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Face à la fétichisation du patrimoine. Introduction

novembre 2009

#Divers

Depuis plusieurs années, Esprit accorde la plus grande attention au travail au long cours mené par Françoise Choay qui, de formation philosophique, s’est particulièrement intéressée à l’histoire de l’urbanisme et de l’architecture1. Depuis les années 1960, elle a anticipé avec rigueur bien des mutations en cours en analysant les évolutions des territoires et les métamorphoses de la dimension spatiale. Dans des textes prophétiques, elle annonçait dès 1969 que l’urbanisme à la française et l’opposition centre/périphérie (voire État/ville) qui le sous-tendait n’étaient plus guère pertinents à l’heure de la révolution « électro-télématique », quand réseaux et flux privilégient la connexion et le branchement. Un texte plus récent, qui reprenait cette thèse sur un mode iconoclaste et perturbant pour les académiciens de l’architecture, en appelait à une reconsidération conceptuelle en critiquant une conception dépassée de la ville européenne et en cherchant à comprendre les ressorts de l’après-ville2. De facto les métamorphoses du langage vont de pair avec les changements du paysage et des formes urbaines. Ce qui n’aurait pas surpris Ildefonso Cerda qui ouvrait en 1867 son traité d’urbanisme « industriel » par un glossaire3. Savoir de quoi on parle et donner tout leur sens à des mots pris dans leur contexte est une condition sine qua non du savoir. Mais cette réflexion au long cours sur l’urbanisme (rythmée par la publication d’une anthologie devenue un classique, par des travaux sur l’haussmannisme et par une approche conceptuelle qui confrontait « la règle » et « le modèle », Alberti et Thomas More4) s’est vite accompagnée d’une interrogation critique sur le patrimoine dont un ouvrage publié en 1992, l’Allégorie du patrimoine, fut l’expression majeure.

L‘introduction à l’anthologie – regroupant des textes relatifs au patrimoine entendu dans son acception spatiale qui renvoie au cadre bâti des sociétés humaines – que nous publions ici en bonnes feuilles résume à merveille ce qu’on peut appeler la méthode de travail de Françoise Choay5. Une méthode qui associe de concert une relecture des classiques et des textes de référence susceptibles d’éclairer les mutations conceptuelles et idéologiques, une prise en compte des mutations historiques que nous vivons et avons vécues (les révolutions culturelles que sont la Renaissance, la révolution industrielle et la révolution « électro-télématique » qui est le moteur de la mondialisation contemporaine), mais aussi une approche anthropologique qui va de pair avec l’examen des discontinuités historiques. Ainsi la question du patrimoine dont l’histoire marque les ruptures et souligne les différences culturelles renvoie à une anthropologie fondamentale (les invariants culturels au sens de Claude Lévi-Strauss). Or, cette anthropologie vise ici non pas le langage humain, comme ce fut le cas de la grande vague structuraliste, mais l’art d’habiter et l’art d’édifier qui pour Alberti, l’auteur de l’Art d’édifier (1452), implique « l’institution » d’un plus ou moins d’humanité.

Cette anthologie dont l’introduction reprend les séquences thématiques et évoque les principaux textes et auteurs retenus6 permet, parmi bien d’autres aspects, de comprendre deux points décisifs : tout d’abord la notion de patrimoine, dont l’extension est devenue redoutable, se substitue à celles de « monument » et de « monument historique » ; ensuite cette substitution donne une dimension universelle à l’acception contemporaine du patrimoine alors même que la dynamique patrimoniale passe par l’histoire spécifique des sociétés européennes. Pour bien le comprendre, Françoise Choay recourt d’emblée à la distinction entre monument et monument historique que l’Autrichien Aloïs Riegl propose en 1903 dans son Projet de législation des monuments historiques. Le premier terme (monumentum renvoie à monere qui signifie avertir, rappeler à la mémoire) se caractérise par sa dimension identificatoire : le monument est un « universel culturel, un artefact intentionnel et mémoriel, la création ex nihilo d’une communauté humaine et mémorielle ». Par contraste, le second terme, celui de monument historique est une construction intellectuelle qui a une valeur abstraite de savoir et une dimension esthétique.

Loin de lui conférer une universalité comparable à celle du monument intentionnel, sa double relation au savoir et à l’art marque l’indélébile appartenance du monument historique à une culture singulière, celle de l’Europe occidentale7.

Du fait de cet amalgame (les notions de monument et de monument historique sont vite confondues sous l’appellation de patrimoine),

l’universalité anthropologique du monument est transférée à l’ensemble des créations des différentes cultures humaines que, par un tour de passe-passe, le vocable de patrimoine métamorphose alors en monuments historiques et artistiques. C’est ainsi qu’une démarche particulière, propre à la culture européenne, est érigée en universel culturel.

On a donc affaire à un double détournement qui éclaire et aggrave la dérive patrimoniale que nous connaissons. Françoise Choay parle d’une fétichisation, que vont favoriser et amplifier à l’échelle mondiale la charte de Venise de 1964, mais surtout la convention de l’Unesco pour la protection du patrimoine mondial de 1972. Ce qui n’est pas sans conséquences :

L’habit neuf du patrimoine et toute la garde-robe patrimoniale dissimulent désormais un grand vide, une double absence, celle du monument mémorial et celle du monument historique.

Or cette double absence est à l’origine de l’inflation patrimoniale qui débouche sur le phénomène de la muséification initiée par André Malraux en France8.

Telle est donc la double dérive patrimoniale qui donne lieu depuis des années à une littérature foisonnante qui se contente trop souvent d’orchestrer la bonne vieille polémique entre anciens et modernes, entre conservateurs et progressistes. Dans son anthologie, Françoise Choay évite d’opposer, comme on le fait habituellement, Viollet-le-Duc et John Ruskin, les vandales destructeurs et les obsédés de la reproduction à l’identique.

Le débat a pu être illustré par l’opposition apparente entre Ruskin, incarnation du conservatisme anglais et Viollet-le-Duc, symbole du progressisme français. En réalité […], c’est une commune conception de l’architecture mémoriale qui porte Ruskin à considérer les monuments du passé comme sacrés et intouchables, et Viollet à promouvoir une approche historique et didactique de la restauration.

Mais il faut considérer un dernier élément afin de mieux qualifier la méthode Choay et les ressorts multiples du « renversement » patrimonial qu’elle observe. Si l’urbanisme hausmannien a été confronté à la révolution industrielle, la dérive patrimoniale contemporaine, celle qui génère une muséification inflationniste, est inséparable de la révolution « électro-télématique » dont les effets sur le cadre bâti et construit sont inquiétants. Dans un récent article consacré à Claude Lévi-Strauss9, Choay affirme que le structuraliste ne voyait dans la mondialisation qu’une amplification de la révolution industrielle alors qu’elle considère pour sa part que la révolution « électro-télématique » (nouvelles technologies et vitesse), aussi radicale que celle du néolithique, affecte beaucoup plus en profondeur que la révolution industrielle notre rapport à l’espace et au temps. Dans un langage qui n’est pas le sien mais celui du juriste Alain Supiot, on peut dire que le monde est en voie de déterritorialisation et qu’il est urgent de le re-territorialiser, ce qui n’est pas sans faire écho aux impératifs écologiques. Il n’y a, dès lors, que deux issues possibles : soit l’architecture et l’urbanisme qui se satisfont du mot d’ordre ambiant (fuck context) deviennent des « prothèses » (d’après l’expression homo protheticus chère à Freud) en tous genres qui se coupent de l’espace physique proche et deviennent des pôles de branchement sur le réseau, soit l’occasion nous est donnée de renouer avec une conception anthropologique du patrimoine bâti où l’art d’édifier et l’art de construire respectent l’art d’habiter. D’où l’importance, et telle est la vocation militante de ce travail qui apparaît alors, que Françoise Choay accorde à la revalorisation d’une culture urbaine où la famille et l’école retrouvent leur place face au musée, au respect des métiers et des artisanats, à la culture du dessin pour ne pas succomber à la fascination du numérique qui se passe aisément d’une inscription spatiale dans le site physique, et à la prise en compte des cinq sens. Ce n’est pas un hasard si ce débat sur le patrimoine prend tout son sens à un moment où nous sommes confrontés aux limites d’une mondialisation qui ne peut se développer uniquement par le haut. Si le patrimoine doit respecter la durée, ne pas opposer conservation statique et muséale et reconstruction progressiste, il a pour rôle de renouer avec la durée dans le temps et dans l’espace. Ce qui a peut-être à voir avec cette dimension utopique que Françoise Choay n’a jamais délaissée10. Et avec le respect de la durée que l’architecture a pour vocation de mettre en forme :

J’entends l’architecture, comme un acte de remémoration, écrit ainsi l’architecte colombien Rogelio Salmona. Il consiste à recréer, poursuivre dans le temps ce que d’autres, ceux qui nous ont précédés, ont à leur tour recréé.

  • 1.

    Voir Françoise Choay, Urbanisme, utopies et réalités, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1965 ; Connexions (avec Jean-Toussaint Desanti, hors commerce, 1971), et ma présentation dans Esprit de juin 2008, « Prendre en compte les connexions. À propos de Françoise Choay et Jean-Toussaint Desanti ». Voir également « L’architecture et l’esprit de l’urbanisme européen », Esprit, octobre 2005, et ma présentation « Autour de Françoise Choay. Généalogies de l’urbanisme européen ». Parmi les autres titres de F. Choay, rappelons l’Allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil, 1992, et Pour une anthropologie de l’espace, Paris, Le Seuil, 2006.

  • 2.

    Ce texte, « Le règne de l’urbain et la mort de la ville », date de 1994, il a été repris dans Pour une anthropologie de l’espace, op. cit.

  • 3.

    Voir Ildefonso Cerda, la Théorie générale de l’urbanisation, Paris, Le Seuil, 1979.

  • 4.

    Voir F. Choay, la Règle et le modèle. Sur la théorie de l’architecture et de l’urbanisme, Paris, Le Seuil, 1980.

  • 5.

    Id., le Patrimoine en questions, Paris, Le Seuil, 2009.

  • 6.

    Après l’abbé Suger, puis des auteurs de la Renaissance, l’anthologie commente des textes de Jacob Spon, Bernard de Montfaucon, F. de Vicq d’Azyr, Quatremère de Quincy, Hugo, Ruskin, Viollet-le-Duc, Riegl, Giovannoni, Malraux, mais aussi la conférence d’Athènes, la Charte de Venise et la convention de l’Unesco du patrimoine mondial de 1972.

  • 7.

    Les citations sont extraites du texte de F. Choay qui suit.

  • 8.

    D’où la vive critique de la politique culturelle de Malraux qui valorise la culture comme « loisir » et l’étatise (création du ministère de la Culture) au risque de déposséder l’école et la famille de leur rôle « mémoriel ».

  • 9.

    Voir Urbanisme, mars-avril 2009. Cet article a fait l’objet d’une présentation dans la rubrique « En écho » d’Esprit en juin 2009.

  • 10.

    Voir F. Choay, « L’utopie et le statut anthropologique de l’espace édifié », dans Esprit, octobre 2005.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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