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Introduction

mars/avril 2014

#Divers

Nihilisme, nihilismes … Au premier abord, le terme risque de partir dans toutes les directions, et cela d’autant plus qu’il renvoie à « rien ». Si l’on peut trouver des antécédents philosophiques fort anciens, remonter jusqu’à la Grèce antique, jusqu’à la naissance de la philosophie, jusqu’à l’avènement de la métaphysique, jusqu’à l’aube du christianisme, il n’en reste pas moins que les divers courants qualifiés de nihilistes renvoient à la fois à des courants de pensée, à des discours politiques, à des comportements individuels ou bien encore à des mœurs collectives1. Le nihilisme étant indissociable de manières de penser mais aussi de manières d’être et d’agir, sa généalogie fait nécessairement écho à des concepts et à des personnages. Un recueil consacré au nihilisme et regroupant des textes significatifs met ainsi en avant des textes philosophiques mais aussi des extraits littéraires, à commencer par Tourgueniev et des personnages de Dostoïevski ou de Maupassant2. Voilà ce que rappelle d’emblée l’enquête qui suit, le caractère protéiforme du nihilisme, sans pour autant en conclure que cette notion est inutile.

Si cette enquête ne revient aucunement à déterminer « un moment nihiliste singulier » sur le plan historique ou politique, si elle est une invitation à cultiver le pluriel du nihilisme sur le plan historique, géographique et religieux (pensons à la place prise par le bouddhisme dans la littérature sur le nihilisme !), l’objectif premier de ce dossier est de se pencher sur le devenir nihiliste de l’Europe, de spécifier les raisons pour lesquelles l’Europe – marquée qu’elle est par « les guerres du xxe siècle » pour reprendre l’expression du philosophe tchèque Jan Patočka qui reste avec Václav Havel le symbole de la Charte 77 – a lié son destin à celui du nihilisme, qui renvoie autant à une histoire qu’à une métaphysique et à des révolutions politiques. Des auteurs comme Carl Schmitt ou Martin Heidegger sont là pour nous le rappeler durant la période de l’entre-deux-guerres3 ; Emmanuel Mounier n’ignore rien des incartades de Nietzsche ; Albert Camus et Maurice Blanchot y font écho après la Seconde Guerre mondiale en se focalisant sur l’absurde et Sisyphe ; l’existentialisme revendique d’autant plus une liberté totale (celle de la néantisation) que le Roquentin de la Nausée de Sartre est englué dans un réel invivable4 ; le final des Mythologiques de Lévi-Strauss est un aveu de nihilisme qui heurte les esprits humanistes de l’époque5.

Pourtant, le moment nietzschéen des années 1880 reste le plus révélateur. Alors que les maîtres du soupçon (Marx, Nietzsche, Freud …) annoncent les guerres à venir, Nietzsche en est le prophète le plus décapant car le plus incisif, le plus iconoclaste, le plus torturé, le plus fou6 … Et d’autant plus révélateur qu’il permet d’ausculter la maladie profonde qui a conduit l’Europe au nihilisme et qu’il anticipe ce que va devenir le nihilisme pour les siècles à venir en Europe. Dans la Crise du libéralisme7, Marcel Gauchet consacre un long chapitre à Nietzsche, un auteur qu’il prend donc très au sérieux. Selon lui, Nietzsche met à nu la crise du libéralisme du xixe siècle à laquelle il apporte une mauvaise réponse par le biais du surhomme. Ce n’en est pas moins un prophète :

Nous avons en Nietzsche le témoin et l’augure qui nous introduit précocement dans les profondeurs de la crise du libéralisme. Nous avons la vigie qui signale avant les autres l’ampleur de la vague qui monte et qui désagrège de l’intérieur les Idéaux dont le Siècle du Peuple, de la Science et du Progrès croyait pouvoir célébrer, en 1880, le triomphe imminent et final.

Si le diagnostic est bon, le remède est mauvais : telle est la caractéristique du tournant nietzschéen, moment crucial qui précède l’entrée dans l’âge totalitaire, dans les crimes du xxe siècle, moment auquel, croyons-nous encore, le tournant de 1989, celui qui correspond à la chute du mur de Berlin, succède pour valoriser « enfin » la démocratie. Plutôt qu’un autre type de société, celui du surhomme vanté par Nietzsche, les totalitarismes ont pris le dessus avant que la démocratie ne fasse son apparition et favorise enfin la naissance d’une Europe pacifiée.

9 [35] 1. Le nihilisme un état normal*

Nihilisme : le but fait défaut ; la réponse au « pourquoi ? » fait défaut ; que signifie le nihilisme ? – que les valeurs suprêmes se dévalorisent.

Il est équivoque :

A)) Nihilisme en tant que signe de la puissance accrue de l’esprit : en tant que nihilisme actif. Il peut être un signe de force : la force de l’esprit a pu s’accroître de telle sorte que les buts fixés jusqu’alors (« convictions », articles de foi) ne sont plus à sa mesure

– en effet une croyance exprime généralement la contrainte de conditions d’existence, une soumission à l’autorité de circonstances dans lesquelles un être prospère, croît, acquiert de la puissance

D’autre part un signe de force insuffisante pour pouvoir productivement s’assigner un nouveau but, un pourquoi, une croyance.

Il atteint son maximum de force relative en tant que force violente de la destruction : en tant que nihilisme actif. Son contraire serait le nihilisme épuisé qui cesse d’attaquer : sa forme la plus célèbre, le bouddhisme : en tant que nihilisme passif.

Le nihilisme représente un état intermédiaire pathologique (pathologique est l’énorme généralisation, la conclusion à une absence totale de sens) : soit que les forces productrices ne soient encore assez puissantes ; soit que la décadence** hésite et n’ait pas encore inventé ses remèdes.

B)) Nihilisme en tant que déclin et régression de la puissance de l’esprit : le nihilisme passif :

en tant qu’un signe de faiblesse : la force de l’esprit peut être fatiguée, épuisée en sorte que les buts et les valeurs jusqu’alors prévalentes sont désormais inappropriées, inadéquates et ne trouvent plus de croyance

– que la synthèse des valeurs et des buts (sur laquelle repose la puissance d’une culture) se dissout si bien que les différentes valeurs se font la guerre : décomposition

que tout ce qui réconforte, guérit, tranquillise, étourdit, passe au premier plan, sous divers travestissements, religieux, moraux, politique, esthétiques, etc.

*.

Nietzsche, Œuvres philosophiques, t. XIII, trad. française Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, 1976.

**.

En français dans le texte.

Pourtant, à ce scénario heureux s’oppose l’idée contemporaine que le nihilisme s’est au contraire bel et bien installé, conforté qu’il est par une révolution technologique qui voile la réalité des maux et des malheurs. Comme nous allons le voir, la généalogie nietzschéenne du nihilisme européen n’est pas sans éclairer notre propre époque puisqu’elle permet de saisir comment s’est imposé le nihilisme, comment il a changé de masques et de postures, et donc comment il occupe encore aujourd’hui les esprits et s’est installé dans les mœurs8. Certes d’une tout autre manière, certes sur un mode spécifique, c’est justement ce qui retient l’attention tout au long de ce dossier, au-delà ou en deçà des discussions sur l’institution européenne. S’il a changé en apparence sur le plan des mœurs, comme le suggère Yves Michaud9 dans la dernière partie, s’il apparaît plus jouisseur, plus heureux, moins catholique, moins coincé, moins coupable, il n’est pas sûr que l’histoire au sein de laquelle il s’exprime soit très heureuse et libérée de la souffrance et du tragique. En témoignent là encore les séries américaines dévoreuses de violences en tous genres depuis des lustres comme le dernier film de Martin Scorsese – le Loup de Wall Street – où argent, drogue et coups évoquent notre état de nature. Comme s’il ne restait plus qu’à opter pour une version de l’Apocalypse à la Lars von Trier par exemple. Le nihilisme soft peut difficilement se voiler la face et cacher la violence qu’il ne saurait voir ! Et pour cause : l’histoire d’hier hante les corps et les esprits, celle de l’Europe en proie à des répressions sanglantes (Kiev), des convulsions populistes et identitaires, celle d’un univers où la guerre n’a pas disparu, de la Syrie aux barbaries de Centrafrique et d’ailleurs. Le nihilisme nous parle toujours de la violence humaine et de la difficulté de la pacifier ! Nos convictions démocratiques ne peuvent faire semblant de l’ignorer.

  • 1.

    C’est le parti pris de l’ouvrage collectif dirigé par Marc Crépon et Marc de Launay, les Configurations du nihilisme, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 2012. Sur les antécédents philosophiques, voir l’article de Franco Volpi publié dans ce recueil, « Itinerarium mentis in nihilum. Pour une histoire conceptuelle du problème ».

  • 2.

    Voir le Nihilisme, textes choisis et présentés par Vladimir Biaggi, Paris, Flammarion, coll. « Corpus/GF », 2013. On y trouve entre autres des textes de philosophes (Cloots, Crevier, Deleuze, Nietzsche, Schopenhauer, Stirner, Jacobi, Vattimo), d’écrivains (Camus, Cioran, Dostoïevski, Juliet, Tourgueniev) et d’artistes (Dubuffet, Kandinski) … Pour un cadrage historique et conceptuel pertinent, voir aussi Denise Souche-Dagues, Nihilismes, Paris, Puf, 1996.

  • 3.

    Voir Jean-Claude Monod, « Creatio ex nihilo, nihilisme et décision : sur une complication théologico-politique chez Heidegger et Carl Schmitt », dans M. Crépon et M. de Launay, les Configurations du nihilisme, op. cit. Voir aussi Philippe Raynaud, « La révolution du nihilisme, de Hermann Rausching à Leo Strauss », dans Philippe de Lara (sous la dir. de), Naissances du totalitarisme, Paris, Cerf, 2011

  • 4.

    N’oublions pas que le premier Esprit, celui de Mounier, qui consacre d’ailleurs un ouvrage à Camus et à Sartre, ne cesse de tourner autour de Marx et de Nietzsche jusqu’aux années 1980. Ce n’est pas par hasard que Jean-Marie Domenach publie au Seuil un Retour du tragique en 1967 qui s’en prend aux totalitarismes et aux aliénations propres à la société de consommation.

  • 5.

    La mort de l’homme n’est pas qu’un slogan : voir, à propos du dernier tome des Mythologiques, l’article de Jean-Marie Domenach, « Le requiem structuraliste », Esprit, mars 1973.

  • 6.

    Si l’on en juge par le Cheval de Turin (2011), le film « apocalyptique » de Bela Tarr, un cinéaste culte d’origine hongroise qui poursuit l’aventure nihiliste sur le plan esthétique, Nietzsche hante toujours les esprits : ce film fait écho à l’épisode turinois au cours duquel le philosophe a vu un cocher battre un cheval jusqu’au sang, un spectacle dont il ne s’est pas remis et qui l’aurait rendu fou.

  • 7.

    Marcel Gauchet, la Crise du libéralisme (1880-1914). L’avènement de la démocratie II, Paris, Gallimard, 2011. Le premier chapitre de cet ouvrage porte sur Nietzsche, p. 21-56. Le premier tome de cet ensemble de quatre volumes s’intitule la Révolution moderne, les deux derniers sont annoncés sous les titres suivants : À l’épreuve des totalitarismes et le Nouveau Monde.

  • 8.

    On peut même lire aujourd’hui, sous forme de bande dessinée, le journal d’un hamster nihiliste, voir Miriam Elia et Ezra Elia, le Journal d’Edward, hamster nihiliste, Paris, Flammarion, 2013.

  • 9.

    Voir son article dans ce numéro, infra p. 173 sqq.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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