Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Jack Lang au garde-à-vous

février 2016

#Divers

« Camarades socialistes, un peu de respect et de dignité », voilà un titre du Monde du 5 janvier 2016 qui « accroche » dans le climat de polémique sur la déchéance de nationalité qui règne à cette date. Et il accroche d’autant plus qu’il renvoie à une émission de radio (Le Grand Rendez-vous Europe 1, Le Monde, I-Télé du dimanche 3 janvier) à laquelle participe Jack Lang et dont le journal publie des extraits significatifs (la version intégrale est disponible sur le site internet du Monde). Jack Lang, bien-aimé des Français en raison de tout ce qu’il a fait pour la culture et l’éducation nationale selon l’expression consacrée, un homme qui aime les joutes oratoires et maîtrise à merveille l’art de la rhétorique, un juriste qui est aujourd’hui à la tête de l’Institut du monde arabe et un mitterrandien de toujours qui devait accompagner François Hollande à Jarnac pour saluer la tombe du commandeur du Ps le 8 janvier 2016, vingt ans après sa mort.

À lire le titre, on s’attend à ce que Lang dise ce qu’il pense en bon juriste, voire en socialiste vertueux, et apporte la contradiction à ceux qui soutiennent sans rien dire le président et son Premier ministre, en pleine crise de « triangulation ». À lire les premiers propos rapportés, on ne peut qu’être conforté : Lang veut introduire « un peu de raison dans un climat volcanique », exprime son « sentiment intérieur » et proclame, comme un cosmopolite au bord de l’étouffement, qu’il est un militant de la binationalité et même de la tri ou de la quadrinationalité. Plus il y a de nationalités et plus on peut être déchu de l’une d’entre elles sans trop de dégâts !

Mais le ton change rapidement ! On avait vraiment mal compris le titre mensonger de la rédaction du Monde… Lang dégaine et vise de fait ceux qui ne veulent pas respecter la parole présidentielle donnée à Versailles devant le Congrès, en novembre 2015, trois jours après les attentats (voir l’éditorial de ce numéro). Comment les socialistes, les vrais, ceux du Parti, peuvent-ils renoncer à l’unanimité de Versailles, affaiblir et trahir le président ? C’est du Shakespeare pour l’homme de théâtre qu’est Lang ; Iago n’est pas loin. Il ne s’agit donc pas de la mesure annoncée et des questions qu’elle peut poser à la conscience de certains députés socialistes en termes de valeurs. Il s’agit en fait du nécessaire et indiscutable soutien au président : en cela, Lang suit la ligne du Parti et obéit à Jean-Christophe Cambadélis1, dont la formation trotskiste lui a appris à tenir ses troupes. Respect et dignité ! Cela signifie soutien au président, au chef… Comme à l’armée.

Mais il y a des couacs pour les juristes et les socialistes qui ne savent plus ce que parler veut dire. En effet, le dimanche 5 janvier, le président Hollande n’est plus sur la ligne de la déchéance discriminatoire entre binationaux et nationaux (tout le monde ne peut pas être quadrinational comme le rêve Lang…) et opte en faveur d’une déchéance pour tous les individus (ce qui est plus républicain). Mais Lang n’est pas trop gêné, lui le grand cosmopolite, à propos du risque collatéral de la création d’apatrides. Loin de s’offusquer que l’on puisse remettre en cause l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme – hautement symbolique pour la France –, il suggère une rédaction juridique permettant de « concilier les éventuels contraires » (ce n’est pas très clair pour un juriste !). Il est vrai que sa parole reste sur le plan juridique, alors que Bruno Le Roux se permettait d’affirmer de son côté que le statut d’apatride n’est pas un drame : selon lui, il ne s’agit pas d’envoyer des gens sur la planète Mars parce que le défaut de nationalité ne veut pas dire défaut de territoire ! Fort bien, les apatrides auront un territoire sans nom, ils seront des anonymes, de quoi se plaint-on ! Il faut oser. Comme le dit le juriste Patrick Weil, « le mal le plus absolu en droit est de ne pas avoir de droits2 ».

Et Lang de monter sur le ring pour mieux soutenir le président soi-disant abandonné par des troupes qui ne respectent pas la parole donnée : après avoir rappelé que la République a déchu des esclavagistes en 1848 et des collaborateurs après la Seconde Guerre mondiale, il pousse Alain Juppé dans les cordes – Alain Juppé, l’adversaire présidentiel possible qui dit oralement autre chose que ce qu’il a écrit dans son dernier livre3. Mais on ne parle pas des socialistes qui signaient des tribunes scandalisées, dans Le Monde, à l’époque où Sarkozy parlait de la déchéance. Et de donner un coup final fatal à ces camarades qui démonétisent la politique, tous ces responsables politiques « qui manquent de conviction forte et continue »… parce qu’ils trahissent le président. Un peu chaviste, tout ça !

Quel intérêt de rappeler ces propos de radio qui montrent que les titres des journaux sont trompeurs (ce n’est pas une nouveauté !) et que Lang joue de la rhétorique en inversant la donne en bon professionnel ? Cela permet de comprendre que la seule question qui se pose en termes de valeurs est de respecter la parole donnée du président. Elle n’est pas de s’interroger sur ce qui fonde des valeurs pour un socialiste : Lang et Hollande, mitterrandiens l’un et l’autre sans la subtilité du patron, poussent le présidentialisme à outrance et la police du Parti jusqu’à interdire à des députés d’avoir des convictions et de s’interroger sur les valeurs qui sous-tendent leur engagement. Ceux qui ont le culot de s’interroger sur ce signifie moralement la déchéance de nationalité n’ont pas de conviction ; la parole donnée est celle du chef et un député du Ps n’a d’autre rôle que la « servitude volontaire ».

Faut-il en rester à cette désillusion ? Un historien du socialisme comme Gérard Grunberg, auteur avec Alain Bergounioux d’un ouvrage sur les rapports des socialistes au pouvoir au xxe siècle, l’Ambition et le remords4, ne s’amuse pas de la polémique volcanique sur la déchéance :

Hollande avec cette affaire de déchéance est en train de dilapider son autorité morale. Or, on ne joue pas impunément avec les valeurs, surtout à gauche où la politique est censée, beaucoup plus qu’à droite, obéir à une exigence éthique5.

Ce qui ne sera d’ailleurs peut-être pas, selon lui, sans conséquences sur le devenir présidentiel !

L’efficacité (le respect de la parole donnée du président comme valeur ultime) aura primé sur tous les symboles et toutes les valeurs, mais il n’est pas sûr que « l’ambition déçue » débouche sur le moindre « remords ». On l’aura compris, cette opérette radiophonique dont Lang est coutumier (c’est pour cela qu’on l’invite) n’est pas sans intriguer et inquiéter : la culture socialiste ne serait-elle pas totalement à bout de souffle ? Mais cela veut-il dire, si l’on n’est pas un adepte des envolées anti-Ps de Jean-Luc Mélenchon et de la rhétorique de la gauche de la gauche, qu’il n’est plus possible d’imaginer quoi que ce soit à gauche ? Ne craignons pas de continuer cette complainte ! Si la gauche est à bout de souffle historique, qu’advient-il alors de la scène politique, qu’elle soit binaire (gauche/droite) ou triangulaire (Ps/Lr/Fn) ? Il semble bien que la radicalisation politique, entendue dans les termes de Carl Schmitt (tu es mon ami ou mon ennemi), qui marque tous les partis ne soit pas le meilleur signe d’un renouveau de la démocratie de partis. Il ne reste plus alors qu’à se tourner vers les Espagnols de tous ordres (Podemos, Ciudadanos…), mais la société civile, chez nous bien sceptique envers les partis, donne raison à 90 % aux mesures de durcissement et à la prolongation de l’état d’urgence par le biais d’une réforme pénale. Le peuple n’a pas toujours raison, et la démocratie d’opinion n’est jamais la réponse à une démocratie de partis évanescente. À suivre.

  • 1.

    Au 8 janvier 2016, il restait hésitant, à la fois contre la création d’apatrides et contre l’inégalité entre nationaux et binationaux… Difficile de diriger dans ses conditions !

  • 2.

    Patrick Weil, « Le principe d’égalité est un pilier de notre identité », Le Monde, 7 janvier 2016.

  • 3.

    Alain Juppé, Pour un État fort, Paris, Jean-Claude Lattès, 2015, p. 223.

  • 4.

    Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, l’Ambition et le remords. Les socialistes français et le pouvoir (1905-2005), Paris, Fayard, 2005.

  • 5.

    Cité par Thomas Wieder, « Présidentielle : François Hollande joue son va-tout », Le Monde, 1er janvier 2016.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

Dans le même numéro

Les religions dans l’arène publique

Dans un contexte de déculturation et de repli identitaire, les affirmations religieuses – en particulier celles de l’islam – interrogent les équilibres politiques et mettent les sociétés à l’épreuve. Les textes d’Olivier Roy, Smaïn Laacher, Jean-Louis Schlegel et Camille Riquier permettent de repenser la place des religions dans l’arène publique, en France et en Europe.

A lire aussi dans ce numéro, une critique de l’état d’urgence, un journal « à plusieurs voix », une réflexion sur l’accueil des réfugiés, une présentation de l’œuvre de René Girard et des réactions aux actualités culturelles et éditoriales.