Emballements et déballages (Polanski-Mitterrand)
Controverse
Emballements et déballages (Polanski-Mitterrand)
La société française s’emballe aisément, c’est une bonne vieille habitude qui n’a pas seulement à voir avec la vitesse de l’internet ou l’affaiblissement du milieu médiatique. C’est un lieu commun de le dire. Mais comment le comprendre ? On avance rituellement l’absence de médiations solides, d’institutions intermédiaires (entre la volonté individuelle et la volonté générale), ce qui attiserait la médiatisation et favoriserait les excès de la démocratie d’opinion.
Mais il faut ajouter à cet argument le brouillage majeur que produit le président Sarkozy depuis qu’il est en fonction présidentielle1. D’une part, il a joué dangereusement avec les frontières du privé et du public, de la vie personnelle et de la vie politique, d’où la « pipolisation » ambiante ; d’autre part, son ouverture à gauche, sa captation de personnalités plus ou moins de gauche, s’est faite souvent au nom de leur histoire personnelle. Cela n’a trompé personne dans le cas de Frédéric Mitterrand dont le nom, un marqueur historique, est plus qu’un symbole. Dans les deux cas, il a pris la responsabilité de transformer des questions personnelles souvent scabreuses en sujets d’actualité qui, quoi qu’on en pense, s’imposent à l’attention publique.
L’emballement correspond donc à un climat général où la privatisation prend, avec plus ou moins de légèreté, le dessus dans un pays qui s’est longtemps targué de ne pas franchir les limites du privé et du public, ou plus précisément les limites de la sphère de l’intimité qui restait à l’écart tant de l’investigation publique que des calculs privés2. C’est ainsi que ce qu’on appelle l’affaire Roman Polanski, qui est vite devenue l’affaire Frédéric Mitterrand, témoigne d’emballements successifs qui occasionnent des déballages guère reluisants à tous points de vue.
L’emballement Polanski : une longue histoire
Premier emballement, celui de Frédéric Mitterrand qui prend la défense, en tant que « ministre des artistes » (comme si les créateurs avaient par principe une aura et des qualités spécifiques !), de Roman Polanski au moment de son arrestation en Suisse. Certes, on peut être surpris, voir choqué, que la justice américaine n’oublie pas cette affaire ouverte il y a plus de trente ans. Mais on ne peut invoquer ici la « prescription » puisqu’il s’agit d’une procédure qui reste ouverte, d’une affaire qui n’est pas close puisque le procès n’a pas pu aller à son terme. On peut s’étonner de l’hospitalité helvétique qui consiste à interpeller un invité d’honneur d’un festival comme s’il s’agissait d’une personnalité « de passage » alors que Polanski se rend régulièrement pour les vacances à Gstaad. Celui qui apprécie le cinéma de Polanski (en tout cas les premiers films – Le couteau dans l’eau, Cul de sac… – plus marqués par la Pologne que par Hollywood) peut être sensible à la violence de cette action de la justice. Mais faut-il parler de « harcèlement judiciaire » au motif que la victime, après une transaction privée, a retiré sa plainte3 ? On est surpris de devoir rappeler que la justice n’a nullement pour objet de suivre les souhaits des victimes, pas plus dans le sens du pardon que dans celui de la vengeance…Quoi qu’en pense aujourd’hui la victime, la justice est appelée à juger les faits de l’époque et selon le droit. Quoi qu’il en soit de l’obstination du juge et des complexités de la procédure de « plaider coupable », on n’a guère entendu ceux qui défendent aujourd’hui Polanski s’émouvoir de l’introduction de cette procédure dans notre droit il y a quelques années. Il est vrai qu’elle touche chez nous pour l’essentiel des petits délinquants pas très glamour qui n’ont pas beaucoup de relais dans le monde des artistes…
Outre cette ignorance du droit et du cours de la justice, la réaction à cette arrestation a marqué une indifférence tout aussi hexagonale pour les faits. On a donc commencé avec retard à se pencher sur les faits qui lui sont reprochés, à lire les mémoires de Polanski (au titre significatif : Roman) et à ne pas confondre spontanément le créateur et l’homme. Or, les faits reprochés ne sont pas secondaires. Et chacun d’apprendre que la jeune victime de 13 ans, selon l’accusation, aurait été droguée avant d’être sodomisée parce qu’elle ne prenait pas la pilule ! Il est surprenant qu’on puisse à nouveau poser la question du consentement de la victime qui, assez mûre pour vouloir se faire passer pour un mannequin, avait déjà eu des relations sexuelles, comme si cela n’était pas l’éternelle défense des violeurs4. En soulignant encore la responsabilité de la mère (elle-même ancien mannequin), qui pouvait difficilement ignorer les risques d’une telle séance de photo dans un domicile privé hollywoodien, la question du viol se trouve reléguée au second plan alors même que les représentations et comportements vis-à-vis du viol (et de l’inceste) ont profondément changé en France en quelques décennies. L’Histoire du viol5 de Georges Vigarello rappelle combien les normes changent : au début des années 1950, un violeur présumé prenait rarement le chemin de la prison puisque la femme violée était aisément considérée comme consentante. À une époque où le féminisme était mieux écouté, on n’opposait pas la libération sexuelle et la dénonciation du viol. Au contraire : c’est précisément parce que le consentement a pris une place centrale dans la vie sexuelle que la libération des mœurs pouvait ne pas signifier une régression de la condition des femmes. Ceux qui s’en prennent aux tournantes dans les banlieues ne devraient pas plaider l’indulgence pour la jet-set. Que la politique sécuritaire actuelle durcisse les peines contre les individus à risque, cela ne doit pas être un argument susceptible de se retourner en défaveur du combat contre le viol alors même que l’on met en avant les violences conjugales en tous genres et le nombre des femmes battues.
Après l’emballement initial des ministres (Mitterrand et Kouchner) qui auraient pu prendre un peu de temps avant de faire leurs déclarations, on a assisté à un retournement de situation où l’opinion publique a manifesté majoritairement son opposition à Polanski. À s’emballer trop vite en sa faveur sans regarder à la loupe les faits reprochés, les proches l’ont desservi. À ne pas distinguer l’art de la réalité, la sale histoire revient au premier plan. Bref on ne l’a pas aidé6… Suffit-il de répondre à la tyrannie de la majorité au nom d’une opinion personnelle ou d’une proximité avec le créateur, ce qui met entre parenthèses les changements de statut du viol durant ces trente dernières années7 ?
L’emballement Frédéric Mitterrand : une brève histoire !
Mais l’emballement de l’affaire Polanski a eu un effet boomerang et a précipité un second emballement, l’affaire Frédéric Mitterrand lui-même qui ne peut être mise sur le même plan. Le ministre, contre lequel personne n’a porté plainte et qui ne fait aucunement l’objet d’une action en justice, a écrit en 2005 un livre où il parle de son homosexualité (ce qui n’était pas un secret) et relate des expériences relevant du tourisme sexuel. Si Polanski est défendu en tant qu’artiste (comme s’il s’agissait d’un statut lui conférant des droits particuliers), Frédéric Mitterrand, lui, est pris à parti à propos d’un livre au titre révélateur (la Mauvaise vie8) qui n’est, selon lui, ni une fiction ni une biographie et qu’il présente comme un « tract ». Qu’est-ce à dire ?
Ce livre, où un chapitre parle de tourisme sexuel pour en montrer l’horreur et l’indignité, est un récit « moral » (terme de Frédéric Mitterrand à la télévision) où l’auteur raconte l’enfer qu’il a connu et comment il en est sorti. Ne parlant pas en hédoniste ni avec bonheur de ses pratiques sexuelles, il veut montrer qu’il a traversé un monde écœurant et glauque. D’ailleurs, non sans courage, Frédéric Mitterrand a reconnu des faits9, ceux de la prostitution avec des adultes mais il s’est défendu d’avoir fait du mal à qui que ce soit, d’être pédophile et d’avoir payé des relations avec des mineurs10. Aura-t-il réussi à calmer l’affaire ? L’affaire Mitterrand sera-t-elle une brève histoire ? À ce jour, le président ne l’a pas lâché mais la droite l’a obligé à s’expliquer publiquement et à passer à des aveux médiatisés. Si la justice n’est pas en jeu, Mitterrand a dû se justifier devant des gens qui, une fois encore, n’avaient pas fait le service minimal, à savoir la lecture du livre dans sa totalité pour en comprendre le sens et l’esprit. Quand Benoît Hamon évoque des chapitres du livre, quand Laurence Ferrari (présentatrice vedette du 20 heures) ose dire qu’elle n’a lu que les passages concernés (ceux qui font « l’affaire »), on est effrayé. Et d’autant que la dernière question de la présentatrice prouve qu’elle n’a pas écouté (ou qu’elle n’a pas compris) les propos du ministre invité sur le plateau de TF1 (elle lui a demandé s’il compte quitter le cénacle de l’Assemblée le jour où les députés y discuteront du tourisme sexuel…alors qu’il vient d’en faire le procès devant elle !).
Si Polanski doit répondre à la justice américaine qui suit imperturbablement son cours, si l’on peut être offusqué du fonctionnement de cette procédure, la manière dont une large fraction de la classe politique (« on attend qu’il s’explique ») a sommé le ministre de s’expliquer « tout seul comme un grand » et l’a jeté dans l’arène médiatique pour répondre aux questions d’une journaliste à côté de la plaque laisse pantois. Il faut avouer la vérité en public, avouer, avouer…Mais les quadras de gauche n’ont pas fait preuve non plus d’une grande maturité, à moins qu’ils ne connaissent que le jeu infernal de la machinerie médiatique quand elle se met en route comme un broyeur.
Que retenir de ces deux affaires qui se sont télescopées ? L’erreur de croire qu’un artiste est au-dessus des lois, l’incapacité à parler des faits (procès-verbal d’instruction ou lecture d’un livre), le choix de la télévision comme lieu d’un simulacre de procès… Mais, derrière tout cela, le plus grave et manifeste est la privatisation de la vie publique que le président Sarkozy aura contribué à précipiter.
Ce n’est qu’un début, emballements et déballages sont devant nous, il va falloir sortir de ces débats d’opinion où l’on conspue, lynche ou justifie par incapacité de parler d’emblée des faits. Mais la France d’aujourd’hui peut-elle faire autre chose que se déballer et s’emballer ? On l’espère… Peut-être à tort ! Parallèlement à ces deux affaires, Sylvie Brunel, géographe réputée, règle ses comptes avec les mensonges en tous genres (dont les plus intimes) de son ministre de mari, Éric Besson, le bien-aimé de Nicolas Sarkozy.
Olivier Mongin
Coup de sonde
Conservation et changement au Maroc
À propos de…
Pierre Vermeren, le Maroc de Mohammed VI. La transition inachevée, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2009, 320 p.
Vincent Courcelle-Labrousse et Nicolas Marmié, la Guerre du Rif. Maroc 1921-1926, Paris, Le Seuil, coll. « Points Histoire », 2009, 364 p.
Le Maroc a la réputation de faire des élections propres sous l’œil du Palais. Les élections municipales du 12 juin 2009 ont donné une petite avance au parti officieux de Mohammed VI, le Parti authenticité et modernité (le pam, 21, 7 % des voix) créé en 2008 par un proche du roi et dont le nom résume tout le programme de la monarchie pour le Maroc. Il arrive juste devant l’historique parti nationaliste, l’Istîqlal (19, 1 %). Le Parti de la justice et du développement, la formation islamiste, obtenait 17 % des voix, alors qu’il n’était pas autorisé à se présenter dans tout le pays. L’essentiel semble acquis pour le roi : les coalitions pour diriger les communes se font autour du pam. Le Palais restera donc le maître des exécutifs locaux, comme de toutes les institutions politiques et économiques marocaines. Pour la première fois, les femmes disposeront de 12 % de sièges des conseils municipaux.
Le Maroc a changé depuis les « années de plomb » d’Hassan II. Mais il est très loin d’avoir achevé sa transition vers un régime démocratique, capable de relever les problèmes du développement, d’intégrer une population de plus en plus nombreuse au système politique, économique et social, si tant est que la direction de cette transition soit celle d’une évolution à l’espagnole comme après la mort de Franco. Une série d’éléments pourrait le laisser penser : la monarchie constitutionnelle, l’économie fondée sur le tourisme, la construction, les exportations (textiles, agricoles, phosphates), les investissements étrangers et les transferts d’argent de l’immigration marocaine. La société est plus ouverte et Pierre Vermeren, en dressant le tableau du Maroc dix ans après l’arrivée sur le trône de Mohammed VI, ne sous-estime pas l’ampleur des changements. Mais le pays réel est bien différent de celui proposé aux touristes, aux investisseurs et aux gouvernements étrangers.
Le dur désir de durer
Que veut donc le « bon roi » Mohammed VI ? Que veulent les élites du Makhzen qui tiennent le pays ? Durer avant tout et, pour cela, réformer.
Si, pour les élites du Makhzen, le triple objectif de promouvoir une monarchie éclairée, des réformes et de la transparence reste à l’ordre du jour, c’est à la condition que soient préservées les formes et les cadres traditionnels du commandement et de l’autorité, estime P. Vermeren.
Cela passe par de grands écarts. Le Makhzen entend maintenir son contrôle sur les institutions tout en cherchant à développer une petite vie politique démocratique excluant les islamistes. Le Makhzen veut garantir ses privilèges tout en luttant un peu contre la corruption. Le pays reste sous le contrôle des forces de sécurité, mais le pouvoir épure dans des limites acceptables les « années de plomb ». Mohammed VI joue l’alliance avec les États-Unis tout en ménageant une place de premier choix aux Européens, en particulier les Français, au Maroc. Il affirme l’islamité et l’arabité du Maroc tout en lâchant un peu de lest sur l’amaghizité. Il ne bouleverse pas le code de la famille, mais ménage une place plus grande aux femmes. Il pérennise un islamisme d’État pour détourner le Maroc de l’islamisme radical. Il maintient les meilleures relations avec les pays du Golfe et joue les bons offices avec Israël. Il ne lâche rien sur le Sahara occidental, mais regrette l’absence d’un Maghreb uni. La frontière avec l’Algérie est fermée. En matière de développement économique du pays, il joue la carte de la position du Maroc, à la périphérie sud de l’Europe, pour obtenir l’aide financière de l’Union européenne, attirer les investissements étrangers et exporter du textile de plus en plus concurrencé par la Chine, mais la monarchie renforce son poids dans l’économie par ses propriétés et ses participations. Le roi contrôlerait 60 % de la capitalisation de la bourse de Casablanca. P. Vermeren parle d’une « alaouisation de l’économie ».
Selon l’auteur, tout le problème est de savoir jusqu’à quand le mécanisme lent et prudent de la réforme peut fonctionner dans une société aussi jeune que celle du Maroc. Officiellement, la pauvreté aurait baissé (2, 8 millions de Marocains sous le seuil de pauvreté en 2008 contre 5 millions en 2005) mais le chômage reste très élevé : 40 % de la main-d’œuvre agricole est en sous-emploi chronique, 30 % des diplômés sont au chômage. Près de la moitié des salariés du secteur privé ne cotisent pas à la sécurité sociale. La courbe de l’alphabétisation ne suit pas celle de la démographie. Un adulte sur deux est analphabète (80 % des femmes). Trois à quatre enfants sur dix ne vont pas à l’école. La pénurie de logements est structurelle. La jeunesse, de plus en plus urbaine, est écartelée entre des modèles souvent opposés. Elle reproduit une société patriarcale, mais le rôle des femmes s’affirme de plus en plus dans toutes les classes de la société. La pratique religieuse demeure très élevée et le sacré très présent, mais la sécularisation des moeurs est croissante. De cette jeunesse, jaillissent des forces de vie, la vitalité de la scène musicale marocaine l’atteste, et des forces de mort – les attentats de 2003 à Casablanca rappellent qu’il y a des candidats marocains au djihad.
« Combien de temps encore la jeune génération acceptera-t-elle d’avoir devant elle un avenir bouché ? » (p. 304). Tant que l’émigration demeurera une soupape de sécurité ! La monarchie marocaine ne peut pas compter sur l’existence d’une véritable classe moyenne, comme dans les pays émergents, la Turquie par exemple. Elle ne peut pas compter davantage sur une manne gazière et pétrolière. Elle ne peut finalement qu’espérer durer jusqu’à ce que les effets du ralentissement rapide de la natalité se fassent sentir en termes d’emploi et de niveau de vie. Cela prendra une génération environ. Ce temps sera-t-il suffisant ?
Si l’on peut faire crédit au roi et au Makhzen d’une volonté réformatrice, à la lecture de l’ouvrage de Pierre Vermeren, on est assez pessimiste sur leur capacité à réformer suffisamment en profondeur les institutions et la société pour une raison fondamentale. L’État – du moins dans sa partie supérieure (le Makhzen) – et la société évoluent dans deux sphères complètement différentes et souvent étrangères l’une à l’autre et la mobilité sociale est bien faible. Cette réalité est suffisamment forte pour justifier le partage en deux parties de l’ouvrage, la première présentant le système politique, la seconde la société. Jamais on n’avait lu une enquête aussi documentée (la première partie est un véritable Who’s Who du Makhzen – on regrette d’autant plus qu’il n’y ait pas d’index) de la transformation de l’ancien Makhzen, établi sur les familles fassi (de Fez), dont les membres les plus influents, souvent passés par le Collège royal, faisaient partie de la « vieille garde » d’Hassan II, en un néo-Makhzen, où les liens familiaux, loin d’avoir disparu, sont complétés par les compétences acquises et les alliances nouées en France dans des filières de formation des grands corps, en particulier les X-Ponts. Placés à la tête des administrations et des entreprises du pays, ces « managers du roi » font du Makhzen une véritable technostructure au service de la monarchie et des privilèges qui résultent de l’allégeance au roi.
Une légitimité issue de l’histoire
C’est en s’appuyant sur la grâce divine (la baraka) que confère la descendance avec le prophète (le chérifisme), sur le monopole de l’émission des fatwa que lui donne le statut de commandeur des croyants et la mise sous sa coupe des oulémas que Mohammed VI s’attache à réformer en particulier le code de la famille. Ce serait donc en puisant dans la tradition que la modernisation aurait des chances de réussir. Elle serait perçue comme un changement endogène et non pas comme un élément exogène comme dans de nombreux pays arabes. Or, si la monarchie alaouite est fort ancienne, sa puissance au début du siècle était bien faible. Le sultan fut en effet contraint lors de la conférence d’Algésiras en 1906 d’abandonner le Maroc aux puissances étrangères. Les oulémas le destituèrent parce qu’il avait laissé des puissances chrétiennes s’installer au Maroc. Il fallut toute l’intelligence de Lyautey pour comprendre les bénéfices à tirer de la restauration de la monarchie alaouite. En 1912, au traité de Fez, la France devint ainsi le protecteur du sultan, Moulay Youssef. Pourtant, à la fin de la Première Guerre mondiale, l’avenir de la monarchie était loin d’être totalement assuré. C’est ce que montre l’excellente histoire de la guerre du Rif (1921-1926) que proposent l’avocat Vincent Courcelle-Labrousse et le journaliste Nicolas Marmié. Elle opposa l’émir Abdelkrim à la tête des tribus rifaines à l’Espagne d’Alphonse XIII et de Primo de Rivera à la France du Cartel des gauches « protectrice » du sultan Moulay Youssef.
Les origines de cette guerre remontent à la fondation du protectorat. La France accorda à l’Espagne des possessions dans le nord du Maroc. Une armée espagnole établit « un protectorat de caserne » au pied des montagnes du Rif où des tribus berbères étaient en dissidence perpétuelle avec le sultan du Maroc. Une politique de prestige révolue et l’esprit de Reconquista poussèrent les Espagnols à mettre la main sur le Rif. Ils trouvèrent dans la tribu d’Abdelkrim un puissant client qui joua les tribus les unes contre les autres en déstabilisant le système judiciaire rifain basé sur la charia d’une part et sur le droit coutumier d’autre part. Ce dernier prévoyait, quand il y avait un meurtre dans une tribu ou une fraction de tribu, le paiement d’une amende par l’autre groupe de façon à dédommager le groupe victime de la perte d’un de ses membres tout en arrêtant le cycle de la vengeance. En empêchant le paiement des amendes, donc en empêchant le fonctionnement du système vindicatoire, Abdelkrim encouragea le cycle de vendettas pour le plus grand bénéfice des Espagnols.
Tout changea après la Première Guerre mondiale. La participation des troupes coloniales à la guerre, le jeu des puissances au sujet du contrôle du détroit de Gibraltar élargirent l’horizon politique d’Abdelkrim. La guerre révélait le Maghreb à lui-même. Abdelkrim quitta alors le milieu judiciaire et celui des publicistes espagnols de Melilla et revint dans la montagne du Rif où il organisa à partir de 1920 la résistance à la pénétration espagnole. Il infligea une cuisante défaite en août 1921 aux Espagnols, encercla Melilla, fit tomber plusieurs gouvernements d’Alphonse XIII. L’impossibilité de l’Espagne à venir à bout des Rifains provoqua l’arrivée au pouvoir du dictateur militaire Primo de Rivera en 1923. C’était la première fois que des combattants des peuples colonisés battaient une armée coloniale, certes mal commandée, composée de regulares musulmans, franchement corrompue, et dangereusement politisée, mais une armée quand même. C’était la première fois que des colonisés décidaient du sort d’un gouvernement européen, certes de second rang, mais au passé glorieux. L’événement fut médité partout au Maghreb. Il commença à inquiéter Lyautey, qui jusque-là n’avait pas été mécontent d’observer les difficultés de l’Espagne, laquelle utilisa en 1923 une arme nouvelle pour elle et fabriquée avec l’aide des Allemands, les obus d’ypérite, plus connus pendant la Grande Guerre sous le nom de gaz moutarde.
C’était sans compter avec la mise en place d’un Makhzen rifain que Lyautey qualifia d’« État rifain » et de « régime à la prussienne ». Sa capitale était Ajdir. Cet embryon d’État ne pouvait que menacer le protectorat tôt ou tard. Abdelkrim rechercha l’alliance du Royaume-Uni. Il notifia à la Sdn l’indépendance de la République du Rif. Il exigea des chefs de tribus le serment d’allégeance, leva un impôt et comprit vite que le tribalisme était la faiblesse du Rif. C’est pourquoi il imposa un ordre islamique rigoureux en remplaçant le droit coutumier des tribus, fondamentalement anti-étatique, par le droit coranique et institua dans les tribus des cadis, les juges musulmans. L’islam était en somme la ressource politique qui permettait la mise en place d’une confédération de tribus – l’État rifain. Abdelkrim ne mena pas une guérilla, mais une guerre moderne : une armée de 16 000 réguliers auxquels s’ajoutaient les levées pour les campagnes, disposant d’une artillerie prise aux Espagnols ou achetée aux Anglais, de liaisons téléphoniques et ayant constitué un réseau de tranchées. Ce fut donc une guerre inspirée de 1914-1918 qu’il pratiqua. En avril 1925, il attaqua avec cet appareil politique et militaire le protectorat du Maroc et la France avec l’ambition de s’emparer de Fez où se trouvait la légitimité religieuse du pouvoir. Dans un premier temps, les 56 bataillons de Lyautey reculèrent. Fez était menacé. C’était par conséquent tout le système du protectorat qui pouvait être remis en cause au cours de l’été 1925.
Outre le récit des événements militaires qui permet d’avoir une vision d’ensemble de la guerre, l’un des grands mérites du livre est aussi de montrer comment une opinion et un militantisme anticolonial se créèrent en France à l’occasion du soutien au Rif. La Sfio, qui faisait partie du Cartel des gauches, soutint la guerre que menèrent Paul Painlevé puis Édouard Herriot. L’opposition vint du Pcf et de la Cgtu. Le 12 octobre 1925, la Cgtu appela à la première grève générale contre la guerre au Maroc. Ce fut un succès : 250 000 à 500 000 grévistes surtout en région parisienne. Le pacifisme l’explique pour une part : 100 000 hommes étaient envoyés au Maroc. Mais le succès de la grève montra aussi la force du thème de l’internationalisme dans ces années encore marquées par la dynamique de la révolution bolchevique : des ouvriers d’un pays industrialisé pouvaient se sentir solidaires de paysans rifains. Le consensus colonial n’était peut-être pas aussi profond que l’exposition coloniale de 1930 semblera l’exprimer quelques années plus tard. Doriot tenta de rencontrer Abdelkrim. Thorez se fit connaître d’abord comme secrétaire d’un comité d’action contre la guerre au Maroc. Les surréalistes entrèrent en politique à cette occasion pour protester dans le sillage du Pcf contre la guerre du Rif au mois de juillet 1925. La guerre du Rif fut un moment de basculement de l’empire colonial. La révolte de la montagne druze contre le mandat français, la naissance en 1926 dans l’émigration algérienne à Paris de l’Étoile nord-africaine en furent d’autres signes.
Mais entre-temps, Pétain avait été envoyé au Maroc. Il mit sur la touche Lyautey, dépouillé, d’abord comme le souhaitait Painlevé, de son commandement militaire puis du commandement civil. Le vainqueur de Verdun mena une guerre totale contre le Rif. Elle tenait davantage de la guerre de 1914-1918, par l’usage intensif de l’artillerie et les combats à la baïonnette, que de la guerre coloniale comme celle qui fut conduite contre Abdelkader en Algérie au xixe siècle. Abdelkrim sous-estima-t-il la détermination française à partir de l’été 1925 ? Il repoussa en effet une proposition de paix franco-espagnole, ce qui scella l’alliance entre Pétain et Primo de Rivera et, à travers eux, de la droite nationaliste française et de la droite phalangiste espagnole, une question évoquée par Vincent Courcelle-Labrousse et Nicolas Marmié, mais qui n’est pas creusée alors qu’elle est essentielle pour la suite (Pétain devint ambassadeur de France à Madrid en 1939). Ce fut une « erreur » d’Abdelkrim, selon les auteurs. Mais n’était-ce pas la guerre qui assurait l’unité de l’État rifain, lequel, une fois en paix, serait revenu à la siba et à la fitna – aux interminables guerres entre tribus ? C’était bien la guerre qui faisait l’État d’Abdelkrim et non l’inverse. Le Rif était encerclé par l’Espagne au nord, où commandait un officier du Tercio (la légion) créée en 1920 – Franco – et par la France et la monarchie alaouite au sud. C’était la fin de la République du Rif. Abdelkrim se rendit aux Français le 26 mai 1926 et fut transporté à la Réunion où il demeura jusqu’en 1947.
Le 14 juillet 1926, les vainqueurs d’Abdelkrim assistaient au défilé sous l’Arc de triomphe à Paris : Moulay Youssef avait traversé pour la première fois la Méditerranée. Sur la photographie figurant dans le cahier central et que décrivent les auteurs, il est séparé du président Gaston Doumergue et du président du Conseil Édouard Herriot par Primo de Rivera. À droite sur la photo se tient Pétain. Ils sont tous là, les vainqueurs d’Abdelkrim : la droite nationaliste et phalangiste espagnole – elle pourra tirer parti du glorieux Maroc espagnol –, la République française protectrice du sultan et la monarchie alaouite finalement grand vainqueur d’Abdelkrim puisque, grâce aux canons de Pétain, elle renforçait sa légitimité dynastique et religieuse sur le Maroc. Mohammed V épousa un nationalisme conservateur, porté par quelques fils de grandes familles du Makhzen seulement à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et encore timidement. Le trône fit l’économie d’une guerre d’indépendance (obtenue en 1956) contre la France mais pas d’une guerre impitoyable contre les Rifains dissidents, en particulier contre la tribu d’Abdelkrim, les Beni Ouriaghel, en 1959. Il n’y eut donc pas de bouleversement des structures sociales héritées de la colonisation et de la monarchie. Hassan II élimina tous ceux qui étaient susceptibles de le menacer.
Le Maroc de Mohammed VI est l’héritier de cette histoire, une histoire dominée par le conservatisme : la légitimité dynastique et religieuse, l’apport occidental du protectorat, un nationalisme prudent, une répression toujours impitoyable contre les ennemis du trône et une réforme à tout petits pas. De Moulay Youssef à Mohammed VI, la monarchie a fait en sorte que la principale force de changement soit aussi la principale force de conservation. C’est la formule de la stabilité
Jean-Pierre Peyroulou
Librairie
Colum McCann, ET QUE LE VASTE MONDE POURSUIVE SA COURSE FOLLE, Paris, Belfond, 435 p., 22 €
La parution de ce roman dont le titre en français fait référence au poète américain Walt Whitman alors que l’intitulé en anglais Let The Great World Spin11 est inspiré de Lord Tennyson, poète britannique de l’époque victorienne, permet de situer l’originalité de Colum McCann, écrivain irlandais installé à New York. En une dizaine d’années, deux recueils de nouvelles, un court récit et cinq romans, Colum McCann a imposé un univers où les parcours des petites gens comme des célébrités accompagnent les mouvements de l’histoire.
Et que le vaste monde poursuive sa course folle, présenté comme un roman social allégorique des événements du 11 septembre 2001, orchestre le croisement de personnages anonymes en ce jour d’août 1974 où le Français Philippe Petit marche sur un fil entre les deux tours du World Trade Center.
À travers les rencontres incongrues entre un prêtre irlandais, des prostituées du Bronx, des mères de toutes origines ayant perdu un fils au Vietnam, des tagueurs dans le métro, des pirates internautes, Colum McCann met en scène des laissés-pour-compte, exilés dans une histoire qui leur échappe. Il les présente comme autant de funambules titubant sur la corde raide de leur misère quotidienne, qu’elle soit culturelle, politique, physique ou matérielle et les confrontent à l’image de l’équilibriste perché entre les tours dans le ciel, défi inutile ou vision prémonitoire. Traquant la singularité de leurs voix par la multiplication de monologues, il juxtapose leurs aventures avant d’imaginer des télescopages qui donnent un sens à leurs errances.
Colum McCann, né dans la banlieue de Dublin en 1965, reçoit une éducation catholique au sein de sa famille et au Clonkeen College qu’il rejoint à douze ans. Initié dès son plus jeune âge au plaisir de la lecture par son père journaliste et éditeur, Colum McCann se tourne vers l’écriture, obtenant pendant ses études le prix du jeune journaliste de l’année pour son travail sur le sort des femmes battues de Dublin. Son diplôme obtenu, il alterne travail dans des journaux, séjours à New York et voyages aux États-Unis qu’il parcourt à bicyclette, puis au Japon où il suit sa femme Alison rencontrée en 1992. Depuis leur retour à New York en 1994, Colum McCann donne des cours de creative writing à Hunter College, collabore à des journaux comme le New York Times, le Guardian et même Paris Match et se consacre avec succès au métier de romancier.
Et que le vaste monde poursuive sa course folle est un livre étrangement déroutant. Colum McCann en structure les quatre parties autour d’un exploit sportif précis, sans jamais toutefois en nommer l’auteur. Il annonce un récit en écho aux événements du 11 septembre 2001, s’inscrivant aux côtés de Don DeLillo12, de Jonathan Safran Foer13 ou de Joseph O’Neill14 dans sa volonté de mesurer le traumatisme de la société américaine, mais situe l’action quelque trente ans auparavant, seules les dernières pages se déroulant en 2006. Il décrit la dureté de la vie quotidienne dans les années 1970 sans évoquer pour autant la gravité de la crise économique avec son cortège de chômage et d’inflation. Ces silences et ces écarts rythment le corps de la narration, engendrant une interrogation sur sa finalité.
Dans ce roman, Colum McCann renoue avec tous les paramètres qui ont assuré sa notoriété, s’appuyant sur des techniques narratives comparables. Mais à l’image de la corde tendue entre les deux tours, les fils invisibles qu’il tisse – entre l’Irlande et New York, la violence des sévices endurés et la capacité à se reconstruire, les postures d’écrivain et de lecteur – lui permettent de conjuguer autrement les notions de rédemption, de délivrance ou de beauté.
Colum McCann aime s’inspirer d’un fait ou d’un personnage réel : dans Danseur15 il se référait à Rudolf Noureev, dans Zoli16 il s’appuyait sur la vie de la poétesse gitane Papusza. Dans Et que le monde poursuive sa course folle, l’élément concret devient le passage d’une tour du World Trade Center à une autre sur un cable tendu.
Colum McCann revendique une connaissance intime des microcosmes qu’il raconte, refusant de se contenter du seul travail documentaire. De même que pour les Saisons de la nuit17, il avait passé deux années à rencontrer des sans-abri, réfugiés dans les tunnels du métro new-yorkais, pour ce dernier roman, il a sillonné pendant des mois le quartier du Bronx avec des patrouilles de policiers.
Colum McCann se passionne pour les marginaux, s’appesantit sur les détails les plus sordides, décline les malheurs qui s’abattent sur plusieurs générations ou décrypte les contradictions qui détruisent. La prostituée Tillie arpente les trottoirs mal famés du Bronx avec sa propre fille Jazzlyn, mais, une fois en prison pour vol, elle est désespérée de ne plus pouvoir assurer un avenir décent à ses petitesfilles ; le père Corrigan qui tente d’apporter un peu de douceur aux indigents et aux inadaptés de son quartier, se droguant même pour mieux les comprendre, est déchiré par son amour pour Adelita, une réfugiée sud-américaine qui se bat pour élever correctement ses deux enfants.
Colum McCann pousse à l’extrême l’enchaînement des rencontres, précipitant les protagonistes dans un tourbillon incontrôlé qui peut tout autant provoquer leur perte que protéger leur intégrité ou assurer leur survie. Gloria, qui a perdu ses trois fils au Vietnam, finit par élever Jazzlyn et Janice, les fillettes de Jazzlyn, morte avec le père Corrigan dans l’accident de voiture provoqué par une artiste, Lara, que le frère du prêtre va épouser et ramener en Irlande. Chacun est à la fois tragiquement solitaire et solidaire d’un ensemble dont il ignore être partie prenante. Seule l’allusion au funambule entre les tours, répétée une dizaine de fois dans le roman, parfois artificiellement, sous la forme d’un regard, d’une photographie ou d’un commentaire, anticipe le carambolage des événements.
Colum McCann construit son récit autour de monologues, alternant instantanés du présent et réminiscences du passé, l’avenir étant le plus souvent absent ou barré. Quand Ciaran Corrigan raconte les jeunes années en Irlande, son arrivée à New York, la mort de son frère, les personnages qu’il côtoie, qu’il s’agisse des prostituées, d’Adelita, des vieillards de la maison de retraite, de Lara, de Gloria, il se dévoile et en même temps donne magistralement corps aux autres voix. Colum McCann excelle à isoler les particularismes des discours, imposant des ruptures de ton dans le récit, alternant conversations élaborées et formules lapidaires, expressions sophistiquées et phrases incomplètes. Cette polyphonie, en diluant les repères narratifs, nuit parfois à la densité du propos.
Avec pour ambition affirmée d’ouvrir autant « d’enveloppes » que possible, Colum McCann ne renonce à aucune piste de réflexion et, par les décalages incessants qu’il impose à son récit, se joue de la mobilité sensible et intellectuelle de son lecteur. Au détour de passages violents, il distille des remarques sur la beauté, véhicule d’une forme de consolation. Il inscrit en pointillés l’évolution de la société : l’amitié entre Gloria, la pauvre femme noire du Bronx, et Claire, la bourgeoise blanche juive d’un quartier huppé de Manhattan annonce l’élection de Barack Obama ; les pages consacrées aux jeunes pirates internautes suggèrent la montée en puissance de l’internet.
Colum McCann conjugue toutes les formes d’exil – géographique, racial, social ou intérieur – mais il y joint désormais son corollaire, le retour au pays, chez soi, en soi. Hormis le prêtre Corrigan et la prostituée Jazzlin qui se situent à part – ils ne racontent jamais leur propre histoire, sont uniquement évoqués par des tiers et meurent à la fin de la première partie du livre, symboles aussi des tours qui s’effondrent –, les protagonistes du roman parviennent à se reconstruire grâce à une mosaïque de liens. Colum McCann ne les conçoit plus comme des pantins suspendus à un fil ténu au-dessus d’abîmes vertigineux, mais comme des êtres conscients, en phase avec leur destin :
Si les gens ont décidé de l’endroit où ils seront enterrés, c’est qu’ils savent d’où ils viennent18.
Sylvie Bressler
Francis Deron, LE PROCÈS DES KHMERS ROUGES. Trente ans d’enquête sur le génocide cambodgien, Paris, Gallimard, 2009, 465 p., 24, 90 €
Ils ne sont que cinq. Cinq pour ces 3 ans 8 mois et 20 jours d’une tragédie qui causa la mort de près de deux millions de personnes. Leurs noms : Khieu Samphan, Nuon Chea, Ieng Sary, Ieng Thirith et Kaing Guek Eav alias Duch. Ils vont devoir répondre de leurs actes devant les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (Cetc). Francis Deron nous restitue dans son ouvrage l’histoire de ces individus – en n’omettant nullement les absents du procès – responsables de l’un des pires massacres du xxe siècle, et qui vécurent pourtant en toute impunité pendant plus de vingt ans. Ce laps de temps entre les crimes et le procès a permis à certains d’échapper à la justice, notamment le frère n° 1, Pol Pot. Mais, en elle-même, l’existence de ce tribunal, longtemps impensable, est une victoire. C’est donc d’abord et avant tout dans la perspective d’écorner un peu plus cette impunité que l’ouvrage de Francis Deron s’inscrit. Devant ce crime longtemps occulté, nuancé et minimisé, le journaliste prend le parti d’être un observateur qui instruit à charge. Les coupables dans un premier temps, les non-justiciables dans un deuxième. Car le drame du Cambodge n’aurait pas été possible sans cette dose de cynisme et de réalisme politique des chancelleries qui, poussée ici à l’extrême, ne peut que révulser.
Francis Deron n’ambitionne pas dans cet ouvrage de faire l’histoire d’un régime mais de suivre l’itinéraire de ses principaux protagonistes. Si ce choix d’investigation permet de prendre la mesure des responsabilités individuelles en déconstruisant les arguties habituellement utilisées par les criminels de masse, il donne surtout à cette tragédie cambodgienne une dimension autrement plus vaste que celle explicitement limitée du tribunal : le Kampuchéa démocratique (KD) du 17 avril 1975 au 7 janvier 1979. Cette perspective vise donc à replacer le procès dans un cadre, puisque ce n’est pas là le rôle des Cetc. S’appuyant sur la littérature scientifique existante, étayant son propos d’une expérience de terrain de plus de vingt ans, Francis Deron inscrit les acteurs de cet appareil khmer rouge dans une dynamique large (du milieu des années 1950 jusqu’à l’ouverture du procès en 2009), sans pour autant ne jamais rien céder à une approche circonstancielle.
Qu’ils aient bénéficié d’encouragements, de compromissions et d’indifférences complices, comme il l’affirme dans l’introduction, ne réduit en rien leur responsabilité.
Il s’agit plutôt ici d’élargir le champ des responsabilités en insérant ce groupuscule dans l’histoire des guerres d’Indochine et ainsi mettre en lumière les rôles de la Chine et des États-Unis.
Sur les cinq protagonistes, Francis Deron examine plus particulièrement le cas Duch. Le responsable du centre S-21 – où plus de 14 000 personnes furent emprisonnées, torturées puis exécutées – ne fut certes qu’un cadre subalterne du KD mais son parcours « beaucoup plus linéaire que celui des autres accusés […] n’en traduit que mieux une époque, une transition, un basculement ». Il est en effet révélateur de l’itinéraire de cette jeunesse éduquée sous l’ère Sihanouk qui s’est ralliée au mouvement khmer rouge à la fin des années 1960. Mais c’est surtout « l’examen de son rôle [qui] permet de donner une dimension concrète aux abstractions de l’ordre politique qu’il a servi ». Il fut la parfaite tête agissante d’une machine de mort où se mêlent idéologie de pureté politique, obsession paranoïaque de l’ennemi à débusquer et ingénierie de la souffrance. Le centre d’interrogation S-21 qu’il dirigea avec une méticulosité et une dévotion inique est, comme le souligne Jean-Louis Margolin, « l’un des abysses les plus profonds jamais ouverts par des hommes19 ».
Bien plus controversées et délicates sont les questions de la définition du massacre et de l’enjeu mémoriel que Francis Deron aborde en toile de fond de son ouvrage. Le caractère paroxystique du régime pose en effet un problème historiographique majeur et l’usage qui est fait de la notion de génocide semble souvent répondre à des critères plus mémoriels et juridiques qu’historiques. Penser les phénomènes de destruction ne peut certes décemment se contenter d’une approche uniquement scientifique, ni même se dégager entièrement du droit. Mais le rôle de l’observateur n’est pas de dire la loi. Il ne peut y avoir ni Histoire officielle, ni Histoire dogmatique, comme l’affirme Jacques Sémelin, qui sont toutes deux aux antipodes du métier d’historien. Le cas cambodgien, au même titre que la famine ukrainienne et le massacre des Tibétains, constitue un événement limite au sein de la violence communiste. S’il s’agit évidemment de les problématiser et les comparer, c’est pour jauger des similitudes et des différences, non pour y apposer un terme définitif. La position du chercheur à l’égard de ces objets détestables n’est ni de les sacraliser ni de les désacraliser, mais d’en comprendre les dynamiques. Exercice périlleux certes, qui heurte inévitablement les sensibilités. Au moins le chercheur partage-t-il cette conviction, peut-être erronée, que le savoir puisse modestement contribuer à la prévention des crimes de masse.
Cependant, l’Histoire a parfois, selon l’expression de Michelet, pour premier devoir de perdre le respect. Et c’est ce que fait admirablement Francis Deron. Face à l’un des phénomènes politiques les plus meurtriers du xxe siècle, le communisme asiatique, le choix de Francis Deron fut tout au long de sa carrière de journaliste d’en démonter les mécanismes et d’en éclairer les zones d’ombre. Parti pris combatif pour le moins sensible, tant l’oubli décrété des uns se trouve renforcé par la complaisante indifférence des autres. Les communismes d’Asie suscitent des réactions en Occident pour le moins étranges, allant de l’engouement naïf aux velléités d’étouffer des réalités parfois dérangeantes, en passant par ces « images fausses ou brouillées acceptées sans être trop mises en question […] par vue courte ou calcul long20 ». Faut-il ici rappeler la mésaventure de l’article de Francis Deron visant à une évaluation quantitative des morts de la Révolution dite culturelle ? En 2008, en France, son écrit fut pilonné.
Qu’attendre alors de ce tribunal ? Réaliste quant à la publicité accordée tant au niveau national qu’international à ce procès, Francis Deron n’en considère pas moins cet événement comme un déblocage de mémoire, certes critiquable sur de nombreux points mais néanmoins salvateur. L’ouvrage du journaliste est un formidable outil de synthèse pour qui tente de saisir le cadre et les enjeux de ce procès, inscrivant la procédure judiciaire en tant que début nécessaire mais non suffisant. Car, comme le souligne Marcel Lemonde, co-juge d’instruction aux Cetc :
L’intérêt d’un tel exercice de justice n’est pas d’envoyer derrière les barreaux quelques octogénaires en leur faisant porter une pancarte de culpabilité pénale. Il se situe dans tout ce que cela peut permettre de mémoire rentrée de s’exprimer à la faveur des débats dans le prétoire mais surtout au dehors.
Matthieu Timmerman
Daniel Lindenberg, LE PROCÈS DES LUMIÈRES. Essai sur la mondialisation des idées, Paris, Le Seuil, 2009, 296 p., 19 €. Jean Birnbaum, LES MAOCCIDENTS. Un néoconservatisme à la française, Paris, Stock, coll. « Parti pris », 2009, 140 p., 11 €
Dans des styles différents, ces deux ouvrages traitent d’un phénomène commun, le renouveau des idées conservatrices. Le phénomène ne retiendrait pas autant l’attention s’il n’illustrait un trouble des partages politiques et des héritages puisque les plus éloquentes expressions de ce revival réac émanent des sources les plus contradictoires mais en particulier de l’extrême gauche et, dans le cas français, de l’althusserisme finissant.
Jean Birnbaum, journaliste au Monde, fait une photo de groupe. Il développe dans cet ouvrage une série de portraits de quelques anciens de la Gauche prolétarienne (GP) présenté en avril et mai 2008 dans le quotidien : Benny Lévy, Jean-Claude Milner, Guy Lardreau, Christian Jambet, Gérard Bobillier… Il raconte donc son travail d’enquête, ses rendez-vous, dresse des généalogies, rappelle des rencontres et s’interroge sur la curieuse histoire collective de cet ensemble dont Benny Lévy constitue la figure centrale. Malgré la dénomination commune, peut-on parler de l’unité d’un groupe, dont les figures principales sont décédées (Benny Lévy, Guy Lardreau et, depuis la parution du livre, Gérard Bobillier, le directeur des éditions Verdier) ? Leur itinéraire en tout cas, à défaut d’être représentatif de segments plus larges de la population, puisqu’une forme d’aristocratisme intellectuel ne leur déplaît pas, ne laisse pas de surprendre, puisqu’il mêle l’althusserisme savant, la rigueur idéologique révolutionnaire (loin de l’effervescence éclectique soixante-huitarde), la radicalisation de l’extrême gauche dans les années 1970 puis le sentiment de l’échec et la poursuite plus ou moins cohérente, plus ou moins rationalisée après coup, de vocations personnelles, soit dans l’étude savante, soit dans le « retour » au judaïsme (qui est plutôt une « invention » au double sens de « découverte » et de « création ») en particulier pour Benny Lévy. Il nous invite donc à observer au microscope « une position militante qui ne se rencontre nulle part ailleurs », des parcours singuliers qui croisent et éclairent (plus qu’ils n’expriment) une histoire générationnelle mais toujours un aplomb étonnant, une rhétorique qui se veut implacable, une manière de se croire chargés d’un magistère et de polariser un champ intellectuel dont ils occuperaient naturellement le centre. L’interprétation de ce parcours, pour autant qu’il ait une signification collective (y a-t-il encore vraiment quelque chose de commun entre Christian Jambet et Jean-Claude Milner ?) reste difficile : est-ce un nouvel avatar du malentendu platonicien entre le philosophe et l’action politique ? Y aperçoit-on la vérité implicite d’une histoire générationnelle intransmissible (le livre se présente comme un prolongement du précédent ouvrage de Jean Birnbaum sur l’Espérance révolutionnaire au fil des générations, Stock, 2005) ? Faut-il y voir une remontée de maurrassisme (privilège de la tradition contre l’universel « abstrait ») qui apparaîtrait dès lors comme le courant souterrain encore le plus actif, inextricable, de l’intelligentsia française ? Cet ouvrage aide en tout cas à mieux comprendre la tension et même la brutalité des échanges au sein du milieu intellectuel depuis une dizaine d’années, comme si une forme d’estime réciproque avait été submergée par la poursuite sur le terrain intellectuel de logiques militantes sectaires.
Daniel Lindenberg ne suit pas la même méthode quasi monographique et prolonge son Rappel à l’ordre sur un mode plus distancié en prenant acte du « décentrement » de la vie intellectuelle. Il croise pourtant à plusieurs reprises les mêmes thèmes, en s’intéressant aux mêmes personnages (les deux auteurs relatent par exemple la soirée d’hommage à Benny Lévy donnée au théâtre Hébertot à Paris le 10 novembre 2003 dans une ambiance « électrique »). Pourquoi cette hostilité aux Lumières, aussi ancienne que l’idée de perfectibilité de l’homme, prend-elle des formes aussi inattendues et déconcertantes ? Les « anti-Lumières » constituent une rubrique de toutes les histoires des idées. Rien de nouveau de ce côté-là. Ce qui change, c’est qu’on ne peut plus faire de l’histoire des idées à la manière des manuels où les écoles de pensées se succèdent avec la grande majesté des dynasties royales et dans un ordre presque protocolaire. En nous présentant « la mondialisation des idées », Daniel Lindenberg décrit un monde saisi par l’incohérence, les filiations contradictoires, les idées happées par le mouvement perpétuel de l’opinion ou les bulles médiatiques. Ou pire encore, par la manipulation du langage telle qu’a pu la décrire un George Orwell. Sous sa plume, la « scène » intellectuelle ressemble à un théâtre à machine avec ses décors en trompe-l’œil, ses jeux de coulisse et ses apparitions surprises. Certaines confusions relèvent de mécanismes connus : glissement de sens des concepts à travers les époques, malentendus des traductions d’une langue ou d’un contexte culturel à l’autre, anachronismes plus ou moins maîtrisés…D’autres relèvent de la difficulté de dresser des généalogies quand les parcours personnels deviennent chaotiques, faits de revirements à moitié avoués, de fidélités personnelles ou de brouilles aux motifs indémêlables (les facteurs personnels, parfois même familiaux, jouent un rôle connu dans le néoconservatisme américain par exemple). Ses chapitres permettent d’analyser des phénomènes d’ordres différents. Certains relèvent des postérités multiples de la pensée contre-révolutionnaire. Ou bien de la postérité de concepts forgés dans des contextes spécifiques et de leur reprise ou de leur transposition dans d’autres situations, comme c’est le cas pour la notion de « totalitarisme » qui fait l’objet de querelles d’autant plus vives que sa puissance descriptive se trouve affaiblie si on l’applique sans discernement à toutes sortes d’oppressions politiques. D’autres phénomènes relèvent d’enjeux proprement globaux (comme la situation de l’« islam globalisé » ou les rapports entre sionisme et judaïsme) ou de déclinaisons locales de questions globales (migrations, nouvelles effervescences religieuses et « repolitisation du religieux »). Les derniers, enfin, relèvent de dynamiques politiques transnationales ou non (la révolution conservatrice) qui viennent interférer avec les programmes et les traditions politiques dans différents coins du monde. Assiste-ton, au final, à un mouvement de balancier global, soutenu par une « rhétorique du dégrisement », ou à une juxtaposition de montages approximatifs (réinvention des identités, emportements médiatiques, querelles nationales…) aux déclinaisons multiples en fonction des contextes ? Il semble prématuré de trancher aujourd’hui tant la situation apparaît mouvante. En tout cas, Daniel Lindenberg défend avec conviction la nécessité de poursuivre l’idéal des Lumières, sur le terrain politique comme dans le domaine des idées, non seulement parce que cet idéal reste fragile mais aussi à cause des impasses où nous conduisent les « modernisations réactionnaires ».
Marc-Olivier Padis
Brèves
Paul Claudel, LA CRISE. Amérique 1927-1932, Paris, Métailié, 2009, 254 p., 11 €
Cet ouvrage présente la correspondance diplomatique que Paul Claudel, ambassadeur de France à Washington entre le 15 décembre 1927 et le 1er décembre 1932, adresse à son ministre. Il retient l’attention à divers titres : tout d’abord, le voyageur et excellent observateur qu’est Claudel décrit fort bien la situation américaine tant sur le plan social qu’économique, et anticipe le krach de 1929 (« Tandis qu’il court d’une caisse à l’autre, [l’argent] est dérobé à la production, à la création de richesses réelles, et de tous côtés, l’on voit sortir, en effet, dans ce sens des aveux que jusqu’ici la conspiration universelle de la “prospérité” avait étouffés » [9 novembre 1929]) ; ensuite, il apparaît que l’écrivain qui saisit fort bien les rythmes de la Bourse rappelle involontairement que le savoir économique n’est pas nécessairement le mieux armé pour comprendre tous les ressorts de l’économie, et cela quoi qu’il en soit de son attitude vis-à-vis de l’argent (voir le récent livre de Jacques Julliard, l’Argent, Dieu et le diable. Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne, Paris, Flammarion, 2008) ; enfin, la remarquable préface de Renaud Fabre (celui-ci cite J. K. Galbraith qui écrit dans sa Brève histoire de l’euphorie financière : « Sortir de la crise, c’est tourner le dos à la folie. Mais si les fous peuvent communiquer leur folie, ils ne peuvent la percevoir et décider d’être raisonnables ») est l’une des meilleures comparaisons que l’on puisse lire à ce jour sur les krachs de 1929 et de 2008. Deux krachs aussi fous l’un que l’autre !
O. M.
Simon Deakin et Alain Supiot (sous la dir. de), CAPACITAS. Contract Law and the Institutional Preconditions of a Market Economy, Oxford et Portland Oregon, Hart Publishing, 2009, 178 p.
Regroupant des textes en anglais et en français, cet ouvrage collectif a le mérite de se risquer sur le plan conceptuel. Double risque au demeurant : promouvoir tout d’abord, dans le sillage d’auteurs aussi différents que l’économiste Amartya Sen ou le philosophe Paul Ricœur, le concept de « capacité » en rappelant sa signification et sa pertinence dans l’histoire du droit romain ; s’inquiéter parallèlement de la possibilité de privilégier ce terme dans le langage du droit et de la politique européenne. En effet, celui qui veut lutter contre le poids de la spécialisation et de la technicisation n’a peut-être pas d’autre choix que de faire des propositions dans l’ordre du langage. La politique passe par des mots qui ne sont pas tous condamnés à succomber aux artifices de la rhétorique. Critiquant le recours à la notion hybride de flexisécurité par le vocabulaire communautaire, Alain Supiot, l’auteur de Homo juridicus, résume l’esprit de ce livre en manifestant sa préférence pour le terme de capacité. Celui-ci « combine et hiérarchise d’une part la sécurité de l’état des personnes, et d’autre part leur aptitude à agir librement » : « La dimension biophysique de l’être humain (sa “contenance”, son utilité) s’y trouve associée à la reconnaissance de ses aptitudes premières à la liberté. »
O. M.
Nathalie Heinich, LA FABRIQUE DU PATRIMOINE. « De la cathédrale à la petite cuillère », Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2009, 288 p., 21 €
Reprenant une formule d’André Chastel pour qui la politique du patrimoine prend en considération tout et rien, « la cathédrale et la petite cuillère », s’arrêtant sur la borne Michelin qui vient d’être consacrée comme objet de patrimoine, Nathalie Heinich mène l’enquête sur la chaîne patrimoniale. À l’occasion de deux enquêtes (l’une pour la mission du patrimoine ethnologique du ministère de la Culture, l’autre pour le service chargé de l’inventaire du Patrimoine), elle s’interroge empiriquement sur les étapes du processus de patrimonialisation et sur les critères valorisés et retenus. Dans cette optique, la sociologue, qui poursuit ainsi son périple dans le monde des élites artistiques et des professionnels de la culture, associe un travail empirique de grande précision et une sociologie des valeurs. De ce parcours rigoureux et fort éclairant, on retiendra la prévalence du critère d’authenticité qui l’emporte sur celui de beauté : « Ce qui se consomme ainsi dans la visite au château comme dans la visite au musée c’est de l’authenticité : c’est l’accès à cette valeur-là qui se paie à l’entrée au moins autant que l’accès à la beauté des œuvres. » Mais faut-il en conclure que la politique patrimoniale doit favoriser cette demande d’authenticité et que celle-ci est subjective ? La sociologue conclut au contraire « qu’en matière de valeurs, l’absence d’objectivité absolue ne signifie nullement la subjectivité ».
O. M.
Emmanuel Hoog, MÉMOIRE ANNÉE ZÉRO, Paris, Le Seuil, 2009, 216 p., 18 €
Voilà un livre qui, ne se contentant pas de traiter brillamment un sujet, s’efforce de lui trouver un sens. Directeur de l’Institut national de l’audiovisuel (Ina) depuis 2001, Emmanuel Hoog sait fort bien de quoi il parle. Dans le sillage des « lieux de mémoire », il observe très politiquement la religion de la mémoire et s’arrête sur la fin du roman national. Bref, sur ce plan, trop de mémoire immobilise, trop de mémoire crée des impasses identitaires redoutables. Mais l’approche politique va ici de pair avec le constat d’une inflation mémorielle liée à la révolution numérique en cours, une inflation difficile à gérer comme en témoigne le flottement politique de la Bibliothèque nationale (Google ou pas Google !). Trop de mémoire politique, trop de mémoire numérique : entre réel et virtuel, la lourdeur l’emporte. Mais faut-il en rester à ce constat alarmiste ? À ce stade, Emmanuel Hoog recoupe la Mémoire, l’histoire, l’oubli de Paul Ricœur et s’interroge sur la place nécessaire qui devrait être impartie à l’oubli (ce qui vaut pour le patrimoine, l’histoire nationale et le numérique). Mais surtout il donne tout son sens à son titre, Mémoire année zéro, en tissant d’emblée un lien entre la crise dite économique de 2008 et l’inflation mémorielle. Assez finement, l’auteur convainc que la crise n’est pas seulement économique mais aussi mémorielle, et que répondre à une crise qui n’est pas qu’économique passe « sûrement » par un recours à une mémoire active, à une mémoire qui donne sa place à l’oubli. C’est comprendre aussi que la fin du roman national n’est peut-être pas un destin achevé si l’on admet que les révolutions en cours invitent à penser une mémoire à plusieurs rythmes. Telle est la force de cet ouvrage : non pas se satisfaire de traiter un sujet mais lui donner toute sa dimension politique, son sens historique.
O. M.
Khaled Al Khamissi, TAXI, Arles, Actes Sud, 2009, 192 p., 18, 80 €
Voilà une ville, Le Caire, prise en otage par son imagerie touristique, par sa violence endémique, par la misère, une ville qu’on connaît mal et qui est peut-être irreprésentable voire impensable. Mais c’est oublier la capacité de l’écriture de donner figure à des territoires chaotiques. Si les années qui ont précédé et incarné les années nassériennes rythment les romans de Naguib Mahfouz, Taxi (le premier livre d’un auteur dont le deuxième opus, Safînat Nûh, doit sortir fin 2009) évoque une Égypte urbaine épuisée, celle des années Moubarak qui n’en finissent pas de finir, à travers des saynètes d’une grande force (le plus populaire est souvent le plus subtil) et d’un humour tout cairote. L’auteur nous parle d’un pays où la corruption fait le lit du radicalisme religieux et réciproquement, d’une ville qui tourne en rond à vive allure et à coups de klaxon, toujours au bord de la panne ou de l’explosion. Une fois encore, la littérature vaut toutes les enquêtes et les 58 séquences qui sont autant d’itinéraires et de salutations à des personnages « populaires » qui ne veulent pas se faire avoir en témoignent. Mais peut-il en être autrement quand le mensonge et l’incompétence ont pris le dessus, quand la fuite en avant dans des véhicules qui tremblent de partout et où l’on parle en gesticulant est la seule issue possible ? Les taxis qui font le lien entre les individus et les lieux sont toujours une prodigieuse image de la société. Alors qu’un imam de la mosquée Al Ahzar vient d’affirmer que le port de la burqa n’était en rien une obligation coranique, la séquence fort drôle de cette femme qui se change dans un taxi, au fil de ses destinations et en fonction de ce qu’elle doit porter dans les lieux où elle se rend, n’est pas anodine.
O. M.
En écho
PENSER LA DÉCROISSANCE – Entropia. Revue d’étude théorique et politique de la décroissance, dirigée par Yves Cochet (n° 7, 5 octobre 2009), sous le titre « L’effondrement : et après ? », a le mérite de présenter les thèses et les convictions des partisans de la décroissance. Si certains articles frisent la rhétorique, les propos de Jean Gadrey sont très éclairants puisqu’il montre que les métiers de la décroissance (ceux qui accompagnent la révolution verte) peuvent produire plus d’emplois que ceux de la croissance incontrôlée. Voir aussi les articles de Simon Charbonneau, Bernard Guibert et celui de Luc Semal et Mathilde Szuba sur les transition towns.
ESPRIT DE RELIGION ET ESPRIT DE LAÏCITÉ – Sous le titre « Religion et politique dans les sociétés sécularisées : de la diversité des possibles laïques », la revue du Ceri (n° 44, juillet-septembre 2009, Paris, Les Presses de Sciences-Po) s’intéresse à la diversité des modèles de laïcité qui se constituent aujourd’hui à l’échelle de la planète. Camille Froidevaux-Metterie (voir son article « Comment l’esprit de religion défie l’esprit de laïcité ») résume le point de départ de ce dossier : « Dans les sociétés sécularisées, là où Dieu ne préside plus aux destinées humaines si ce n’est dans l’intimité des consciences, la prétention à réhabiliter les prescriptions divines dans le cadre de la vie commune […] n’a pas de raison de s’interrompre […]. Les fidèles sont devenus des croyants mondains qui éprouvent leur foi au quotidien, dans un monde sécularisé qu’ils acceptent comme tel. Expression par excellence de l’individualisme de la croyance, le fondamentalisme peut ainsi être appréhendé comme un vecteur de l’incorporation des valeurs modernes de pluralisme et d’individualisme dans des mentalités peu disposées en apparence à l’accepter. » Voir entre autres : « La mort à tout prix : les justifications de la peine capitale chez les croyants américains » (Ariane Zambiras) ; « Les figures de la laïcité postsoviétique en Russie » (Kathy Rousselet) ; « La cause laïque en Israël est-elle perdue ? » (Denis Charbit).
Mais qu’en est-il de l’évolution de l’Église catholique ? Émile Perreau-Saussine apporte un éclairage original dans une publication de la Fondation pour l’innovation politique d’octobre 2009 (« La politique de l’Église catholique. D’une querelle du libéralisme à l’autre ? »). Voir : contact@fondapol.org
REVUES – Fondée en 1829, La Revue des Deux Mondes est assurément la doyenne des revues françaises. Elle fête dans son numéro d’octobre-novembre 2009 son « Art de durer ». « À quoi sert une revue ? À passer en revue, comme son nom l’indique. À feuilleter le monde, à s’y promener sans but précis, à s’arrêter aussi pour approfondir, prendre le temps. Telle qu’elle a été inventée, La Revue des Deux Mondes a toujours été, par excellence, la revue de l’amateur. Qu’est-ce qu’un amateur ? Quelqu’un qui a peu de préjugés et ne demande pas mieux que d’écouter ceux qui ont des choses à raconter » écrit Michel Crépu dans son éditorial. Pour marquer les 180 ans de la revue, un dossier associe des éclairages historiques (Olivier Cariguel et Eryck de Rubercy) avec des republications d’articles historiques (notamment de Robert d’Harcourt sur l’Autriche sous le régime hitlérien) ou de correspondances inédites.
LIBERTÉS – La revue Pouvoirs consacre un dossier bienvenu à « l’état des libertés » introduit par Guy Carcassonne qui offre un tour d’horizon plutôt sombre : nouvelles technologies (Laurence Burgorgue-Larsen), santé (Didier Tabuteau), entreprise (Jean-Emmanuel Ray) sont les domaines où des mutations lourdes sont en cours, en dehors des questions plus classiquement juridique (rôle du juge, censure, migrations, répression pénale…) (n° 130, Paris, Le Seuil, www.revue-pouvoirs.fr).
CRISE – La revue Multitudes décline tout au long de son numéro (37-38) de l’automne 2008 consacré aux « Politiques du care » un abécédaire de la crise qui aborde en petites chroniques acides aussi bien l’« arrogance savante » que le « retour au réel ».
DIVERSITÉ – Où en est le projet de lutte contre les discriminations confié à Yazid Sabeg, que nous avions présenté dans notre numéro de mai 2009 (« Promotion de la diversité : comment faire ? ») ? Sur le site de la République des idées, Daniel Sabbagh fait le point sur les débats en cours en formulant trois propositions : contourner la question de l’identification ou de l’autodéclaration des personnes en se fondant plutôt sur la déclaration du lieu de naissance des parents (même si cette stratégie ne pourra, reconnaît-il, s’appliquer pour les immigrants de deuxième et troisième génération) ; reconnaître la nécessité d’un pluralisme méthodologique en matière de mesure des discriminations et enfin éviter la confusion entre lutte contre les discriminations et promotion de la « diversité » qui lui paraissent, à la lumière des comparaisons étrangères, deux objectifs à traiter de manière distincte (www.laviedesid ees.fr, « Éléments de réflexion sur la mesure de la “diversité” et des discriminations »).
LUMIÈRES (suite) – Les lecteurs qui voudraient approfondir la question des « Lumières radicales » présentées dans notre numéro d’août-septembre 2009 pourront lire avec intérêt dans la revue Les Annales l’article de son directeur, l’historien Antoine Lilti : « Comment écrit-on l’histoire intellectuelle des Lumières ? Spinozisme, radicalisme et philosophie » qui décortique la notion et propose de réfléchir autrement au radicalisme des Lumières (vol. 64, 1/2009). Ils pourront aussi se reporter aux travaux plus orientés sur la sociabilité des Lumières et les modes de diffusion des idées de l’historienne américaine Margaret Jacob (The Radical Enlightenment. Pantheists, Freemasons and Republicans, qui date de 1981) dont on peut lire en français : les Lumières au quotidien : franc-maçonnerie et politique au siècle des Lumières, Paris, À l’orient, 2004.
Avis
Le Syndicat de la presse culturelle et scientifique propose de faire le point sur le sujet de l’évaluation des chercheurs et du classement des revues au cours d’une journée de débats le jeudi 26 novembre 2009 (Cercle républicain, 5, avenue de l’Opéra, 75001 Paris, csellier@fnps.fr pour renseignements). Il s’agira de mieux comprendre les projets en cours actuellement en France et en Europe (Patrick Fridenson), de mener une comparaison avec les États-Unis, entre les sciences dures et les sciences humaines (Denis Jérôme), puis de tracer des stratégies pour les revues, savantes ou généralistes, dans le contexte d’internationalisation croissante de la recherche (Jean-Yves Mérindol, Pascal Fouché, Pierre Judet de La Combe…).
Les conférences « Esprit Public », organisées par Terra Nova, Esprit, Alternatives économiques et la mairie du 3e arrondissement de Paris, ont repris. Le mardi 10 novembre, Pierre Radanne, expert du changement climatique, viendra présenter les enjeux du sommet de Copenhague. Le mardi 8 décembre, le sociologue Serge Paugam présentera ses propositions pour une action efficace contre la grande pauvreté. (19 h-21 h, salle Odette Pilpoul, mairie du 3e, 2, rue Eugène Spuller, 75003 Paris, renseignements 01 53 01 75 45.)
« Changements climatiques, changements de mode de vie ? », jeudi 12 novembre 2009 de 9 h 30 à 18 h, un workshop public et gratuit organisé par Amy Dahan (du Centre Alexandre Koyré) et Edwin Zaccaï (de l’Université libre de Bruxelles) fera un tour d’horizon des changements de comportement induits par les questions climatiques (Cnrs, amphithéâtre Curie, 3, rue Michel-Ange, 75016 Paris, inscription Catherine Prioul : catherine.prioul@damesme.cnrs.fr).
La Revue des Deux Mondes fêtera ses 180 ans à l’Imec/entrevues (174, rue de Rivoli, 75001 Paris) le mercredi 18 novembre à 18 h 30 avec une présentation de quatre publications : le numéro anniversaire de la revue (voir supra), un hors-série reprenant une vingtaine des plus grands textes parus dans la revue (Pages retrouvées 1829-2009), le journal littéraire de Michel Crépu (Paris, Gallimard) et une anthologie de textes annotés par Thomas Loué (La Revue des Deux Mondes par elle-même, 1829-1914, Mercure de France), info@entrevues.org, inscriptions et renseignements 01 53 34 23 23.
Le présent numéro, un an après la « tourmente » de l’automne 2008, sera directement prolongé par les deux dossiers de décembre 2009 et janvier 2010. En effet, si nous avons choisi ici de revenir sur l’analyse des effets de la crise, il ressort, comme le soulignent plusieurs auteurs du présent numéro, que la question environnementale ne peut plus être traitée au titre des retombées indirectes de l’économie : elle doit désormais être prise en compte en amont. Notre numéro de décembre sera donc consacré aux différentes dimensions de cet « impératif écologique » avec notamment des interventions de Dominique Bourg, Edwin Zaccaï (sur la consommation et les modes de vie) et Nicolas Bouleau (sur Copenhague). Puis, nous reviendrons en janvier 2010 sur les concepts mobilisés aujourd’hui par l’économie et leurs effets sur nos représentations du monde et de l’histoire (Laurence Fontaine, Valérie Charolles, Bernard Perret, Michaël Fœssel, Alain Lipietz, Jean-Claude Monod, Christophe Reffait, Marcel Henaff, Jean-Joseph Goux, Jean-Michel Rey…).
- 1.
Voir « Qu’est-ce que le sarkozysme ? », Esprit, novembre 2007 et Olivier Mongin et Georges Vigarello, Nicolas Sarkozy. Corps et âme d’un président, Paris, Perrin, 2008.
- 2.
Michaël Foessel, la Privation de l’intime, Paris, Le Seuil, 2008.
- 3.
Pour rappel, je reprends et résume ainsi les faits judiciaires tels qu’ils sont présentés dans F. X. Feeney et Paul Duncan (éd.), Roman Polanski, Taschen, 2005 : « Surpris d’être arrêté, Polanski coopère d’abord avec les autorités, confirme la version donnée par Samantha Gailey et reconnaît sa responsabilité. Alors que le jugement est repoussé en raison de l’agitation médiatique, Polanski plaide coupable. Alors que la sentence aurait pu se limiter à une peine de liberté surveillée et à une forte amende (dommages-intérêts versés à la jeune fille), le déchaînement médiatique (l’affaire de la tuerie Manson est encore dans toutes les têtes) ébranle le juge Rittenband (un juge élu) qui hésite entre une simple punition et une peine exemplaire. Il ordonne alors à Polanski de se rendre à la prison de Chino (au nord de Los Angeles) pour procéder à une évaluation psychologique de 90 jours. À ce stade le juge assure à l’avocat de Polanski que ce séjour en prison réglerait la question de la peine de prison (resterait à décider de la liberté surveillée et de l’amende). Mais le verdict psychiatrique (Polanski n’est considéré ni comme un pédophile, ni comme un délinquant sexuel) suscite la colère du juge qui est exaspéré par les répercussions médiatiques (aux États-Unis et à l’étranger). Alors que Polanski se présente à lui aux lendemains de sa libération, il lui annonce d’abord qu’il le renvoie à Chino pour une “période indéfinie” avant de lui proposer un autre marché (il le libérera après 47 jours de détention supplémentaires s’il s’engage à quitter les États-Unis). Pourquoi attendre plus longtemps et comment faire confiance à un juge lunatique et sensible à la machine médiatique ? Polanski embarque le jour même dans un avion pour l’Europe. » Si l’on accepte ce déroulé des faits deux points sautent aux yeux : 1) une affaire de ce type n’échappe pas à la médiatisation, et les acteurs de justice n’y sont pas insensibles (ce qui n’est pas le propre des États-Unis en dépit de la différence de rôle et de statut des juges) ; 2) l’évaluation psychiatrique joue déjà un rôle décisif, ce qui est mille fois plus évident aujourd’hui où la question de la délinquance sexuelle est au cœur des débats et des faits divers. On peut dire, paradoxalement en faveur de Polanski, que le désir compréhensible de fuir ne pouvait, dans un tel contexte, que se retourner contre lui alors même que les moeurs allaient changer en profondeur (voir infra). La suite le prouve.
- 4.
Viol ou pas ? La question de l’abus sexuel (consentement ou pas, viol ou pas) intervient dans plusieurs films de Polanski (Rosemary’s Baby, Tess, La Chinoise, Quoi ? et le surprenant La jeune fille et la mort (1994), l’histoire d’une victime de la torture (dans un pays sud-américain) qui se trouve confronté, du moins le croit-elle, avec son ancien tortionnaire qui l’a violenté dans tous les sens du terme.
- 5.
Georges Vigarello, l’Histoire du viol, Paris, Le Seuil.
- 6.
La justice suisse ternirait-elle son image à assigner Polanski à résidence en Suisse (afin de ne pas prolonger son incarcération) avant que la justice américaine se prononce. L’argument avancé par le gouvernement helvétique du risque de fuite ne convainc pas. Polanski, à l’âge qu’il a et dans le contexte actuel, commettrait-il l’erreur de quitter clandestinement la Suisse ? On ne le croit pas une seconde.
- 7.
Ceux qui l’ont entendu auront reconnu de lointains échos du dialogue de sourds entre Alain Finkielkraut (défenseur de l’artiste contre le règne de l’opinion et le « politiquement correct ») et Yves Michaud (qui n’est pas par hasard un empiriste soucieux des faits en tant que bon connaisseur de Hume) à France Inter durant la matinale du 9 octobre.
- 8.
Frédéric Mitterrand, la Mauvaise vie, Paris, Pocket, 2005.
- 9.
À ce titre, il prend des risques car (contrairement à ce que laisse entendre l’éditorial d’Éric Fottorino, directeur du Monde, le 10 octobre 2009) le tourisme sexuel est répréhensible sur le plan de la justice. Des citoyens français, suite à des plaintes de l’État thaïlandais, font l’objet de poursuites judiciaires.
- 10.
Sans invoquer l’art ni la création comme alibi, ce qui serait contradictoire avec ce qui précède, rappelons que F. Mitterrand a réalisé un beau film d’amour, Lettres d’amour en Somalie. Voir le compte rendu dans Esprit par Delphine Virnot, « Signaux de détresse dans le désert », juillet-août 1982.
- 11.
Colum McCann, Let The Great World Spin, New York, Random House, 2009.
- 12.
Don DeLillo, L’homme qui tombe, Arles, Actes Sud, 2008.
- 13.
Jonathan Safran Foer, Extrêmement fort et incroyablement près, Paris, Éd. de l’Olivier, 2006.
- 14.
Joseph O’Neill, Netherland, Paris, Éd. de l’Olivier, 2009.
- 15.
C. McCann, Danseur, Paris, Belfond, 2003.
- 16.
Id., Zoli, Paris, Belfond, 2007.
- 17.
Id., les Saisons de la nuit, Paris, Belfond, 1998.
- 18.
C. McCann, Et que le vaste monde poursuive sa course folle, op. cit., p. 419.
- 19.
Jean-Louis Margolin, postface à David Chandler, S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges, Paris, Autrement, 2007, p. 195.
- 20.
Georges Balandier, l’Afrique ambiguë, Paris, Plon, 2007, p. 1-3.