Diversité des scénarios et signification historique mondiale. Introduction
Esprit, loin du détachement dont les institutions intellectuelles font désormais preuve après un premier moment d’enthousiasme, ne renonce pas à essayer de comprendre la signification multiple des révolutions arabes. Un an après le soulèvement tunisien de décembre 2010, ce dossier, qui s’appuie sur de nombreuses réunions internes à la revue, se propose de tirer trois séries de leçons : le refus de la servitude et de la tyrannie, la voie difficile de la constitution démocratique et la signification historique à l’heure de la mondialisation.
La première insiste sur le double caractère du mouvement : s’il est d’abord l’indice d’une révolte anti-autoritaire, d’un refus de la peur dont la situation en Syrie est la manifestation tragique et quotidienne cet automne, il n’en épouse pas moins des formes diverses qui s’inscrivent dans des cadres nationaux et étatiques différenciés (comment comparer l’État nilotique égyptien et l’absence d’État en Libye ?) et non pas dans celui de mouvements panislamistes ou panarabistes. C’est pourquoi nous mettons cette fois la focale sur le grand Maghreb, la zone qui nous est la plus proche géographiquement, et consacrons plusieurs textes à l’« immobilisme algérien » qui ne s’explique pas uniquement par la mécanique spécifique d’un État rentier mais par les souvenirs d’une guerre civile qui a enflammé le pays durant les années 1990. Avant de célébrer le cinquantenaire de l’anniversaire des accords d’Évian et de l’indépendance algérienne, ces textes peuvent éclairer les blocages réciproques de la France et de l’Algérie.
Si les mouvements contestataires anti-autoritaires ont du sens, ils se heurtent à des blocages (Maroc, Algérie au Maghreb, mais aussi Yémen et Bahreïn, pour ne pas parler de la Syrie aujourd’hui mise en cause par la ligue arabe elle-même), liés à la volonté de certains d’entre eux de se « constituer » pour construire un État démocratique par le biais d’élections. C’est la deuxième leçon des révoltes arabes : celle qui met au centre des débats les rapports de la politique et de la religion. Sur ce point, tant Olivier Roy que Patrick Haenni insistent sur les divisions qui interviennent au sein des groupes politiques religieux. Mais ces conflits affectent aussi les partis dits modernistes et laïcs qui, s’ils ont trouvé un accord de coalition après la victoire du parti islamiste Ennahda en Tunisie (Ennahda dirige le gouvernement ; la présidence de la République et de l’Assemblée constituante ont été attribués à deux partis laïcs, le Cpr et Ettakatol), sont dans une situation plus délicate en Égypte. Le nouveau soulèvement, à l’initiative des Frères musulmans le 18 novembre 2011 sur la place Tahrir, s’en prend à un document (semi-officiel car émanant du cabinet du Premier ministre adjoint) qui énonce vingt-deux principes supraconstitutionnels destinés à protéger la légitimité constitutionnelle de la nation. Si des divergences d’interprétation concernant la place de l’armée (en grande partie financée par les États-Unis) subsistent, ce sont les « révolutionnaires » qui ont pris le relais des religieux le 20 novembre, réclamant la démission du maréchal Tantaoui avant les élections du 28 novembre. Islamistes et libéraux ne fusionnent pas nécessairement sur la place Tahrir qui compte une nouvelle fois ses morts.
La dernière leçon est doublement historique, concernant l’histoire ancienne et l’histoire présente. Gérard Khoury revient sur la bonne vieille question d’Orient qui mettait au centre des évolutions politiques les minorités au Proche-Orient (voir les propositions iconoclastes à l’époque d’un Jean Jaurès sur le rôle imparti aux majorités), ce qui laisse des traces dans des régions où les groupes minoritaires se jouent violemment les uns des autres (d’où le problème du clivage ethnique sunnites/chiites dans le cas de la Syrie). Par ailleurs, de manière plus anticipatrice, on souligne les liens qui se tissent entre des attentes sociales et un type de démocratisation à l’échelle planétaire qui se méfie quelque peu du politique (celui-ci étant vite synonyme de prédation, de corruption, d’allégeance ou bien indissociable d’une mondialisation économique inégalitaire). En cela, parallèlement à ce qui se passe dans les pays arabes, on observe dans bien des pays émergents un basculement qui correspond à un choix des populations pour une démocratie sociale aux dépens d’une démocratie politique qui les a trop « déçus ». On le voit bien aujourd’hui encore dans le bras de fer avec les militaires en Égypte. Il faut repartir du bas plutôt que de s’épuiser à vouloir occuper le haut. Confrontés à de grandes difficultés économiques quand ils ne disposent pas d’une manne ou d’une rente, les pays arabes rappellent qu’ils sont eux aussi des émergents (mais pas uniquement sous la forme de Dubaï et du Qatar omniprésent) et que la mondialisation contemporaine ne peut être pensée, c’est une tendance bien française, à l’aune d’un retrait de la religion. C’était le thème d’un numéro spécial d’Esprit (« Effervescences religieuses dans le monde », mars-avril 2007), qui rappelait qu’à l’horizon 2050 la principale religion mondiale serait le christianisme à travers les évangéliques… et non pas l’islam !
Le 22 novembre 2011