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Introduction. Invitation à une lecture de Georges Nivat

À Esprit, nous avons eu diverses occasions de nouer des liens avec Georges Nivat1. Tout d’abord, à une époque où Soljenitsyne n’était pas seulement soupçonné d’être un agent de la Cia par la seule gauche stalinienne, où Un homme en trop de Claude Lefort troublait de trop rares lecteurs, ses traductions et son ouvrage consacré à l’auteur de l’Archipel – cet ouvrage publié au Seuil dans la légendaire collection « Écrivains de toujours » devait être diffusé en samizdat à des dizaines de milliers d’exemplaires en Russie et salué par Soljenitsyne lui-même – furent des apports intellectuels et des soutiens moraux décisifs pour le petit microcosme de la gauche anti-totalitaire. Et pour cause, les connivences politiques étaient fortes mais aussi l’idée que l’Archipel du Goulag était un « essai d’investigation littéraire » qui éclairait, en raison de l’empathie de l’écrivain et du personnage du prisonnier (le zek), les formes du pouvoir stalinien mieux qu’un essai historique. Si des désaccords ont surgi ensuite, au moment de la guerre en ex-Yougoslavie dans l’après-1989, à propos du Kosovo et de la Serbie, ils n’ont jamais abouti chez l’homme de paix qu’est Georges Nivat à des échanges violents comme ce fut souvent le cas au sein de l’intelligentsia française.

Mais Georges Nivat est aussi un infatigable passeur littéraire, ce que de tristes collègues lui reprochent à l’occasion au nom de la spécialité (pour ne pas dire de la Discipline), un amoureux de la langue russe qui a arpenté, comme traducteur et enseignant à Nanterre (avec René Rémond, Paul Ricœur …) puis à Genève (avec Bronislaw Baczko, Jean Starobinski, Michel Butor…), la littérature des xixe et xxe siècles russes. Deux ouvrages monumentaux ont déjà permis de lire des textes éparpillés et difficilement accessibles. Les sommaires impressionnants des recueils d’articles que sont Vers la fin du mythe russe ? Essais sur la culture russe de Gogol à nos jours2 en 1982, Russie-Europe. La fin d’un schisme. Études littéraires et politiques3 en 1983, puis aujourd’hui Vivre en russe4 témoignent d’une volonté, insatiable et admirable, de prendre la Russie à bras-le-corps en faisant le lien entre la fiction, les formes, la création littéraire ou cinématographique et une histoire qui peut se dérouler aux sons de l’inhumain dans ce pays-continent. La collection de littérature russe qu’il anime chez Fayard et le premier tome des Sites de la mémoire russe5 (consacré à la géographie de la mémoire russe) dont il est le coordinateur expriment d’autres volets d’une œuvre qui ne dédaigne pas les entreprises collectives.

Plus encore, ces lectures sont portées par un itinéraire personnel, savant, politique mais aussi affectif, spirituel, qui ressort fort bien du long entretien que Georges Nivat a bien voulu nous accorder. Les multiples vies russes de Georges Nivat qui en tissent le récit sont inséparables des personnages qu’il a rencontrés, à commencer par ceux de Nikitine, Pierre Pascal, Boris Pasternak, Soljenitsyne, Joseph Brodsky… et de combien d’autres. L’occasion n’est pas si fréquente de rencontrer et d’écouter, nous l’avions déjà eue dans un autre style avec l’américaniste Pierre-Yves Pétillon6, un universitaire parlant aussi de ses voyages dans la réalité et l’imaginaire d’un pays qu’il fait sien.

Mais il y a encore un autre Georges Nivat. Celui qui est associé comme président (il a succédé à Jean Starobinski) depuis deux décennies aux rencontres internationales de Genève (Rig) qui ont lieu tous les deux ans. Inaugurées dans l’immédiat après-guerre, celles-ci ont accueilli dans le contexte de la guerre froide les intellectuels européens avant d’être confrontés aujourd’hui à un monde plus chaotique où les violences identitaires et culturelles ne laissent pas d’inquiéter. « Lendemains précaires » est le titre significatif des journées qui se déroulent à Genève en ce début du mois d’octobre 2007. Ces rencontres font écho à l’esprit de la ville de Calvin, à savoir que la paix n’est pas une utopie inéluctablement mortifère. Éviter que les fossés deviennent infranchissables et les lignes de front suicidaires pour l’humanité, empêcher l’édification de frontières inutiles, on retrouve ce leitmotiv dans le rapport que Georges Nivat entretient avec la Russie, ou plutôt avec ses Russies. Au-delà du conflit qui oppose toujours slavophiles ou théoriciens d’une Russie asiatique d’un côté, et occidentalistes de l’autre, Georges Nivat dessine le paysage d’une Russie heurtée, d’une Russie oscillant entre livre unique et livre éclaté (titre d’un article que nous publions dans cet ensemble), d’une Russie apocalyptique et troublante, mais pas toujours réfractaire à l’esprit européen. Contre les esprits qui excluent la Russie de l’Europe, aussi bien les Européens qui culturalisent le pouvoir répressif en Russie que les Russes qui prônent une Eurasie, une Russie tournée vers l’Asie dont l’analogie avec la Russie slavophile est frappante (voir le second texte que nous publions sur « Les paradoxes de l’“affirmation eurasienne” »), Georges Nivat n’imagine pas l’Europe culturelle sans la Russie7. En complément, Igor Sokologorsky retrace, en évoquant la figure de Nicolas Berdiaev, les débats portant sur la nature des régimes politiques russes et leur rapport avec l’immensité du territoire, promesse de liberté ou « nécessité » du contrôle.

Le détour par la langue russe et ceux qui l’ont portée et la portent – qu’ils s’appellent Gogol, Tchekhov, Dostoïevski, Biély, Akhmatova, Pasternak, Soljenitsyne ou les écrivains contemporains – n’est pas inutile pour nouer des liens avec une Russie mal supportée sur le plan économique et politique (la Russie des oligarques, des nouveaux riches et de Poutine). Comment concilier le Soljenitsyne anti-totalitaire et le Soljenitsyne favorable à l’esprit grand russe ? Le grand théâtre russe, omniprésent sur nos scènes aujourd’hui, rappelle que la littérature russe peut passer sans transition de l’horreur et de la monstruosité à l’éclat de rire et à la bouffonnerie. Barbarie et accalmie se succèdent sans coup férir, ce qui ne devrait guère surprendre le contemporain ! Le monde russe peut paraître lointain, mais c’est oublier que l’esprit russe n’est pas l’ombre de nos Lumières. Voilà ce que rappellent les propos mais aussi les vies multiples et les lectures innombrables de Georges Nivat.

Le mythe russe et la fin du schisme Russie-Europe ?

Le premier recueil d’articles de Georges Nivat était donc intitulé en 1982 : Vers la fin du mythe russe ? Tout en rappelant que la littérature et la culture russes ont construit le mythe d’une Russie étrangère aux maux occidentaux (capitalisme, individualisme, égoïsme, absence de sens communautaire), et que Tolstoï écrivait que le peuple russe nie la propriété, Georges Nivat souligne que le mythe russe (qui a alimenté le clivage entre slavophiles et occidentalistes) va de pair avec un millénarisme et une vision apocalyptique de l’histoire. Cette double tendance (anti-occidentalisme et millénarisme) est analysée chez de nombreux auteurs comme Tchekhov, Dostoïevski, chez des adeptes de la voie russe comme Pierre Pascal ou Nicolas Berdiaev, mais aussi chez les écrivains qui ont connu la période stalinienne ou en ont subi les conséquences (Zinoviev, Mandelstam, Brodsky). Le deuxième recueil d’articles (Russie-Europe. La fin du schisme), publié en 1993, fait implicitement écho aux événements de la perestroïka, mais il se demande surtout si l’on assiste dans ce contexte à la fin du schisme entre la Russie et l’Europe ; un schisme dont le mythe russe était l’un des éléments structurants. Bref, la fin du totalitarisme soviétique allait-elle européaniser une Russie susceptible d’orchestrer les droits de l’homme ? L’ouvrage pressent aussi des « sorties d’Europe » et insiste sur les facteurs qui vont dans le sens d’un renforcement de l’esprit religieux et millénariste. Le débat sur les dissidents est alors décisif puisque la lecture anti-totalitaire de l’Archipel du Goulag n’est pas dissociable d’une affirmation des valeurs spirituelles propres à la Russie par Soljenitsyne. La perestroïka n’a pas vraiment mis un terme au schisme culturel et Georges Nivat, qui publie à l’époque un journal de voyage (Impressions de Russie, l’An un1), se penche sur un imaginaire désenchanté. Le recueil qui sort cet automne 2007 est peut-être moins lié à la conjoncture, mais les deux interrogations demeurent (le mythe russe, le rapport à l’Europe). Les premiers chapitres portent sur les mythes, les clés, la religion orthodoxe, les lieux, la partie centrale de l’ouvrage est consacrée aux racines de la prose russe et de la poésie russe, et le final se polarise sur les lignes de fracture avec l’Europe. Dans un article récemment publié dans Le Débat, Georges Nivat compare les Bienveillantes de John Littell et Vie et destin de Vassili Grossmann. Le mal a pris le dessus, et le siècle se prête à tous les retours de millénarisme. Mais ce n’est peut-être plus le mythe russe de Tolstoï. Parallèlement à une Histoire de la littérature russe en plusieurs volumes qu’il coordonne chez Fayard, Georges Nivat vient également de diriger le premier tome des Sites de la mémoire russe2 (conçu sur le mode des Lieux de mémoire de Pierre Nora) qui porte sur la « géographie de la mémoire russe ». On y retrouve son intérêt pour les lieux religieux et culturels (entre autres : les villes, les musées, les églises et les monastères, les grandes écoles de l’Église, les universités, les bibliothèques, les lieux de spectacle, etc.). Les chapitres sur les villes (ou la Sibérie) rappellent que la Russie voit dans la ville l’espace de l’utopie et celui de la décadence (occidentale), ce que G. Nivat rappelle dans une préface à des écrits de Gogol dont l’un porte sur Saint-Pétersbourg3.

1.

Georges Nivat, Impressions de Russie, l’An un, Paris/Lausanne, Éd. de Fallois/L’Âge d’homme, 1993.

2.

G. Nivat (coord.), Sites de la mémoire russe, op. cit.

3.

Nikolaï Gogol, Nouvelles de Saint-Pétersbourg, Paris, Gallimard-Folio, 1998.

  • 1.

    Pour rappel, nous l’avons publié le mois dernier dans le cadre d’un dossier littéraire sur le thème du procès, voir Georges Nivat, « Juger et punir chez Dostoïevski », Esprit, août-septembre 2007.

  • 2.

    G. Nivat, Vers la fin du mythe russe ? Essais sur la culture russe de Gogol à nos jours, Lausanne/Paris, L’Âge d’homme, 1982.

  • 3.

    Id., Russie-Europe. La fin d’un schisme. Études littéraires et politiques, Lausanne/Paris, L’Âge d’homme, 1983.

  • 4.

    Id., Vivre en russe, Lausanne, L’Âge d’homme, 2007.

  • 5.

    G. Nivat (coord.), Sites de la mémoire russe, Paris, Fayard, 2007.

  • 6.

    Voir Pierre-Yves Pétillon, « À l’ombre de l’Europe », Esprit, novembre 1986.

  • 7.

    Sur ces points, voir Russie-Europe, hier et aujourd’hui, édité par Korine Amacher et Georges Nivat, revue Transitions, vol. XLVI-2, 2006. Revue éditée par l’Université libre de Bruxelles et l’Institut européen (université de Genève) http://www.ulb.ac.be/is/revtrans.html

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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