démocratie politique à vouloir l’égalité et à la mettre en œuvre. Si le paysan musulman de l’intérieur des terres tunisiennes, inquiet et réticent, met en avant sa religion, c’est qu’il n’attend pas nécessairement grand-chose d’un nouvel État démocratique, et qu’il ne veut pas que l’État accapare les bénéfices du développement aux dépens de son village, en privilégiant le global au détriment du local. Ce qui ne l’a pas empêché d’aller voter contre l’attente des spécialistes extérieurs : il attend en effet quelque chose de l’action politique sans pouvoir trop croire aux bénéfices de la représentation politique, considérée comme potentiellement prédatrice. En cela, la phase actuelle du printemps tunisien met en avant des revendications qui ne sont pas prioritairement politiques, des revendications sociales et éthiques qui manifestent une exigence de respect contre le mépris ressenti. Ce qui passe par des réponses que la politique n’est pas nécessairement apte à donner, qu’elle soit ou non fragilisée sur le plan économique6.
Au-delà des débats portant sur la charia, la place impartie respectivement au théologique et au politique, il faut repartir de l’état inégalitaire du monde et de la désaffection envers des États « nécessaires » mais devenus inconséquents car ligotés par une mondialisation économique et une financiarisation qu’ils ont eux-mêmes mises en branle (voir la crise de l’euro). Si l’onde de choc internationale des indignés traduit l’action à la marge de fractions entières de la population, les printemps arabes en témoignent également et expliquent que le grand sursaut démocratique annoncé se heurte à l’épreuve de l’inégalité. Partout ailleurs, on assiste à un recul des États, on observe une méfiance envers les élites politiques et des attentes qui se déclinent sur un mode plus social (voire anthropologique, au sens où les rituels islamiques peuvent recouvrir des coutumes plus anciennes). Les soulèvements arabes ne sont pas seulement une affaire arabe, ils renvoient à leur manière, dans le contexte de la mondialisation et du grand basculement social en cours, à des réactions inédites qui n’attendent pas tout de la représentation politique. Est-ce une tare, une régression, l’exacerbation de ce qui pourrait correspondre à une tribalisation généralisée que l’historien Gabriel Martinez-Gros évoque dans des termes khalduniens quelque peu apocalyptiques7 ? Les printemps arabes ne seraient pas un simple temps de parenthèse lyrique pour les Arabes mais la préfiguration d’un monde à venir qui discréditerait les acquis de la démocratie politique. Nous ne le croyons pas. Ce qui se joue mondialement à travers les printemps arabes et de nombreux autres phénomènes est plutôt la perte de crédibilité d’une action politique (considérée à l’excès comme corrompue et élitiste) dont on ne peut pourtant pas se passer, puisque la mondialisation recrée au contraire des nations et des États qui associent ouverture économique et pouvoir sécuritaire. Aujourd’hui, les priorités ne sont plus toujours les mêmes : on lit dans les manuels d’histoire européens que la démocratie politique a précédé la démocratie sociale, puis la démocratie locale et participative, voire la démocratie des droits subjectifs. Mais, par contraste, la démocratie sociale et participative joue aujourd’hui un rôle décisif à l’échelle mondiale, partout où l’intégration n’est plus un devenir assuré, là où l’État n’est pas un moteur efficace et où la démocratie politique, souvent immobile ou liée aux intérêts mondialisés, n’est pas la priorité des priorités. Un pays comme le Brésil montre que les évolutions passent d’abord par la démocratie sociale et participative (Porto Alegre est devenu une ville exemplaire de ce point de vue) et par la démocratie urbaine, dès lors que la possibilité de réformer en profondeur la démocratie politique brésilienne, qui n’était pas au calendrier de Lula (ce qui est moins le cas de la nouvelle présidente Dilma Rousseff), est une tâche problématique en raison, trop souvent, du poids de la corruption. Ne nous trompons donc pas ! Si les soulèvements arabes n’ont pas réglé spontanément le problème de la charia, ils sont aussi portés par des populations dont le réalisme n’attend pas tout de la politique, alors même que la constitution d’États démocratiques demeure le défi majeur, comme cela le reste dans la plupart des pays de l’ancien bloc communiste. Ainsi ces soulèvements ne sont-ils pas dissociables d’évolutions, à l’échelle du monde, qui les débordent et les dépassent.
Le problème de l’Europe, enfermée dans sa vision économiste du devenir du monde, handicapée par la faiblesse politique de ses États, est qu’elle voudrait se débarrasser de ce qui se passe là comme d’un possible fardeau. Elle ne comprend pas qu’elle est historiquement concernée par ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée, et pas uniquement par le Maghreb tout proche. On est tous dans le même bateau, mais les solidarités s’étiolent.
Le 21 novembre 2011
- 1.
Voir Jocelyne Dakhlia, Tunisie. Le pays sans bruit, Arles, Actes sud, 2011.
- 2.
Jean-Pierre Filiu, la Révolution arabe. Dix leçons sur le soulèvement démocratique, Paris, Fayard, p. 46.
- 3.
Ibid., p. 155.
- 4.
Jean-Michel Severino, le Grand basculement. La question sociale à l’échelle mondiale, Paris, Odile Jacob, 2011.
- 5.
Id., le Temps de l’Afrique, Paris, Odile Jacob, 2010.
- 6.
C’est l’intérêt de la réflexion récente de C. Colliot-Thélène, dans la Démocratie sans « Demos » (Paris, Puf, 2011), de ne pas faire l’impasse sur ces divers points. Voir le « Repère » de Michaël Fœssel dans ce numéro, p. 166-169.
- 7.
Dans un article à paraître dans un prochain numéro d’Esprit.