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Comment passer d'une culture de la sélection à une culture de l'innovation ? Grandes écoles, université et recherche

Ce commentaire du livre de Pierre Veltz, Faut-il sauver les grandes écoles ?, éclaire les enjeux du débat en cours sur l’autonomie des universités. Sans se limiter à la question institutionnelle de l’organisation de l’enseignement supérieur, il faut comprendre l’héritage de la formation à l’excellence conçue en France et le confronter aux défis économiques mais aussi géographiques et politiques de la mondialisation pour dégager les stratégies d’avenir.

« S’il y a beaucoup à réformer dans les grandes écoles, les réduire au sort commun des universités achèverait de mettre à bas l’enseignement supérieur français. Son salut proviendra d’un enrichissement mutuel des deux systèmes, non de l’absorption de l’un par l’autre1. »

Laurent Schwartz, 1983.

Ancien directeur de l’École nationale des ponts et chaussées, ancien élève de l’École polytechnique, spécialiste des rapports entre le travail, l’entreprise et les territoires, introducteur en France de la notion d’économie d’archipel2, théoricien du nouveau monde industriel qu’il ne veut pas, à juste titre, qualifier de postindustriel3, Pierre Veltz se livre dans son dernier ouvrage, un petit brûlot, à un exercice ingrat, celui de s’interroger sur le devenir des grandes écoles4. Un exercice ingrat dans la mesure où il se résume d’habitude à prendre position « pour » (les écoles comme remède contre les universités et la sélection par l’échec) ou « contre » les grandes écoles (considérées comme symbole et source de nos tares nationales : élitisme exacerbé, mépris des réalités concrètes, arrogance technocratique …). Mais, loin de céder à cette pente bien hexagonale, soucieux de prendre acte d’une mondialisation économique et territoriale qui change les donnes autant que les révolutions dans le domaine de la connaissance, Veltz propose une incursion qui peut faire avancer les débats. Et surtout au moment où « un semblant de début de réforme des universités » retient l’attention de l’opinion publique. Si l’analyse porte essentiellement sur les grandes écoles d’ingénieur (et non pas sur les écoles de commerce ou de gestion, et encore moins sur les écoles littéraires), elle offre un éclairage original sur le double plan national et international. En effet, c’est l’évolution de la culture de l’innovation qui invite l’auteur à se pencher sur la structuration nationale, une affaire génétique, de l’enseignement supérieur. Le premier constat est connu : l’enseignement supérieur est divisé entre, d’une part, des écoles hypersélectives et peu désireuses de pratiquer la recherche et, d’autre part, des universités qui pratiquent la sélection par l’échec (c’est l’image caricaturale qu’on en donne, bien sûr) sans pouvoir intervenir, par manque de moyens, sur le plan de la recherche. Par ailleurs, comme les écoles (petites et moyennes) tendent à « se démarquer du modèle repoussoir de l’université,
elles cherchent à se rapprocher du pôle dominant de l’aristocratie des écoles les plus cotées5 », ce qui ne peut que renforcer la binarité du système.

Hypersélection et dé-spécialisation

Ce constat de départ conduit Veltz à formuler cette thèse :

Nos écoles sont avant tout des machines à sélectionner, d’efficaces cabinets de recrutement pour les entreprises du Cac 40. Elles fournissent des formations de très bon niveau, et la qualité des ingénieurs français n’est pas sans rapport avec la bonne performance de nos grandes entreprises dans la mondialisation. Mais elles ne sont pas les plates-formes de développement scientifique et technologique au c œur de l’économie de l’innovation qu’elles pourraient être et qu’elles devraient être. Elles confortent une économie fondée sur des secteurs matures et des grandes entreprises, et sont très mal adaptées à l’économie technologique émergente dans laquelle les réseaux d’individus et les jeunes pousses entrepreneuriales jouent un rôle déterminant6.

Tout en soulignant le contraste avec les universités techniques anglo-saxonnes et, de plus en plus, asiatiques, l’ancien directeur des Ponts s’arrête dans un premier temps sur les qualités et les défauts de nos ingénieurs généralistes à la française. La qualité majeure réside dans une maîtrise exceptionnelle des mathématiques (que nous partageons avec les Russes), ce qui assure à l’heure actuelle des emplois de haut niveau dans des domaines où le formalisme mathématique est exigé (à commencer par l’économie financière). De ce point de vue, économiste ou scientifique, l’ingénieur français a une cote internationale. Mais cette observation ne doit pas cacher le défaut de la cuirasse, qui n’est pas sans lien avec l’histoire de ces écoles, à savoir le décalage entre une approche généraliste (qui passe par les mathématiques) et les applications techniques qui sont à l’origine, dans le cas de Polytechnique, de la création des Ponts ou des Mines. Soulignant non sans ironie que les surdoués en mathématique que la France forme avec brio ont rarement le désir de devenir des ingénieurs, des « applicateurs » passionnés de technique (un ingénieur des Ponts n’est pas formé à l’architecture, à la différence d’autres écoles « polytechniques » en Suisse ou en Espagne), Veltz insiste sur une autre conséquence néfaste : l’absence d’intérêt des ingénieurs généralistes pour la recherche, qui reste cantonnée dans les institutions ad hoc (Cnrs, Cea, Inserm …) et à l’université.

Retards technologiques

S’interrogeant sur ce décalage entre formalisme et technique, l’ouvrage revient sur le conflit qui opposa au xixe siècle Gaspard Monge, adepte d’une « science industrielle unifiée », à d’autres savants.

Le projet initial de Monge est axé sur des sciences pratiques mais, très vite, un autre courant l’emporte, où les mathématiques les plus formelles (Laplace, Lagrange) deviennent les véritables piliers de l’édifice, la chimie étant marginalisée. Ce qui va de pair avec l’organisation du système des écoles d’application. L’École polytechnique fournit les bases mathématiques, les autres écoles donnent de compléments techniques7.

Histoire et hiérarchie des grandes écoles d’ingénieurs

La première vague historique est celle des écoles créées (ou du moins profondément rénovées) à la Révolution française, symboles et moteurs de cette « méritocratie scientifique » qui joue un rôle tellement important dans notre histoire : Polytechnique, les Ponts, le Génie maritime, les Mines, auxquels s’adjoignent plus tard, au fur et à mesure de l’évolution des techniques, d’autres « écoles d’application » comme l’Enst (Télécoms Paris) ou l’Ensae (l’école de l’Insee). Cette constellation, dont l’École polytechnique est le centre, est liée par le fait que ces écoles ont toutes été créées pour former des officiers et des ingénieurs d’État regroupés dans les grands corps techniques (Mines, Ponts, etc.). Le cursus de ces ingénieurs des corps comprenait (et comprend toujours, en règle générale) un passage par l’École polytechnique suivi d’un passage par une école dite d’« application » plus spécialisée, comme l’École des mines ou l’École des ponts. Aujourd’hui, ces ingénieurs d’État ne représentent plus qu’une petite minorité des diplômés de ces écoles, de l’ordre de 10%. Au fil des cinquante dernières années, les écoles se sont très majoritairement tournées vers le secteur concurrentiel et le recrutement d’élèves dits « civils ». Les grands corps d’État continuent néanmoins d’avoir la haute main sur ces écoles : le directeur de Polytechnique est un général, celui des Mines ou des Ponts un ingénieur du corps. Rien n’exige en revanche qu’il ait une quelconque familiarité avec l’enseignement supérieur. Et la situation de ces écoles est institutionnellement étrange puisqu’elles dépendent d’administrations qui ne recrutent plus directement qu’une toute petite frange de leurs étudiants.

À ce premier cercle, qui a largement contribué à fixer le « patrimoine génétique » de la formation de l’ingénieur à la française, sont rapidement venus s’ajouter d’autres établissements. En parallèle à la création de l’École polytechnique (« Pour la patrie, la science et la gloire »), la Convention avait créé le Conservatoire national des arts et métiers, destiné à rendre le « savoir accessible au plus grand nombre ». En 1829, constatant le désintérêt de Polytechnique pour l’industrie naissante, des savants (dont Jean-Baptiste Dumas, le grand chimiste) et un financier créent l’École centrale des arts et manufactures, établissement privé destiné à fournir des ingénieurs aux entreprises (aujourd’hui : Centrale Paris). Le grand succès de cette création provoque d’autres initiatives comme la création de l’École centrale de Lyon, celle d’une école analogue à Lille, etc. Ces écoles tournées dès l’origine vers l’entreprise et non l’État ont néanmoins de très fortes ressemblances avec celles de la vague révolutionnaire. On a même pu dire que l’esprit de Centrale à sa création était en fait une reprise du projet initial de Gaspard Monge pour l’École polytechnique, autour de l’idée essentielle de formation généraliste fondée sur une véritable « science industrielle » unifiée. Très différente est à l’origine la formation des Écoles des arts et métiers (Ensam, ne pas confondre avec le Cnam déjà cité), qui forment non plus les officiers mais les sous-officiers de l’armée du travail. Cette formation très appréciée des entrepreneurs pour sa proximité du terrain ne cesse de « monter en gamme » grâce à la longue lutte des gad’zarts pour devenir les égaux des ingénieurs de type Centrale*. À la fin du xixe siècle, la création de l’École supérieure de physique et chimie industrielle (Espci) de Paris installe dans le paysage l’exception brillante d’une école où la recherche tient une place centrale dans la formation et où les liens avec l’université sont très forts. Ce modèle, malgré ses succès scientifiques, ne sera pourtant pas imité. Et, curieusement, le prestige social de l’Espci ne sera jamais à la hauteur de son excellence scientifique, comme si d’être trop exclusivement une école du savoir empêchait d’être aussi une école du pouvoir.

Au cours du xxe siècle, la question de la formation des ingénieurs change de dimension, mais sans affecter directement les écoles du premier cercle, malthusiennes par essence. Une loi de 1897 avait autorisé les universités à créer leurs propres diplômes d’ingénieurs. En 1947, un nouveau type d’établissements, les Ensi (Écoles nationales supérieures d’ingénieurs), est créé en lieu et place des instituts universitaires, se coulant dans le modèle « grandes écoles » (classes préparatoires suivies de trois années d’école). Aujourd’hui, une grande partie de ces Ensi sont groupées au sein d’Instituts nationaux polytechniques (Inp), qui constituent l’institution française se rapprochant le plus du modèle international de la grande université technique pluridisciplinaire. À Grenoble, par exemple, l’Inpg joue avec l’université scientifique Joseph Fourier et le Cea un rôle moteur dans le développement du pôle microélectronique.

Les Insa (instituts nationaux de sciences appliquées) sont venus compléter le paysage après 1957, en recrutant directement des bacheliers. Leur taille est très supérieure à celle des écoles traditionnelles. L’Insa de Lyon, notamment, est aujourd’hui l’une des écoles les plus présentes en recherche, bien avant certaines écoles parisiennes prestigieuses**.

*.

Cette longue marche aboutira en 1975 à un alignement définitif de la formation des Arts et Métiers sur le modèle dominant (formation en cinq ans, recrutement en classes préparatoires).

**.

Extraits de P. Veltz, Faut-il sauver les grandes écoles? …, op. cit., p.23-25.

En 1983, Laurent Schwartz, mathématicien réputé et conscience politique responsable, avait déjà proposé une réforme de Polytechnique (destinée à rapprocher l’école d’un pôle universitaire) dont cet ouvrage rappelle les leitmotive à plusieurs reprises. Mais si nos ingénieurs de haut niveau sont appréciés pour créer des modèles mathématiques

– À la sortie des Ponts, seul un tiers des élèves s’oriente aujourd’hui vers les activités liées historiquement à l’école. Que les étudiants sortent de l’Agro, des Télécoms ou d’ailleurs, les métiers occupés à la sortie sont de plus en plus voisins ! La dernière décennie a vu, dans pratiquement toutes les écoles, une envolée des débouchés vers la banque, en raison de l’apparition des nouveaux produits financiers comme les dérivés. Seules quelques écoles, les écoles de chimie par exemple, résistent à cette vague de dé-spécialisation8 –,

ils souffrent cependant d’une inadaptation à la nouvelle économie des connaissances. D’où les reproches formulés par Veltz : une méfiance accrue vis-à-vis de l’université qui renforce la culture sélective, une formation qui profite aux grandes entreprises (et non pas aux petites entreprises innovantes) plus qu’à la recherche, une valorisation des mathématiques qui fragilise l’économie du savoir alors que l’informatique et la biologie jouent un rôle décisif à l’échelle internationale, une formation qui ne prépare pas à la culture de l’innovation et à la prise de risque.

Au terme d’un argumentaire très documenté, la question est posée fermement :

Est-il rationnel que les jeunes les plus doués de leur génération pour les sciences et les techniques soient ainsi, de facto, massivement détournés de la sphère technologique9 ?

Mais plutôt que de se contenter de souligner les différences de salaires entre la recherche et la grande entreprise qui conditionnent naturellement les choix, il faut prendre la mesure des dégâts d’une formation qui ne pousse pas les « sélectionnés » à « entrer dans l’univers de la création technologique et à miser sur la création d’entreprises de haute technologie ». Bref, l’ingénieur généraliste à la française opte pour la grande entreprise qui a besoin de ses compétences, et il se garde bien de prendre le risque de l’entreprise inventive en misant sur des savoirs différents (informatique, biologie, pharmacie). Ce qui n’est pas sans conséquences à un moment où le retard technologique se creuse dans au moins deux domaines :

Nous investissons autant, voire plus, que les États-Unis dans des secteurs comme l’automobile, la chimie, les équipements électriques et électroniques ; mais nous sommes considérablement distancés dans deux secteurs où la croissance du taux de recherche et développement est la plus forte : les logiciels et les services informatiques ; la pharmacie et les biotechnologies10.

Ingénieur généraliste et nouvelle économie des savoirs

Veltz s’interroge ensuite sur le profil de l’ingénieur et sur la formation qu’il a reçue afin de saisir ses possibilités d’adaptation à la nouvelle économie des savoirs.

Les prépas (classes préparatoires) façonnent des esprits qui sont champions pour résoudre des problèmes bien posés, avec un jeu complet et propre de données, conduisant à une solution unique. Mais l’ingénieur n’est jamais dans cette situation. Les problèmes du monde réel sont mal posés, les données sont insuffisantes et douteuses, les solutions sont multiples. Et cela vaut pour le chercheur, dont la démarche est beaucoup plus créative que celle d’un simple problem solver. C’est le défi pédagogique majeur de la formation des ingénieurs : faire comprendre que la technique n’est pas la science dégradée, impure et approximative. Laurent Schwartz et beaucoup d’autres ont insisté sur ce point11.

Or, le « complexe » (l’attitude du médecin qui, face à un patient, doit adopter un point de vue clinique) n’est pas le « compliqué » (le meccano que l’on peut maîtriser de manière complète) qui a naturellement les faveurs de l’ingénieur. Opposant notre système de formation dans le secondaire aux liberal arts (formation diversifiée dans les collèges et universités, i.e. durant les années undergraduate), Veltz souligne que

l’organisation française sépare les grands rameaux de la formation dans le secondaire, obligeant ainsi les élèves à choisir entre la voie littéraire et la voie scientifique à un âge beaucoup trop tendre12.

Il remarque parallèlement que la valorisation outrancière du « formalisme », la culture du problem solver, se traduit par des comportements, au sein de l’entreprise ou des institutions, que caractérisent entre autres l’aversion du risque, l’esprit de classement, la rigidification des hiérarchies, mais aussi la préférence pour des aventures collectives évitant de prendre des risques individuels.

L’ingénieur français est excellent dans l’optimisation des solutions éprouvées. Il aime, parce qu’il croit au progrès, les grandes aventures collectives qui marchent (Tgv, nucléaire) ou qui ratent (plan calcul)

De nouveaux modèles de création technologique …

L’économie de la connaissance actuelle est au point de rencontre entre de nouvelles dynamiques scientifiques et technologiques et un contexte concurrentiel profondément transformé par la fluidité des échanges mondiaux. Les changements propres à la sphère technologique, difficiles à dissocier du contexte économique, peuvent être résumés par quelques mots clés.

Remontée vers l’amont : de plus en plus, les techniques utilisées dans l’industrie et dans l’économie en général s’appuient sur des connaissances de haut niveau touchant à des processus élémentaires décrits par les sciences fondamentales : le lien entre ces sciences et les techniques appliquées devient plus direct et recoupe transversalement les champs dérivés des anciennes traditions de branches industrielles ou artisanales. Ainsi, dans le domaine des matériaux, les anciennes divisions (métallurgie, plasturgie, techniques du bois, du béton, etc.) sont remises en cause par les capacités actuelles de concevoir des matériaux sur mesure, en relation directe avec des propriétés microscopiques, le cas des nanomatériaux étant l’exemple extrême d’un mouvement qui s’applique aussi aux matériaux usuels. La médecine, art empirique, se connecte progressivement aux connaissances les plus avancées de la biologie moléculaire et génétique. la finance moderne repose entièrement sur des mathématiques qui, il y a vingt ans, passaient pour fondamentales.

Transversalité : ces connexions sont amplifiées par la généralisation des approches numériques, l’extension apparemment illimitée de l’informatique, de la modélisation et de la simulation, qui établissent des ponts entre des domaines jadis totalement cloisonnés. Il est extraordinaire de voir la gamme de problèmes apparemment hétéroclites qui peuvent être abordés par une même équipe de mathématiques appliquées, en complet décalage avec les découpages disciplinaires traditionnels.

Hybridation : une très grande partie des innovations de produits et de services, c’est-à-dire des inventions qui trouvent des usagers et des clients, résulte aujourd’hui de combinaisons entre des composants et des techniques (hard et soft) multiples. L’automobile devient un produit électronique autant que mécanique. Dans le monde des nanotechnologies, on s’applique aujourd’hui à réunir sur des puces minuscules toutes sortes de fonctions : par exemple pour réaliser des diagnostics biologiques exigeant normalement le recours à des laboratoires bien équipés (lab on chips) mobilisant une gamme impressionnante de compétences techniques. Autre exemple : la biologie moderne ne se conçoit plus sans l’informatique et des firmes comme Ibm entrent dans la recherche de base en biologie. La diversité de ces hybridations est d’ailleurs telle qu’il est difficile, dans le monde actuel, de parler encore de « systèmes techniques » au sens de la première ou de la deuxième révolution industrielle. Comme le dit très bien Antoine Picon, le monde actuel des techniques ressemble plus à un paysage qu’à un système : un étrange mélange d’ordre et de désordre, dans lequel toutes sortes de cheminements sont possiblesa. L’interdisciplinarité n’est plus une mode plus ou moins facultative : elle est au cœur des exigences industrielles.

Bien entendu, tous ces changements ne se déroulent pas dans la seule sphère des idées et de l’ingénierie. Ils se réalisent sur le fond d’une course à l’innovation permanente entre les acteurs économiques, course épuisante qui est l’expression directe de la mondialisation. En effet, lorsque les marchés ne sont plus protégés par la géographie et lorsque l’arène de la compétition se globalise, les stratégies de compétition par les coûts se révèlent soit impossibles (pour des pays à coût du travail élevé) soit non durables (y compris pour les pays à salaires faibles). Les stratégies de compétition par l’innovation sont donc la seule issue. Travailler intelligemment et produire rapidement des idées nouvelles et des produits nouveaux est toujours plus efficace, à moyen terme, que de travailler très intensément et à très bas prix en s’appuyant sur les idées des autres. Ceci veut dire aussi qu’il n’y aura pas durablement une division du travail mondiale sur le mode : les cerveaux à l’Ouest, les usines et les services standardisés à l’Est ou au Sudb.

a.

Antoine Picon, « Quasi-objets techniques et paysages de la technologie contemporaine », Revue européenne des sciences sociales, 35, 1997, p. 247-256.

b.

Extraits de P. Veltz, Faut-il sauver les grandes écoles ? …, op. cit., p. 80-82.

[…] L’un des aspects les plus négatifs est que le micro-élitisme est profondément lié à une conception unidimensionnelle de l’excellence. Dans une pyramide, il n’y a qu’une pointe13.

Évoquant enfin plus largement les travaux d’Antoine Picon, Veltz insiste sur l’originalité des nouveaux modèles de création technologique, ce qu’il appelle le nouveau paysage du savoir, et sur trois de leurs caractéristiques (remontée vers l’amont, la transversalité, l’hybridation) qui ne correspondent guère à l’état d’esprit de l’ingénieur généraliste.

On l’aura compris : si la maîtrise des mathématiques demeure un atout décisif, la dé-spécialisation qui l’accompagne l’est moins pour participer à la création des connaissances et s’inscrire dans la compétitivité économique.

Vers des pôles de formation

Sauver les grandes écoles ? Ce n’est pas vraiment la question, car elles ne sont pas près de disparaître et ont plutôt tendance à se multiplier. Il ne s’agit donc pas de les remettre en cause, de faire la révolution dans l’enseignement supérieur, de casser la baraque et d’en appeler à l’anarchisme de Jean Vigo, mais de penser un nouveau système de formation, associant recherche, université et écoles, qui ne fasse pas prendre davantage de retard à l’échelle mondiale sur le plan de la recherche et du développement. Conscient de nos faiblesses (qui, une fois de plus, peut être un atout dans le cas de l’ingénieur de haut niveau qui jongle avec les modèles mathématiques), il nous faut regagner du terrain sur le plan de la recherche et, pour cela, constituer des pôles universitaires où les grandes écoles (de petites unités microscopiques inconnues en tant que telles aux États-Unis ou en Chine) apportent leurs avantages sans s’enfermer dans une formation hypersélective dont la collectivité savante et la recherche ne profitent pas vraiment.

À ce stade, Veltz reprend sa casaque de spécialiste de la réorganisation des territoires dans le cadre des métropoles14 et revient sur les pôles d’excellence qui se constituent à l’échelle mondiale en hubs et espaces de connexion des savoirs. Ce qui ne revient pas à vouloir copier les meilleurs et de créer des ghettos du savoir :

Le regroupement des écoles au sein d’ensembles ressemblant aux universités scientifiques et technologiques les plus avancées du monde est un élément central […] Mais il faut définir un cahier des charges ambitieux pour ces nouveaux ensembles à créer15.

Le premier défi portant sur la reconfiguration des savoirs et des disciplines, il faut admettre nos faiblesses (pas uniquement celle de notre formation qui ne prépare pas suffisamment à la recherche) et développer les disciplines et les savoirs où nous sommes en retard. Lionel Fontagnier y invitait récemment dans un article d’Esprit (juin 2007) où il soulignait en économiste, donc en termes d’avantages comparatifs, que si nous sommes compétitifs dans le haut de gamme industriel, nous ne le sommes pas dans le domaine des nouvelles technologies par rapport aux États-Unis. Si des pôles universitaires émergent progressivement (pharmacopole et biopole à Lyon dans le quartier Gerland, technopole à Grenoble), la réponse se trouve dans des pôles universitaires soucieux de s’inscrire dans la compétitivité économique sans durcir pour autant notre culture de la sélection.

L’enseignement supérieur et la recherche n’échappent pas à la loi générale qui veut que la fluidité des communications engendre des effets de regroupement beaucoup plus que des effets de dispersion des activités. La centralisation croissante de la richesse et du pouvoir dans les plus grandes agglomérations mondiales s’applique aux clusters industrialo-universitaires. En effet, il n’y a ici que des avantages à l’agglomération, des externalités positives et non pas, comme dans le cas des villes, des effets de congestion ou de pollution, des externalités négatives16.

L’agglomération de ces pôles d’enseignement et de recherche exige donc au préalable une évaluation des manques et faiblesses sur le plan des savoirs et des disciplines, une inscription territoriale où viennent se grouper des unités différenciées, une capacité de construire des formations transversales échappant à l’alternative de l’hypersélectivité ou de la sélectivité par l’échec. Si la réforme de l’Université a du sens, c’est en optant pour ces priorités : prise en compte des savoirs à privilégier dans le contexte de la compétitivité internationale et de la culture d’innovation où les nouvelles technologies jouent un rôle majeur, constitution de pôles territoriaux, et mise en cause d’un système dualiste de sélection dans l’enseignement supérieur. Comme il le préconise sur le plan économique global en termes territoriaux, Veltz privilégie la constitution de pôles universitaires et se démarque des pôles regroupant uniquement des grandes écoles (alors qu’il avait lui-même défendu l’idée d’un regroupement Mines-Ponts-Télécoms-Ensta17). Ces diverses prises de position s’ancrent dans ce qu’il appelle des « règles de base ». Parmi lesquelles il faut citer : une couverture disciplinaire et thématique ample, la volonté de susciter de véritables acteurs et non pas de nouvelles couches de coordination comme les pôles de recherche et d’enseignement supérieur (Pres) et les établissements de coopération scientifique (Epcs), une géographie très resserrée autour de campus très visibles, un recentrage sur la recherche et l’innovation, l’internationalisation des recrutements (étudiants et enseignants).

Les exemples de ce type d’agglomération universitaire sont mal connus, voire ignorés. Qui sait que l’École nationale des ponts et chaussées est désormais intégrée au pôle universitaire de Paris-Est (Marne-la-Vallée) ou que deux écoles normales supérieures (lettres et sciences) sont associées à l’une des universités de Lyon ? Il est urgent d’ouvrir les yeux et ne plus voir l’Université française qu’à travers la Sorbonne : c’est en deuxième couronne parisienne que se constituent des pôles universitaires plus dynamiques que dans Paris intra-muros (Marne-la-Vallée devenue Paris-Est, Saint-Quentin/Versailles, Cergy-Pontoise, Évry). Au sud de Lyon, le quartier Gerland se présente de plus en plus comme le territoire fédérateur de nombreux pôles d’enseignement supérieur.

Entre deux modèles d’excellence

Ce livre présente le grand mérite de repenser les conditions d’un système de formation supérieure qui ne nous mette pas à la marge et valorise la recherche. Mais que conclure du fait qu’il ne porte que sur les grandes écoles d’ingénieur ? Peut-être qu’il incite à réfléchir un peu plus sur les mutations du modèle d’excellence qui est le nôtre depuis la constitution des premières grandes écoles et des écoles napoléoniennes au xixe siècle. Il est indéniable que les écoles d’ingénieur ont un rôle majeur à jouer pour accorder la recherche à l’entreprise, mais il faut également reconnaître que le modèle de la grande école à la française est bousculé par la montée en puissance des écoles de commerce et de gestion. À côté des grandes écoles d’ingénieurs qui retiennent l’attention de Veltz, il y a pléthore de petites et moyennes écoles qui se multiplient dans divers domaines (et pas uniquement dans le commerce et le management mais aussi dans le domaine des disciplines artistiques où les écoles privées croissent). Cela n’est pas sans conséquences pour une élite française qui s’appuie traditionnellement sur deux piliers : la science et les lettres (l’ingénieur napoléonien et l’homme de lettres, dont l’Ens de la rue d’Ulm a été le symbole18), il est de plus en plus manifeste que le pilier littéraire est déstabilisé au profit d’une école qui est l’échangeur de toutes les élites, à savoir la Fondation nationale des sciences politiques (Fnsp, dont dépend Sciences Po). Aujourd’hui, les « prépas » littéraires ne préparent quasiment plus aux écoles normales supérieures ni aux concours de recrutement de l’enseignement aux écoles de commerce et à Sciences Po, une école qui est devenue l’échangeur privilégié pour passer d’une formation élitiste à l’autre et n’est plus uniquement orientée vers l’Ena.

Tout cela n’est pas sans conséquences sur le plan politique. Il apparaît en effet que les écoles de commerce sont devenues l’un des axes majeurs de la formation des élites. Nicolas Sarkozy est un avocat qui n’aime pas les élites à la française et leur pensée unique, mais sa victoire est aussi celle de Sciences Po et des écoles de commerce, ce dont témoignent les parcours de nombre de ses conseillers (Emmanuelle Mignon, l’une des têtes pensantes de l’Élysée) ou ministres (Valérie Pécresse qui est passée par Hec et par l’Ena). C’est donc aux transformations du modèle d’excellence que le livre de Pierre Veltz, au demeurant lui-même enseignant à Sciences Po dans le domaine de l’urbanisme, invite à réfléchir. Sauver les grandes écoles, c’est aussi s’interroger sur le pouvoir des élites en France, un pouvoir qui n’a plus grand-chose à voir avec un « pouvoir spirituel ».

  • 1.

    Laurent Schwartz, Pour sauver l’université, Paris, Le Seuil, 1983.

  • 2.

    Pierre Veltz, Mondialisation, villes et territoires, Paris, Puf, rééd. 2005.

  • 3.

    Id., le Nouveau monde industriel, Paris, Gallimard, 2000.

  • 4.

    Id., Faut-il sauver les grandes écoles ? De la culture de la sélection à la culture de l’innovation ?, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Nouveaux débats », 2007.

  • 5.

    P. Veltz, Faut-il sauver les grandes écoles ? …, op. cit., p. 26-27.

  • 6.

    Ibid., p. 11.

  • 7.

    P. Veltz, Faut-il sauver les grandes écoles ? …, op. cit., p. 29.

  • 8.

    Ibid., p. 39.

  • 9.

    Ibid., p. 40.

  • 10.

    P. Veltz, Faut-il sauver les grandes écoles ? …, op. cit., p. 86.

  • 11.

    Ibid., p. 47.

  • 12.

    Ibid., p. 50.

  • 13.

    P. Veltz, Faut-il sauver les grandes écoles ? …, op. cit., p.54 et 56.

  • 14.

    Telle est la thèse défendue dans Mondialisation, villes et territoires : dans un monde où priment les flux, dans un monde où la vitesse est le moteur de la réussite, il faut concevoir des territoires destinés à les freiner afin de prendre en compte des valeurs comme la mémoire et la solidarité. « La contradiction se creuse entre l’accélération des rythmes de l’économie et les exigences de lenteur et de mémoire qui sont celles de la compétence comme de la solidarité », dans Mondialisation …, p. 267. Comme quoi une réflexion sur les pôles de compétence influent sur les formes de solidarité et sur la cohésion sociale.

  • 15.

    P. Veltz, Faut-il sauver les grandes écoles ? …, op. cit., p. 133.

  • 16.

    Ibid., p. 94.

  • 17.

    Pour la petite ou la grande histoire, il faut rappeler que ce regroupement a échoué en raison du refus hautain du corps des mines (par la voix de Jean-Louis Beffa, l’homme-orchestre de Saint-Gobain) de se retrouver avec plus petit que soi.

  • 18.

    Si Mounier n’est pas entré rue d’Ulm, c’est le cas d’Aron et de Sartre, des hommes de revue s’il en est. Voir Joël Roman, « Un monde perdu : quatre intellectuels dans le siècle (autour de Sartre, Nizan, Mounier, Aron) », Esprit, mai 2005.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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