En 2009 comme en 1929 ? À propos du surendettement de l’État et du spectre de l’hyperfaillite
À propos du surendettement de l’État et du spectre de l’hyperfaillite
Crise des subprimes (prêts hypothécaires à haut risque), crise bancaire, crise financière puis crise économique (baisse de la croissance et de l’emploi) et crise sociale, l’excès du « risque sans risque » est à l’origine d’un risque de dépression économique et de conflagration sociale (la Guadeloupe et ses suites possibles…). Mais, entre les lignes, des économistes évoquent la possibilité d’un autre risque, celui de l’hyperfaillite, risque à deux faces puisqu’il peut toucher des États (y compris dans la zone euro) comme les déposants eux-mêmes. S’il est utile de relire Keynes et de défendre sa conception de la relance économique, il ne faut pas se tromper sur les vertus de l’État qui ne peut faire, malgré tout, des miracles1.
Tout d’abord, il n’est pas inutile de rappeler que la politique économique de nombreux États a privilégié ce qu’on appelle la mondialisation économique mais aussi que la théorie libre-échangiste peut s’accorder, comme c’est le cas aux États-Unis par exemple, avec des mesures protectionnistes. Si la libéralisation de l’économie a fragilisé le rôle des États sur le plan économique, ce recul s’est opéré le plus souvent avec l’onction de ceux-ci quand ils ont privilégié le crédit (à défaut d’une augmentation des salaires favorisant la consommation après la phase fordiste), voire une économie de guerre et des pratiques sécuritaires dans le cas américain. Ensuite, si l’on s’en tient à la France, la déréglementation s’est accompagnée d’une orthodoxie économique (indissociable de la conception utilitariste de l’homo oeconomicus), qui affecte au bout du compte l’ensemble des « sphères » d’activité, comme le montre le conflit en cours au sujet de l’université. En effet, la sortie de crise n’a de sens que si l’on interroge les soubassements mentaux, nos logiciels intellectuels et épistémologiques, qui président à l’économisation généralisée de nos comportements et de nos intelligences.
Les limites du retour de l’État
Quels sont dès lors les scénarios permettant à l’État d’assurer sa solvabilité tout en promouvant un programme de relance et en permettant de recapitaliser des banques ? Dans le Monde d’après2, Gilles Finchelstein, le secrétaire général de la Fondation Jean-Jaurès, et Matthieu Pigasse, un banquier qui a travaillé à Bercy avec Fabius et Strauss-Kahn avant de devenir le vice-président de la banque Lazard, mettent bien en scène les éléments du débat. Ils distinguent trois issues possibles. Ou bien ces États prélèvent des impôts inédits pour disposer de nouvelles ressources (en jouant aussi, au besoin, sur une réduction des dépenses). Ou bien ils créent de l’inflation afin de réduire la valeur réelle de la dette. Ou bien encore ils empruntent sur les marchés financiers. Après avoir rappelé que la faillite d’un État n’est pas une fiction (Argentine en 2001), les auteurs se penchent sur le sort de deux États qui viennent de connaître la faillite : l’Islande (pays où le bilan cumulé des banques a représenté jusqu’à 200 % du Pib et où les ménages se sont endettés à hauteur de 250 % de leurs revenus disponibles) et la Hongrie (ce pays, qui est entré dans l’Union européenne et veut intégrer la zone euro, a contracté des dettes dans la monnaie qui n’est pas nationale et a subi les conséquences négatives d’un change défavorable entre l’euro et le forint). Dans ce contexte (pour rappel, le budget américain − à l’équilibre en 2001 − va passer d’un déficit de 3 % aujourd’hui à un déficit susceptible d’atteindre jusqu’à 10 % du Pib en 2009), les États ne peuvent ni recourir aux impôts (la hausse de la Tva décidée par le gouvernement japonais en 1997 a par exemple eu des effets dramatiques, le président Sarkozy a annoncé une baisse des impôts pour les classes moyennes), ni au financement du déficit par l’inflation en raison de la concurrence (à effet désinflationniste) des pays émergents. Reste la possibilité de se financer sur les marchés, ce qui produit deux risques éventuels : « la dégradation de la qualité de la dette publique qui est à l’origine de taux d’intérêt à la hausse » et l’effet d’éviction dès lors que les besoins en capitaux de certaines entreprises peuvent être captés par l’État.
C’est le phénomène de la préférence pour la qualité, le flight to quality, qui valorise l’État (non sans lien avec le marché des obligations qui est naturellement plus sûr que celui des actions pour l’investisseur) aux dépens de l’entreprise privée et établit une hiérarchie entre les bons et les mauvais États (plus ou moins bien considérés par les agences3).
Comme l’écrit Pierre-Antoine Delhommais, éditorialiste au Monde :
Les obligations d’État n’échappent pas plus à la loi de l’offre et de la demande que le marché des légumes à Rungis4.
On sait par ailleurs que la Réserve fédérale américaine peut acheter les bons émis par le Trésor américain, ce qui limite le risque de défaut, alors que la Banque centrale européenne ne peut pas le faire puisque le traité de Maastricht l’interdit.
Mais venons-en au deuxième risque majeur, celui qui concerne la faillite des banques elles-mêmes. Les auteurs s’inquiètent surtout de la fin de la séparation étanche entre les banques de dépôts, dites « commerciales », et les banques d’investissement qu’exigeait le Glass Steagall Act. Celui-ci, créé par Roosevelt après la crise de 1929, a été aboli en 1999 à cause de la déréglementation des marchés.
En mêlant dans une banque universelle les deux types d’activités, on fait peser le risque sur les déposants. Comme les marges des banques classiques, notamment en Europe et en France, sont faibles, la tentation est grande de faire financer ces déficits par les activités à fortes marges − celles des banques d’investissement. C’est ce qui s’est passé, à une échelle limitée parce qu’individuelle, avec l’affaire Kerviel. C’est ce qui pourrait arriver à une échelle plus grande avec cette seconde mort de Roosevelt5.
Et de conclure qu’il faut rétablir des mesures équivalentes à celles du Glass Steagall Act.
Mais, à force d’insister à juste titre sur la comparaison avec 1929, de se référer à Keynes et Roosevelt, on prend un autre risque. Un risque de mauvaise compréhension du moment historique qui n’est pas sans importance : celui de se croire en 1929 alors qu’on est en 2009 et que l’économie de profusion liée aux flux de tous ordres, indissociable des nouvelles technologies et de l’illusion du « risque sans risque », cette économie qui vient de connaître les ratés qu’on connaît et doit accepter de se limiter, va de pair avec une économie de la rareté (ressources énergétiques, éléments naturels…). Le « monde d’après » passe par la prise de conscience que nous vivons tous sur une seule et même Terre et que le Globe peut s’essouffler ou exploser. Très lucide sur l’avenir écologique, Hervé Kempf suggère de ne pas se contenter d’un retour aux seuls fondamentaux économiques :
Replâtrer l’édifice ne réparera pas les fondations ruinées. La réduction de l’inégalité dont l’outil pourrait être le Rma (revenu maximal admissible) devrait aider à changer le modèle de surconsommation, et de rendre supportables les baisses nécessaires et inéluctables de la consommation matérielle et de la consommation d’énergie dans les pays riches […] Facile ? Non ? Mais plus réaliste que de croire possible le retour à l’ordre ancien, celui d’avant 20076.
André Gorz et la crise du capitalisme*
Le philosophe et écologiste André Gorz, âgé de 84 ans, s’est donné la mort le 24 septembre 2007, en compagnie de sa femme Dorine, gravement malade. Le message testamentaire qu’il avait transmis une semaine auparavant à la revue ÉcoRev’ est magnifique de gravité et de clairvoyance**.
La question de la sortie du capitalisme n’a jamais été plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d’une radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe qu’il est incapable de dépasser et qui en fait un système qui survit par des subterfuges à la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital ; […] Le système évolue vers une limite interne où la production et l’investissement dans la production cessent d’être assez rentables.
Les chiffres attestent que cette limite est atteinte. L’accumulation productive du capital productif ne cesse de régresser. Aux États-Unis, les 500 firmes de l’indice Standard & Poor’s disposent de 631 milliards de réserves liquides ; la moitié des bénéfices des entreprises américaines provient d’opérations sur les marchés financiers. En France, l’investissement productif des entreprises du Cac 40 n’augmente pas même quand leurs bénéfices explosent […].
Une industrie financière se constitue qui ne cesse d’affiner l’art de faire de l’argent en n’achetant et ne vendant rien d’autre que diverses formes d’argent. L’argent lui-même est la seule marchandise que l’industrie financière produit par des opérations de plus en plus hasardeuses et de moins en moins maîtrisables sur les marchés financiers. […] L’économie réelle devient un appendice des bulles spéculatives entretenues par l’industrie financière. Jusqu’au moment, inévitable, où les bulles éclatent, entraînent les banques dans des faillites en chaîne, menaçant le système mondial de crédit d’effondrement, l’économie réelle d’une dépression sévère et prolongée.
*.Cité par Jean-Claude-Guillebaud dans le Commencement d’un monde, Paris, Le Seuil, 2008.
**.André Gorz, « Le travail dans la sortie du capitalisme », ÉcoRev’, janvier 2008.
- 1.
Voir « Dans la tourmente (2). Que fait l’État ? Que peut l’État ? », Esprit, décembre 2008.
- 2.
Matthieu Pigasse et Gilles Finchelstein, le Monde d’après. Une crise sans précédent, Paris, Plon, 2009. Avec la Crise de Michel Aglietta (Michalon, 2008), c’est un ouvrage fort éclairant qui souligne d’abord les ressorts différenciés de la crise (crise de solvabilité aux États-Unis et crise de liquidités en Europe), décrit ensuite la fin de l’hyperpuissance américaine et la fulgurante percée des Brico’S (Brésil, Russie, Inde, Chine et les autres) avant de réfléchir aux nouvelles modalités de la régulation. En ce sens c’est un livre qui montre bien, même si l’argumentaire est avant tout économique, que la mondialisation est un phénomène déjà historique (décentrement de l’Europe et de l’Occident) et que l’économie n’est pas le seul critère explicatif. Cette note de journal reprend la substance de leur chapitre consacré à la faillite possible des États et des clients des banques, p. 137-149.
- 3.
M. Pigasse et G. Finchelstein, le Monde d’après…, op. cit., p. 114.
- 4.
Journal Le Monde, 1-2 février 2009.
- 5.
M. Pigasse et G. Finchelstein, le Monde d’après…, op. cit., p. 148-149.
- 6.
Journal Le Monde, 15-16 février 2009. On pourra se reporter à deux ouvrages récents d’Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Paris, Le Seuil, 2007 et Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, Paris, Le Seuil, 2009.