Dix équipes en quête de métropole. Premières leçons du Grand Paris
Premières leçons politiques du Grand Paris
« La technique Sarkozy, c’est celle du tamis. Il met en route tous les projets et secoue pour voir ce qu’il reste. »
Ici même nous n’avons pas hésité à affirmer que l’idée de lancer une réflexion tous azimuts sur le Grand Paris était une bonne décision d’ordre urbanistique, politique et historique1. Qu’elle ait été prise par le président Sarkozy et non pas par le maire de Paris Bertrand Delanoë, par le président de région Jean-Paul Huchon ou par d’autres encore ne la rendait pas nulle et non avenue ! Il était temps, c’est tout… Depuis un an, depuis la nomination des dix équipes choisies pour la consultation (six françaises, quatre étrangères), tout s’est passé très vite et l’opération a été bien conduite sur le plan de la production au sens où on produit un spectacle2.
Tout s’est passé très vite, et tout s’est passé comme on l’avait prévu. Tout a commencé par des déclarations inquiétantes sur la gouvernance et tout se termine par le discours, politiquement neutre, prononcé par le président le 29 avril 2009 à la Cité de l’architecture et du patrimoine et une exposition qui présente des scénarios et des projets intéressants. Tout a commencé à la hussarde dans la dramatisation politique et tout se termine dans un consensus apparent autour d’images, de textes et de croquis élaborés par des agences d’architecture réputées3. Mais, on l’avait deviné, les questions de gouvernance qui, jusqu’à nouvel ordre, ont quelque chose à voir avec l’esprit et l’exercice de la démocratie ont été mis de côté par à peu près tout le monde4.
À défaut de gouvernance et d’une réflexion sur l’imaginaire qui va de pair (on ne change pas « par décret » une Capitale qui a porté comme peu d’autres le roman national sans affecter l’imaginaire collectif !), on a phosphoré et les projets pullulent. Sur ce plan, les dix équipes, dont Jean-Louis Violeau souligne ici la qualité et la variété des propositions5, ont répondu à la commande. Et leur reprocher d’être trop discrètes sur le plan de la gouvernance, comme je le fais ici, est peut-être injuste puisqu’elles n’ont fait qu’accompagner l’état d’esprit des acteurs politiques, administratifs concernés. Mais aussi celui des chercheurs tous azimuts (politologie, économie…) qui ont entretenu l’idée, comme les principaux élus qui bottaient en touche et feignaient un consensus (dans le genre « on verra plus tard »), qu’il fallait d’abord penser les « projets » et que l’on verrait « ensuite » pour la mise en œuvre et les impératifs de gouvernance. On s’est donc contenté de grandes déclarations sur la complexité politique (en substance : « tout le monde va devoir s’y mettre, Delanoë, Huchon, les maires et l’État ! ») et d’invitations obligées à prendre en compte le point de vue des habitants6.
Le souci démocratique est pour l’instant un vœu (pieux bien sûr7 !) et la gouvernance une affaire à suivre. Et l’on risque de la suivre longtemps si l’on en juge par la manière dont les propositions de la commission Balladur (qu’elles soient bonnes ou mauvaises n’est pas la question, elles pouvaient et auraient dû faire l’objet de délibérations et de discussions) ont été rejetées sine die avec une violence symptomatique8. Ce n’est pas un hasard si l’équipe qui l’évoque le plus directement est celle du Britannique Richard Rogers qui est à la tête de l’équipe d’urbanistes et d’architectes de l’autorité politique du Grand Londres.
Mais, n’en restons pas là ! Ni à l’idée que seule une réforme politique préalable justifierait les projets, ni à l’idée inverse que les projets peuvent être imaginés en mettant entre parenthèses la question politique. Certes, on répondra que les questions des inégalités, du logement, des exclus, de la banlieue ne sont pas absentes des projets… Peut-être, je voudrais seulement suggérer que le contenu des projets n’est pas sans signification ni dimension politiques9.
L’Expo : une affaire de langage
Entrons donc dans la Cité de l’architecture et du patrimoine place du Trocadéro où le président Sarkozy a prononcé un discours, un « coupé/collé » généreux destiné à ne fâcher personne et à mixer toutes les métropoles possibles derrière Victor Hugo. Et visitons l’exposition sur le Grand Paris où, succès qui ne laisse pas indifférent, le public vient en foule. Si chaque équipe expose son projet dans une tour blanche aux allures de boîte de chaussures, de « tipi » indien ou de fusée selon les goûts, les scénarios nous sortent enfin de Paris, du Paris historique, celui de la mairie de Paris10. C’est indubitable et la richesse des scénarios est manifeste11. Mais, première observation, l’exposition commence par un glossaire, par une liste des mots et se termine par des films où chacun expose oralement son projet dans son langage. Il est beaucoup question de mots et de langage comme s’il fallait donner du sens aux dessins, aux chiffres et aux cartes. Comme s’il fallait mettre en forme et en œuvre toutes les données fournies dans les tipis. Et pour cause : il faut bien se demander de quoi on parle et à quels mots on a recours. C’est bien d’y penser d’entrée de jeu dans l’exposition, mais on comprend que la commande aurait pu être un peu mieux cadrée en amont conceptuellement et intellectuellement. Que la question du langage soit décisive ne devrait pas étonner : l’architecture et l’urbanisme ont à voir avec la représentation, mais celle-ci ne se résume pas à des dessins ou à des croquis, elle implique des mots12 qui puissent donner forme à des récits et à une compréhension globale. C’est une vieille histoire : Ildefonso Cerda, l’inventeur du mot urbanisme en 1854 (Teoria general de la urbanizacion) commence par définir les termes auxquels il se réfère, et récemment les auteurs de deux livres de référence, la Ville franchisée et Paris Métropole, ont fait de même13.
Eh bien ! Un glossaire est là et bien là dès le début de l’exposition, il l’inaugure, l’introduit et la commente discrètement. Il a été rédigé par Michel Lussault, un géographe, auteur de l’Homme spatial (au Seuil) et co-responsable du conseil scientifique (qui assurait en principe le suivi du travail des dix équipes), qui passe en revue dix mots destinés à éclairer le visiteur qui ne voudrait pas se contenter des images, des dessins et des vidéos. Les voici : auto-organisation urbaine, centralité, commutateur urbain, étalement urbain, logistique, métropole après-Kyoto, mobilité, non-bâti (friches, délaissés, vides, campagnes…), proximité, séparation. Telle est donc la première leçon de l’exposition : dans la commande initiale, apprend-on, on a shunté la réflexion (prévue à mi-parcours) sur la métropole du xxie siècle de l’après-Kyoto. Michel Lussault le dit lui-même d’emblée :
Cet objet constituait la cible de la consultation. Le problème est qu’il est difficile, pour ne pas dire impossible, de savoir ce que cette expression désigne, ce qui a mis les équipes à la peine.
Telle est donc la difficulté initiale : trouver un langage pour désigner l’entité mouvante qu’est une « métropole », à savoir une grande ville qui dépasse son cadre local en raison des diverses échelles (régionale, nationale et internationale) auxquelles elle participe. Chacun a ses mots, mais tout le monde s’accorde un peu vite pour voir dans la métropole un « objet non identifiable » parce qu’elle entrecroise tous les niveaux et toutes les échelles. D’où le paradoxe d’une exposition où les scénarios du Grand Paris peuvent paraître flous (flous parce que foisonnants, foisonnants parce que flous) parce que le travail prévu à mi-parcours des équipes sur la métropole de l’après-Kyoto a été évacué à leur profit. Aujourd’hui, la bonne suite serait de trier dans les projets en fonction d’un « cadre » politique métropolitain permettant de leur donner tout leur sens. La métropole est là et bien là dans les projets. Mais comme un non-dit !
D’un urbanisme sectorisé à un urbanisme de tracés
Qu’en est-il alors du fait métropolitain dans cette exposition, et que nous apprend-il sur la France et Paris ? Tout le monde parle de son Grand Paris sans avancer sur le terrain des limites comme Philippe Panerai l’avait fait (pour la plupart des équipes, ce sont les transports en rocades et radiales qui font office de limites), tout en laissant entendre que Paris n’est plus Paris, que le Grand Paris ne se réduit pas au Paris historique. Qui ne l’éprouve physiquement et ne le comprend ? La plupart des scénarios mettent en scène un territoire morcelé, segmenté, inégal, multi-radioconcentrique, mal connecté qu’il faut alors rendre plus fluide, d’où la pensée en termes de rhizome et de porosité. Ce qui est discontinu doit devenir continu.
Traduisons : le territoire est grand et éclaté et on y circule très mal. Portzamparc, le plus pédagogue d’entre tous, propose de partir de la mauvaise circulation sanguine pour transformer les connexions en commutateurs et ouvrir des « fenêtres » (des pôles susceptibles de dynamiser l’ensemble). Mais la référence au rhizome et au réseau permet aux équipes de mettre en cause le rapport du centre à la périphérie (la fameuse coupure parisienne que seul le projet politique animé par Pierre Mansat de Paris-métropole fait bouger !) en laissant planer l’idée que le rapport du centre à la périphérie est fragilisé alors que le Paris historique est sur ses gardes. On connaît la formule de Christopher Alexander, « la ville n’est pas un arbre », un arbre avec des racines et une arborescence qui se termine par des feuilles qui sont autant de culs-de-sac et de voies de garage14. Les mauvais esprits diront que les architectes découvrent15, grâce aux experts en tous genres qu’ils ont fait travailler, que les nouvelles technologies et le maillage en réseau rompent avec les modèles classiques de l’urbanisme d’État à la française, avec le zonage et le fonctionnalisme qui lui ont correspondu un temps, avec l’illusion d’inventer in vitro un urbanisme inédit (villes nouvelles, villes émergentes…).
Et pourquoi s’en plaindre ? On s’accorde enfin sur le primat de la mobilité, qui n’est plus considérée comme l’affaire des seuls transports, de la seule fonction transports, mais affecte également le travail, les loisirs, la formation, le logement… Telle est donc une autre leçon de cette consultation : établir un état des lieux dont le flou est la règle, par défaut d’un cadrage de la notion de métropole, au sens où le scénario oscille entre le large et l’étroit, et substitue le rhizome (ou le bambou) à la relation centripète (l’arbre et ses ramifications). Mais faut-il opposer les flux et la centralité, la racine et le dé-centrement généralisé, ou bien repenser la constitution d’un espace-temps métropolitain dans un monde où prime le « hors d’échelle » ? Un monde où il faut ré-agglomérer des périphéries multiples et un centre qui ne disparaîtra pas dans le rhizomatique.
Si les équipes repartent bien du cyberespace, elles ne font pas toujours le lien entre le hors d’échelle, l’urbanisme favorisant les environnements sécurisés qui correspond au « nouveau style international » d’urbanisme16 et l’urgence de se réinventer du local. Ce qui exige de proposer des formes de délimitation et de ne pas se contenter de coudre et de remailler un territoire en réseau qui segmente. On est bien dans « la ville à plusieurs vitesses » de Jacques Donzelot, dans un territoire moins chaotique que stratifié. Mais on l’analyse et on la scrute comme si les pratiques urbaines devaient naturellement suivre… alors que celles-ci exigent un cadre permettant d’échapper à l’alternative de la centralité et du rhizome. Certes on nous promet de nouvelles centralités, mais on ne nous suggère pas vraiment comment celles-ci, qui sont chargées d’assurer une meilleure circulation, peuvent être plus que des connecteurs de circulation.
Il y a bien une double convergence : le rejet de l’urbanisme fonctionnaliste et sectorisé d’un côté, la mise en cause de la relation centripète entre le centre et la périphérie de l’autre. On est passé d’un urbanisme de secteurs à un urbanisme de tracés (Mangin) et le Grand Paris est une invitation à changer d’échelle et de perspectives. Mais une double question demeure. Tout d’abord, comment des tracés plus fluides vont-ils, ou non, favoriser le passage du « branchement » sur le cyberespace (qui valorise l’interconnexion) à l’espace de contact dont parle Françoise Choay, le plus corporel, le plus physique, celui qui correspond chez David Mangin à la ville passante ? Comment, dans « un urbanisme de flux », retrouver des rythmes divers et des vitesses multiples et ne pas se contenter de mieux huiler les liens entre les espaces de connexion et de branchement ? Ensuite, comment le centre peut-il bouger, se transformer, dès lors que l’on inverse les liens entre le centre, les couronnes et les lointains périurbains ? Bref comment reconquérir la ville passante dans le réseau maillé de la métropole ? Comment renouer avec de l’habitat dans un territoire où les flux privilégient de facto des connexions où l’on n’habite pas ?
Faire des connexions des instruments qui ne soient pas uniquement des sas séparateurs est un pas en avant, en faire des projets qui s’articulent à des territoires habitables en serait un autre. Mais la question de la connexion n’est pas toujours liée à celle du logement et de l’espace public, elle reste prisonnière de la mobilité conçue sous l’angle des transports. Michel Lussault le voit bien dans son glossaire : alors même qu’il assimile les centralités nouvelles et les commutateurs urbains (considérés comme des opérateurs de cospatialité : les aéroports et les gares par exemple), il affirme qu’il faut désormais discriminer deux registres. D’un côté la coprésence du contact physique et de l’autre la coprésence médiatisée par le réseau :
La logique de la première forme de coprésence valorise le côtoiement, alors qu’avec la seconde l’essentiel est d’être rapidement relié (à un nombre maximum d’autres points du réseau, via un minimum d’arêtes) et non pas « à côté de » [voir le mot « proximité » du glossaire].
On saisit la difficulté qui ressort de pas mal des propositions : juxtaposer deux types de coprésence : le registre du contact et le registre du branchement. À quoi s’ajoute que « les habitants vivent en même temps la ségrégation et la mobilité » (voir le mot « séparation » du glossaire). Pour Françoise Choay la question post-urbaine – celle qui prend en compte la prépondérance des flux « hors d’échelle » et fait rupture avec le couple centre/périphérie cher à la tradition hexagonale – exige de saisir comment des projets peuvent non pas juxtaposer mais associer espaces de branchement et espaces de contact.
L’espace hors d’échelle, décontextualisé, normalisé, des réseaux ne relève pas de notre compétence d’édifier. Autrement dit, l’espace de branchement est un instrument, ou encore, une prothèse, et une prothèse n’a pas fonction à être habitée. Cependant, l’espace de branchement, loin de représenter une alternative à l’espace de contact qu’il exclurait, en devient un complément. Du même coup, se dessine une urgence : réélaborer un espace de contact ou, plus précisément, les figures qu’il devrait prendre à présent pour répondre à la fois aux exigences de branchement de la société globale et aux exigences spécifiques, contextuelles et mémoriales, des différentes sociétés établies sur notre terre17.
On peut le dire autrement : il s’agit de repenser l’abstrait et le concret sans opposer des flux abstraits et une proximité concrète, d’imaginer des liens entre un espace instrumental et un espace milieu18.
On comprend peut-être mieux pourquoi un meilleur cadrage initial de la notion de métropole avait de l’importance : elle aurait permis de recadrer tout simplement et de ne pas laisser croire que l’essentiel est de favoriser la circulation, et de la rendre plus poreuse et fluide. Le ministère de la Culture n’aurait pas dû avoir peur de recourir à des concepts faisant rupture, alors même qu’on vit, nous dit-on, une rupture historique sur le plan de l’urbanisme analogue à celles que Haussmann et Paul Delouvrier (l’homme des grands projets gaullistes des années 1960) ont successivement symbolisé. Bien des auteurs n’emploient plus les termes d’urbanisme ou de ville depuis longtemps, et ils s’interrogent sur le décalage existant entre les flux qui reconfigurent les territoires en les segmentant et les petits corps qui se meuvent à l’échelle de la ville passante. L’inversion des perspectives est totale : on ne part plus du local pour voir comment se confronter à d’autres échelles, on est dans un hors d’échelle, celui qui correspond au monde interconnecté qui caractérise les flux liquides de tous ordres. Il ne s’agit donc pas de s’accrocher à la mondialisation ni de grimper les échelles géographiques le plus haut possible mais de rendre possible une approche de « la mondialisation par le bas », par les territoires. Ce qui revient à « contextualiser » des formes urbaines pour ne pas se contenter de produire des objets et des objets architecturaux dans les espaces de branchement. S’il faut soutenir les mesures susceptibles de renforcer une régulation de la mondialisation « par le haut » à travers les institutions internationales, il faut parallèlement s’inquiéter d’inscrire, tant du point de vue de l’espace que du temps, le cyberespace dans des aires métropolitaines, il faut répondre aussi « par le bas ».
Une métropole sans limites ?
Est-ce un hasard si les équipes répondent en contournant la plupart du temps la thématique des limites ? Alors que la dynamique du centre parisien demeure très « lame de rasoir » et centripète19, on aurait pu valoriser le changement de perspective initié par cette démarche collective. Il s’agit de faire bouger l’ensemble depuis la périphérie et non pas depuis le centre, une mutation historique pour Paris. Car c’est le Grand Paris qui fera bouger le Paris historique sur le plan de la mobilité et des infrastructures, mais de cela on ne parle pas trop. Une telle inversion était l’un des ressorts décisifs de penseurs de la rénovation urbaine comme Gustavo Giovannoni dont les ouvrages remontent à l’entre-deux-guerres20. Pour mieux serrer le concept de métropole et singulariser la métropole parisienne, les éléments démographiques21 et économiques auraient dû permettre de situer la métropole parisienne dans le contexte métropolitain international. C’est-à-dire de se démarquer d’une approche du fait métropolitain soit strictement démographique (le poids du nombre qui produit le chaos) soit strictement économique (la contrainte de l’efficacité et de l’excellence qui induit des clusters interconnectés entre eux et coupés de leur environnement proche).
Dans cette optique, plusieurs « modèles » sont possibles, parmi lesquels celui de la mégalopole, un territoire plus ou moins chaotique et habitable, et celui de la ville globale (Saskia Sassen22). Le premier renvoie à l’exclusion, à l’absence de politique urbaine et de règles, au poids du nombre et aux méfaits de l’étalement, ce qui invite à réfléchir à « l’illimitation » territoriale. Le second s’efforce de définir la « ville globale » comme un territoire favorisant la réussite dans le contexte de la mondialisation. Saskia Sassen l’a fait en rappelant les facteurs déterminants (siège des multinationales et des banques, bourses, services, infrastructures, pôles d’excellence et de formation) et en précisant les conditions territoriales de l’efficacité (se couper de l’environnement proche pour mieux se connecter au réseau des villes globales). Si le contexte de la crise économique modifie le rôle des « villes globales de la réussite » dans la mondialisation, on aurait aimé entendre un discours23 permettant de présenter et de défendre une métropole susceptible d’échapper aussi bien à la pression de la mégapole (la ville des pauvres et des exclus qui se répand comme de la poudre à l’échelle mondiale) comme de la ville globale (pour laquelle le réseau mondialisé des villes globales est plus important que l’environnement urbain proche, les banlieues et les couronnes successives). Si Paris n’est pas condamnée à devenir Kinshasa, doit-elle prétendre être une grande ville européenne parmi d’autres, une ville globale en réseau compétitive ou encore autre chose ? Alors que le président de la République n’a de cesse d’en appeler à la compétitivité et à la grandeur, on eût aimé qu’un modèle métropolitain singulier soit valorisé. Mais, nous dit-on à raison, cette réflexion a été shuntée. On préfère les dessins, les images et les croquis à la précision des mots et au choix conceptuel ! Ce n’est pourtant en rien antagoniste.
Entre l’illimitation (l’extension, l’urban sprawl, le chaotique, le nombre) et les limitations de la ville globale et de l’environnement sécurisé, un autre choix n’a pas été fait. Puisqu’au nom du rhizome, de la mondialisation économique, de la pression des flux, on feint que la centralité va être dépassée (oui mais comment ?), la question de la limite revient par le biais des transports (l’Arc-Express, les grandes rocades), des pôles économique et d’excellence. Mais on oscille alors entre une illimitation de fait que l’on s’efforce de contrôler et des limites-pôles qui mettent en réseau l’ensemble métropolitain. Nous voici donc dans un ensemble flou avec des « fenêtres » qui sont des connexions devant fonctionner positivement comme des commutateurs. En quoi ces fenêtres sont-elles susceptibles d’être actives et de dynamiser l’ensemble ? On n’y répond pas vraiment, d’où le sentiment, ce qui vaut pour toutes les équipes, que l’on a affaire à un espace de circulation (il faut remettre en route l’ensemble) faisant le lien entre des pôles et des fenêtres. Ce qui accompagne finalement les souhaits du secrétaire d’État Christian Blanc qui propose de connecter, grâce à sa rocade, les principaux pôles d’excellence et de compétitivité. Dans son discours le président a clairement repris sa proposition :
Des pôles d’excellence à vocation mondiale émergent pour l’avenir, dont il faut appuyer le développement en mobilisant tous les leviers. À l’ouest, autour de la cité financière de la Défense […] À l’ouest encore la vallée industrielle de la Seine autour du port d’Achères et du pôle universitaire de Cergy-Pontoise […] Au sud le plateau de Saclay, où l’État va investir 850 millions d’euros, a vocation à devenir l’un des plus importants centres scientifiques et technologiques du monde […] Au sud encore la vallée des biotechnologies […] À l’est, un grand pôle industriel et scientifique […] Au nord dans la Plaine-Saint-Denis un pôle dédié aux industries de la création autour des métiers de l’image […] Au nord encore, autour du Bourget, un pôle dédié à l’aviation et au tourisme d’affaires […] Toujours au nord, autour de Roissy et Villepinte, un pôle dédié aux échanges internationaux et au développement industriel de la logistique.
Alors que l’Université vit des jours difficiles, n’avait-on pas l’occasion de penser la place de la recherche et de l’Université dans le territoire ainsi que le rôle d’un gouvernement local ? Pour cela il aurait fallu, là encore, mieux saisir le rôle et la nature spécifiques d’une aire métropolitaine qui ne se résume pas à un grand territoire où ça circule. À travers les pôles et les fenêtres, on retrouve des limites, qu’on le veuille ou non, qui sont administratives et politiques. Et l’on institue des commutateurs dont on montre insuffisamment s’ils sont là pour rapprocher ou pour séparer.
Si la mise en tension interne de la métropole (entre une valorisation des pôles et un sentiment d’illimitation qui a pour vertu de faire disparaître le poids de la centralité politique et historique) est peu prise en compte (on est dans la circulation et il faut s’y trouver le mieux possible), elle se double d’une occultation de la place politique internationale de la métropole parisienne qui est une ville historique (d’où le poids lourd du centre) et une Capitale. Or, le poids de la ville patrimoniale et sa centralité évacuent dans l’Hexagone la question des liens avec les métropoles en voie de constitution et avec les autres villes, et hors de l’Hexagone avec les autres villes vaguement qualifiées de villes-monde. Dessiner un scénario pour la métropole parisienne, c’est l’imaginer et la penser en rapport à d’autres villes à l’échelle internationale et à l’échelle nationale. C’est cette double mise en tension qui peut éviter la simple mise en réseau dans le circuit de la compétition mondiale. C’est une évidence, de grandes communautés urbaines ont pris en France de nombreuses longueurs d’avance sur Paris. On ferait bien de se demander pourquoi. Il suffit de consulter l’ouvrage relatif à l’évolution récente de l’éco-métropole de Nantes Saint-Nazaire pour s’en rendre compte24.
Grand territoire et grand paysage : la métropole après-Kyoto
« L’horizon, c’est le tremblement de la limite, la ligne poreuse. L’un des premiers réflexes à avoir est d’outrepasser la limite, puisque les espaces transgressent les bornes et les propriétés, posent leurs qualités au-delà de leurs propres frontières. »
Dès lors que les équipes s’installent dans le fait métropolitain en le considérant comme préexistant et indéterminé (sinon par ses rocades de transports), la question de la limite resurgit avec la thématique du grand paysage. Cela est très sensible chez Antoine Grumbach avec son intuition forte, la focalisation fluviale sur la Seine, mais aussi chez le Berlinois Finn Geipel et chez le Milanais Bernardo Secchi. Si la thématique fluviale et aquatique est aujourd’hui au cœur des dynamiques métropolitaines, de Lyon à Bordeaux en passant par Nantes, ce n’est pas un hasard si la proposition d’Antoine Grumbach est celle qui a le plus retenu l’attention. Il voit grand, très grand, au-delà de Paris, puisqu’il propose un site « seinique » métropolitain conduisant de Paris au Havre. Si l’idée est bien sentie, elle révèle aussi que la question de la limite revient donc par la thématique du paysage à l’échelle du Grand territoire. La limite paysagère est ici poreuse, trouble, indécise car le Grand paysage n’est pas une limite administrative mais une limite sensible qui renvoie à une perspective singulière, celle où « la terre touche le ciel ». La thématique paysagère, essentielle dans les projets, est une manière de parler des limites sans s’appesantir sur les débats de gouvernance mais aussi de valoriser la dimension environnementale et écologique. Avec la notion de « suburbanisme » selon laquelle « le site » ou « le Grand paysage » précèdent « le programme », Sébastien Marot éclaire l’idée d’une métropole après-Kyoto :
Le site, l’assiette ou le paysage est une grande infrastructure dont le sens est engagé par tout projet. Quatre réflexes caractérisent cette démarche : la mémoire ou anamnèse des qualités du site, la vision du site et du projet comme processus, la lecture en épaisseur et non seulement en plan, et enfin la pensée relative (la mise en relation plutôt que les arrangements d’objets25).
Parler d’épaisseur, d’approfondissement du territoire, c’est laisser entendre que, dans un monde fasciné par l’illimité et l’absence de limites (du virtuel et de l’urbain) alors même que nous vivons selon Paul Virilio la « fin de la géographie » – i. e. la limitation de la terre qui est unique –, il est décisif de retrouver le sens des limites. Pour le dire autrement, la mondialisation dé-territorialise, il faut re-territiorialiser. Re-territorialiser, oui mais comment ? C’est en soi le ressort même du projet métropolitain. Face à la profusion des flux et à la mobilité du cyberespace, la métropole après-Kyoto a pour tâche de répondre à la limitation par excellence, la rareté de la nature, et à la nécessité de vivre dans une terre unique.
Encore faut-il tirer tous les fils d’une démarche (dont bien des équipes partagent certains des réflexes) qui invite à considérer que le site (et sa part d’imaginaire) précède le projet et le programme. En effet, la question du temps va de pair avec celle de l’espace, Portzamparc rappelle souvent que le travail de l’architecte consiste à inscrire du temps dans l’espace. Or, les projets les moins futuristes de la consultation prennent peu en compte la dimension temporelle comme si passé, mémoire et patrimoine ne jouaient pas un rôle décisif dans l’urbanisme parisien. Le durable assimilé à raison au transformable, c’est aussi ce qui participe d’une durée historique, d’un hier et d’un demain qu’il faut coudre. Prendre acte du fait métropolitain, dénoncer les méfaits de la centralité et promouvoir le rhizomatique ne doivent pas empêcher d’articuler la réflexion sur le territoire à une interrogation sur l’histoire, bref de saisir un « espace-temps » singulier, un site indissociable d’invariants anthropologiques sans lesquels patrimoine et art d’édifier perdent leur sens26. Or, c’est bien de cela qu’il s’agit dans le cas d’une ville comme Paris, où, dixit Richard Rogers, « les membres et le cœur sont séparés comme nulle part ailleurs », une ville hyperpatrimonialisé, momifiée dans une histoire récente, et hypercentralisatrice, une ville qui renâcle face à ce qui la presse de tous les côtés.
Certes, on l’a dit et répété, les leçons de la consultation ne sont pas négatives, les esprits ont été stimulés et il est temps de mettre les pendules à l’heure de la dynamique territoriale en cours à l’échelle hexagonale et mondiale. Mais la Capitale, mobile, active et compétitive, peut être une ville parmi d’autres villes mondialisées avec « ses » musées en plus. Ce n’est pas un hasard si aucune équipe ne parle trop de récit collectif alors qu’un espace urbain passe par des pratiques communes. Une œuvre comme celle de l’architecte franco-colombien Rogelio Salmona qui est consacrée en quasi-totalité à sa ville de Bogota (12 millions d’habitants) peut aider à infléchir l’urbanisme de la métropole27. Elle rappelle qu’un espace collectif, un ensemble commun, un espace local qui ne se contente pas d’entrecroiser les échelles mais a un sens collectif, va de pair avec des paysages et des monuments qui sont la matière de la vie publique. Mais, à Paris, la recrudescence d’un imaginaire grand parisien ne vient pas nécessairement du centre historique de la métropole (qui a sa partition à jouer cependant) mais des bordures et des périphéries28.
À suivre : le mot manquant…
Ces réactions globales qui n’ont pas valeur de jugement sur des projets riches et excitants veulent être une incitation à poursuivre le cadrage du fait métropolitain. La mise en récit de l’urbain est le fait des seuls habitants puisque l’espace ne vaut que par les pratiques qu’il rend possibles29. Ces pratiques peuvent être de tous ordres, il faut donc les rendre les plus démocratiques possibles. Or la démocratie participative passe dans ce domaine par une reconfiguration de la représentation démocratique.
Alors, ne faisons pas comme si la politique, martelée au début de l’appel au Grand Paris, pouvait être mise entre parenthèses ! D’ailleurs, elle ne l’a pas vraiment été, elle ne l’est pas et elle ne le sera pas. Nicolas Sarkozy qui penche, on l’a compris d’emblée, pour un retour de l’État (régulateur) dans la métropole, valorise dans son discours le projet du secrétaire d’État au Grand Paris, Christian Blanc, qui relèvera de l’État (avec l’aide de la Région !). Pour le reste, on apprend que l’Ump a décidé de reconquérir Nanterre dans les Hauts-de-Seine, que deux intercommunalités entre communes favorisées se met en place dans les Hauts-de-Seine et qu’une autre se constitue à l’est en vue de freiner l’expansion de la Plaine-Saint-Denis. Claude Bartolone, grand défenseur du département depuis son élection, a bien tort, comme une partie de la gauche, de jeter dans les orties les propositions de la commission Balladur. Par ailleurs, l’axe Paris/Mantes/Rouen/Le Havre est un beau projet de conurbation suivant le cours de la Seine, encore faut-il rappeler que, si Le Havre a de bonnes relations avec Caen, Rouen est une communauté urbaine qui a intérêt à faire barrage entre Paris et Le Havre. Qu’on se le dise. La politique est là et bien là. Et elle va repartir de plus belle dans le contexte électoral parisien30.
Les travaux des équipes devraient être une belle initiation à la culture urbaine, à l’apprentissage et à la perception de la ville. Mais il ne faut pas pour autant continuer à mettre entre parenthèses le politique, la démocratie et la gouvernance. Notre imaginaire politique en pâtit. S’il faut bien une « image mentale » pour le Grand Paris, comme le dit Portzamparc, il faut aussi retisser des liens entre la ville historique et les autres pour créer une nouvelle Capitale. Jean-Michel Roux n’en démord pas :
Vue d’en haut, avec la lunette du géographe ou du statisticien, l’agglomération existe. Vue d’en bas, elle est atomisée en une multitude d’autorités dont l’une, la ville de Paris, monopolise seule l’appellation contrôlée. Vu de New York ou Shanghai, quand une voiture brûle à Bobigny, c’est Paris qui flambe, mais ici on dénie aux gamins du 9-3 de se prendre pour des Parisiens31…
Le Grand Paris est encore un grand corps malade, les architectes devenus urbanistes rêvent un peu, et à raison, ils auront eu le mérite d’ouvrir des vannes et d’exciter les méninges. C’est aussi comme cela que des images mentales peuvent se créer. « Image mentale » (imaginaire, images…), c’est bien le mot absent, le chaînon manquant, le mot que Michel Lussault aurait dû ajouter dans son glossaire qui ouvre l’exposition. Et cela d’autant plus aisément qu’il l’avait déjà rédigé dans un autre contexte. Selon lui l’image (indissociable d’un espace urbain vivant) renvoie à trois dimensions :
1) Un récit légendaire, une configuration narrative au sein de laquelle l’histoire est une substance du récit. 2) Elle met en scène une configuration géographique qui se décline selon trois registres (une morphologie parée de vertus et de valeurs qui se cristallisent dans des paysages, des lieux et des architectures), le rapport entre cette forme et les composants primordiaux du site urbain (eaux, sols, climats), les relations particulières des citadins à cette géographie. 3) L’image assure enfin la visibilité d’une scène politique, c’est-à-dire une sphère publique de représentation de l’action politique sur le territoire32.
Comment faire image en ces trois sens ? Cette interrogation vaut pour les métropoles, les communautés urbaines et toutes les « intercommunalités ». Si les équipes ont abordé la deuxième dimension avec inventivité, la première et la troisième dimensions ont été quelque peu oubliées. Ce n’est pas un hasard puisque la configuration narrative est déterminante (autant que le site) pour la visibilité d’une scène politique.
On l’a compris : si l’on veut éviter le politique, il faut reconnaître que des scénarios sont là et bien là, qu’ils proposent des « configurations géographiques » non sans buter sur des juxtapositions (la cospatialité de côtoiement et la cospatialité d’interaction, la ségrégation et la mobilité), qu’ils sont discrets sur la configuration narrative et silencieux sur la politique. Et pour cause : il n’y a pas de configuration narrative sans vision politique. On vient d’écrire un chapitre de l’histoire d’un autre Paris, il faut avancer en inscrivant tous ces projets dans un cadre métropolitain qu’il serait temps de conceptualiser un peu mieux. Car on ne vit pas n’importe comment, n’importe où… Le reste suivra peut-être…
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« Les chantiers du Grand Paris », Esprit, octobre 2008. Ce numéro bénéficiait de l’apport incontestable de l’ouvrage de Philippe Panerai, Paris Métropole. Formes et échelles du Grand-Paris, Paris, Éditions de La Villette, 2008, un livre majeur qui n’hésite pas à aborder la question des échelles et des limites,
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Beaucoup le murmurent : dix équipes, c’est beaucoup et l’on s’y perd entre des noms d’agences qui correspondent plus à des noms de groupes de musique ou de supersoniques qu’elles ne renvoient à des noms propres. On aura également remarqué que la presse française a surtout parlé des équipes françaises, à commencer par la joyeuse bande des « anciens maos lacaniens » qui avaient révolutionné l’enseignement de l’architecture en 1968, que des équipes étrangères. Il faudra beaucoup d’efforts pour devenir un pays-monde ! Mais il est vrai que la culture urbaine n’est pas le fort d’un pays où l’État a toujours régenté et maillé « son » territoire. C’est donc une première, tant mieux !
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Seuls pouvaient répondre à une telle commande des architectes susceptibles de faire tourner leurs agences et d’y greffer des équipes de chercheurs. Les choix n’ont donc pas surpris, à l’exception d’Uac, l’agence de Djamel Klouche, le jeune de service avec Finn Geipel qui est aussi le Berlinois de service. Pour le reste : un proche de Koolhaas (Winy Maas), des étrangers très présents en France (Bernardo Secchi, Richard Rogers) et cinq autres Français qui tous ont reçu le grand prix d’urbanisme ou le prix Pritzker (Antoine Grumbach, Jean Nouvel, Christian de Portzamparc qui est le mieux parvenu à travailler avec une équipe de chercheurs regroupée autour du sociologue Daniel Béhar et Yves Lion – avec David Mangin et François Leclercq), à l’exception de Roland Castro, le plus politique et l’historique de Banlieues 89.
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Comme il est inutile de se répéter, je renvoie à la fin de l’introduction au dossier d’Esprit d’octobre 2008, « Les chantiers du Grand Paris », particulièrement la séquence intitulée : « Est-il légitime de refouler les problèmes de gouvernance ? », p. 65. Voir également, dans ce même dossier, l’entretien avec François Ascher auquel on vient de décerner le grand prix de l’urbanisme 2009. Il est manifeste que, dans bien des cas, le manque d’indépendance (beaucoup de consultants et de chercheurs travaillent pour une commune, une région, une communauté urbaine ou pour l’État) pèse sur la possibilité de s’exprimer sur ces sujets. Un dossier du Monde (9 mai 2009) regroupant les plumes de F. Gilli, T. Paquot, J. Donzelot, G. Burgel et S. Gatignon souligne le déficit politique de l’opération (« Grand Paris : de l’utopie à l’intendance ? »).
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Si l’exposition doit faire un tour de France, d’Europe ou du monde, il serait bien venu d’en repenser la scénographie… par respect pour le public mais aussi pour les équipes dont le travail est souvent mal valorisé !
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Le texte de l’Apur (voir infra, note 11) qui a beaucoup de qualités se termine bizarrement et tardivement par une ode aux habitants !
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Dans son De re aedificatoria (Sur la question de l’édifier, 1452), l’ouvrage de référence des architectes, Alberti valorisait trois principes : la necessitas (le respect des techniques de construction et de l’ordre de la nature qui renvoie à trois régimes – le végétal, le minéral, l’animal – et prend en considération la salubrité et la santé), la commoditas (le respect des destinataires, c’est-à-dire de la diversité de ceux pour lesquels on construit) et la voluptas (la beauté). Il y a belle lurette que le deuxième principe a été mis aux oubliettes. Quant aux deux autres… à chacun d’en juger au cas par cas !
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J’ai abordé ces points dans le texte d’Esprit d’octobre 2008, autant de sujets que la commission Balladur a eu le mérite de mettre en scène, mais avec peu de succès, dans l’espace public. Le plus surprenant est que de nombreux chercheurs, et pas les moins pertinents (Daniel Béhar, Martin Vanier, Philippe Estèbe…), repoussent ces interrogations en laissant entendre que les choses se feront au coup par coup en fonction des projets ou bien qu’on est déjà dans « l’inter » (l’inter-coopération, l’inter-communalité), le problème étant alors la forme d’association et de coopération et non pas la connaissance du bon niveau (entre commune et région). Ce n’est pas faux mais « l’inter » est lui-même très politique (aléatoire car non obligatoire) et ne relevant pas d’élection, ce qui pose la question de la multiplication des fonctions territoriales et des représentants (« indirectement » élus, car élus par des élus) qui constituent une nouvelle élite politique en augmentation, guère vécue comme démocratique. Est-ce vraiment secondaire et suffit-il d’attendre des lendemains heureux au nom de la complexité ?
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Comme celui de P. Panerai, le livre de Frédéric Gilli et Jean-Marc Offner va dans ce sens, ce dont témoigne le titre : Paris, métropole hors les murs. Aménager et gouverner un Grand Paris, Paris, Les Presses de Sciences-Po, 2008.
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Pour bien prendre la mesure de la rupture mentale que cette exposition représente, il faut se souvenir de l’exposition de 2005 organisée au pavillon de l’Arsenal par la mairie de Paris, « Aménager Paris » (commissaire Éric Lapierre), et de l’ouvrage édité par la direction de l’urbanisme de Paris qui l’accompagnait. Cette exposition avait quatre thèmes : réhabiliter la couronne, investir les enclaves, continuer les faubourgs, réparer la ville de l’après-guerre. Paris centre était un site autoréférentiel géographiquement parlant, et il n’était pas question de penser le réaménagement depuis Paris hors les murs (ou même de le prendre en considération). Bref, on ne sortait pas de Paris… Bien entendu, aiguillonné par les émeutes de 2005, le pavillon de l’Arsenal a ensuite proposé des projets plus ex-centrés tandis que Pierre Mansat dynamisait avec ténacité la conférence métropolitaine (voir « Agir en termes métropolitains. Entretien avec Pierre Mansat », Esprit, octobre 2008, p. 186-194).
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Pour accompagner l’exposition, et c’est peut-être le plus important, on dispose déjà de publications (les équipes vont progressivement publier leurs propres ouvrages) qui sont autant d’instruments de travail et de réflexion : voir d’abord le catalogue de l’exposition lui-même, le Grand Pari(s). Consultation internationale sur l’avenir de la métropole parisienne, Paris, n° hors-série d’amc (Le Moniteur), 2009, 260 p., 510 photos, plans et coupes, 29 €, et l’ouvrage publié par l’Atelier parisien d’urbanisme, Une petite synthèse du Grand Pari(s) de l’agglomération parisienne, préface de Bertrand Delanoë, Paris, Apur, coll. « Paris Projet », no 39, 2009, 18 €. Ce livre n’est pas une synthèse mais un montage lié à deux démarches : d’un côté, il prend en considération, en les mixant, cinq thèmes repris de la consultation : « Faire métropole » (il ressort de cette séquence qu’il n’y a guère de projet global cohérent), « Métropole douce », « Vers un urbanisme de mutation, d’adaptation et de recyclage », « Des lieux aux liens », « La nature, partenaire de la métropole » ; d’un autre côté, il retient (ce qui est beaucoup plus original) quatorze propositions dans les projets. Le plus surprenant est la rapide conclusion qui en appelle à une concertation avec les habitants… il était temps ! On peut également se reporter à l’excellent suivi de Michèle Leloup et Marion Bertone qui pose moult questions sur le déroulement des opérations et suggère bien les débats de méthode internes aux équipes, le Grand Paris. Les coulisses de la consultation, Paris, Archibooks + Sautereau éditeur, 2009, 21, 50 €. Mais l’ouvrage du Schéma directeur de la région Île-de-France (Sdrif), Île de France 2030. Ateliers de création urbaine. Futurs possibles, Paris, Éditions Dominique Carré, 2009, 142 p., 16 € (projets d’étudiants), retient particulièrement l’attention. Il a en effet un double mérite : il montre d’abord que l’on se préoccupe depuis longtemps de ces questions et qu’il n’y a pas que les grandes agences susceptibles d’intervenir dans ce débat (le ministère de la Culture qui organise la consultation devrait le savoir puisque les écoles d’architecture sont sous sa tutelle) ; et il rappelle ensuite qu’il y a plein de scénarios et propositions en cours émanant de projets d’étudiants dans les écoles d’architecture, d’urbanisme, de paysage ou de génie urbain. Il serait temps de se rendre compte que la production étudiante est souvent de qualité et peut fournir de la substance à des concours et des consultations. Bien des projets présentés dans ce livre pourraient faire partie des micro-projets retenus pour la suite du Grand Paris.
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Et chaque équipe d’y aller de son idiolecte : Portzamparc mixte Vernant (référence est faite à un article célèbre, « Hestia et Hermès ») et Deleuze, l’agence Auc de Klouche adopte le vocabulaire à la Rem Koolhaas, Bernardo Secchi parle de « ville poreuse », Roland Castro renoue avec une poétique à la Pierre Sansot qui ne l’éloigne pas de Lacan…
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David Mangin, la Ville franchisée. Formes et structures de la ville contemporaine, Paris, Éditions de La Villette, 2005 et P. Panerai, Paris Métropole, op. cit.
- 14.
Christopher Alexander, « La ville n’est pas un arbre », Architecture, mouvement et continuité (Amc), no 161, novembre 1967, p. 3-11. « Dans l’esprit d’Alexander, écrit David Mangin, qui oppose l’arbre aux structures en semi-treillis, “la ville ne doit pas être un arbre” signifie que l’arborescence hiérarchisée et en cul-de-sac de l’arbre, des racines à la feuille, ne peut être celle d’une ville qui doit assurer la communicaion entre presque toutes les feuilles », dans Constructif, janvier 2002.
- 15.
Ce qui est faux si l’on en juge par le travail d’un David Mangin, voir « Les flux, l’architecture et la ville. Entretien avec David Mangin », Esprit, février 2008, p. 75-91.
- 16.
Sur ce « nouvel urbanisme sectorisé et internationalisé », voir D. Mangin, la Ville franchisée, op. cit.
- 17.
Françoise Choay, Espacements. L’évolution de l’espace urbain en France, photographies de Jean-Louis Bloch-Lainé, Genève, Skira, 1971 (« Préface » de la rééd. de 2003, p. 11).
- 18.
Dans un ouvrage de 1971 intitulé déjà Connexions (Françoise Choay et Jean-Toussaint Desanti, Connexions. Que faire d’un espace abstrait, images de Robert Malaval, Paris, L’Immobilière-Construction de Paris, 1971), F. Choay rejetait déjà la notion d’urbanisme classique et s’interrogeait sur la possibilité d’articuler les connexions avec les invariants anthropologiques de l’habiter et de l’art d’édifier dans des « milieux » habitables. On était donc en 1971 : « Si le post-urbanisme veut devenir synchrone de notre savoir, s’insérer dans le champ épistémologique actuel, il doit intégrer à la fois certains éléments de deux domaines : logique et mathématiques d’une part, biologie et anthropologie de l’autre. » Pour reprendre cette réflexion qui conserve tout son sens, voir Olivier Mongin, « Prendre en compte les connexions. À propos de Françoise Choay et Jean-Toussaint Desanti », Esprit, juin 2008, p. 54-58.
- 19.
Aujourd’hui, les couloirs du métro parisien annoncent les prolongements ou créations de lignes de tramway alors que le tram est considéré par certaines des équipes comme un instrument de cabotage. La dernière grande polémique parisienne concernait la rénovation des Halles (la réalisation en surface est annoncée, élections obligent, pour 2013), dont on sait qu’il est le centre des centres et le symbole par excellence de la connexion.
- 20.
G. Giovannoni, l’Urbanisme face aux villes anciennes, Paris, Le Seuil, 1998 (l’édition originale de l’ouvrage date de 1931), voir aussi P. L. Cervellati, R. Scannavini, C. de Angelis, la Nouvelle culture urbaine. Bologne face à son patrimoine, Paris, Le Seuil, 1981.
- 21.
Le Grand Paris (pas le Paris historique) est, avec 12 millions d’habitants, la 25e ville du monde sur le plan quantitatif, sachant qu’il n’y a que quatre autres villes de pays dits développés dans la liste des 25 premières villes : Tokyo, New York, Chicago et Los Angeles.
- 22.
Cette notion précise renvoie au titre de l’ouvrage de Saskia Sassen qui est une référence objective pour discuter clairement de la dynamique métropolitaine, voir Saskia Sassen, la Ville globale : New York, Londres, Tokyo, trad. de l’américain par Denis-Armand Canal, préface de Sophie Body-Gendrot, Paris, Descartes & Cie, 1996. Sur la « ville globale » de Saskia Sassen, voir O. Mongin, la Condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation, Paris, Le Seuil, coll. « Points/Poche », 2005.
- 23.
Voir par exemple les perspectives ouvertes par François Ascher, Metropolis, Paris, Odile Jacob, 2007.
- 24.
Éco-métropole Nantes Saint-Nazaire : construire la ville autour du fleuve, Nantes, Métropole Nantes Saint-Nazaire, mars 2009.
- 25.
Sébastien Marot, « Suburbanisme et art de la mémoire », dans A. Masboungi (sous la dir. de), Penser la ville par le paysage, Paris, Éditions de La Villette, 2002, p. 16.
- 26.
Voir Françoise Choay, l’Allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil, 1988 et Pour une anthropologie de l’espace, Paris, Le Seuil, 2006.
- 27.
La Cité de l’architecture et du patrimoine lui a consacré une exposition juste avant sa mort il y a trois ans.
- 28.
Voir Thierry Paquot, « Paris n’est plus un mythe littéraire. Ou comment renouer avec un imaginaire parisien ? », Esprit, octobre 2008, p. 144-157 et id., « Un machin en panne d’imaginaire ? », Le Monde, 9 mai 2009.
- 29.
Une équipe a recours à la fiction en guise de final. Voir aussi Hélène Bleskine (sous la dir. de), Le Grand Paris est un roman, Paris, Éditions de La Villette, 2009.
- 30.
Des membres des équipes, de vieux routiers de la politique pour certains, racontent tous la même histoire. Après l’inauguration par le président Sarkozy, chacun s’apprêtait à sortir sur l’esplanade du Trocadéro, histoire de respirer après le passage de la tornade présidentielle. Mais voilà qu’une deuxième vague de serrements de mains politiques commence. C’était tout simplement Jean Sarkozy, le fils de Nicolas Sarkozy, qui venait visiter l’exposition sur le Grand Paris. Entre la présidence et les Hauts-de-Seine en passant par le Trocadéro qui expose les Grands Paris de demain… les distances sont courtes, très courtes. Les Sarkozy le savent bien.
- 31.
Jean-Michel Roux, entretien dans Télérama du 29 avril 2009. Voir aussi J.-M. Roux, « Le gouvernement de la métropole parisienne et l’extension de Paris », Esprit, octobre 2008, p. 84-91. François Ascher n’y va pas non plus par quatre chemins : « L’initiative du gouvernement a eu le mérite de réinjecter les enjeux métropolitains et les grands intérêts économiques dans le débat alors que le schéma directeur de la région se contentait d’additionner des demandes locales. Malheureusement, il n’aurait pas fallu confier ce travail à des architectes ; ça reste assez pauvre, même si le côté stars a servi la communication. Une vraie recherche sur les métropoles et conurbations aurait permis de mieux cadrer le débat. Si mon prix peut servir à dire une seule chose, c’est qu’il faut absolument relancer la recherche en urbanisme », Le Monde, 15 mai 2009.
- 32.
Michel Lussault, « Les chemins de la démocratie », Urbanisme, mai-juin 2005.