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Jerzy Skolimowski : le retour en Pologne… au risque de la folie

juillet 2009

#Divers

Après être sorti furtivement en France sur les écrans en 2008, le film Quatre nuits avec Anna de Jerzy Skolimowski est désormais disponible en Dvd. C’est un événement à double titre : ce film récent du cinéaste polonais attire à nouveau l’attention sur un parcours artistique, chaotique mais impressionnant, qui s’étend depuis plus d’un demi-siècle1, et il permet de voir un film d’une grande originalité qui résume bien l’art de Skolimowski.

Sortir de Pologne

Après y avoir réalisé durant les années 1960 une série de films dont certains sont devenus mythiques, il quitte la Pologne après l’interdiction d’une satire de la société, Haut les mains (1967). Exilé, il tourne ensuite en Europe puis aux États-Unis quelques films cultes (en 1967 Le départ qui raconte les rêves d’évasion d’un Jean-Pierre Léaud qui joue un garçon coiffeur, en 1970 Deep end qui porte sur l’adolescence, en 1982 Travail au noir qui met en scène des travailleurs clandestins polonais à Londres…). Parallèlement, ce boxeur amateur joue dans les films des autres (il est le photographe du Faussaire de Viktor Schloendorff en 1972, l’un des premiers films sur la guerre beyrouthine), et reprend la plume pour écrire des poèmes et le pinceau pour peindre.

Entre la Pologne, l’Europe et les États-Unis, il a réalisé des films d’« auteur » qui font référence (très tôt reconnu et réconforté par Jean-Luc Godard lors d’un festival new-yorkais où il est sifflé), mais la plupart de ses adaptations littéraires, lui qui admire Victoire de Joseph Conrad et Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, sont autant d’échecs retentissants. Comme quoi les « auteurs » doivent se méfier des adaptations littéraires : ce vieux refrain des Cahiers du cinéma, qui n’aimaient pas trop l’adaptateur John Huston par exemple, n’est pas faux dans le cas de Skolimowski qui ne peut être qu’un auteur à part entière. Il faudra un jour suivre les itinéraires des cinéastes de l’est exilés (de force ou non) dans les années 1960-1970 (Miklos Jancso, Ivan Passer, Roman Polanski, Milos Forman…), analyser les raisons de succès et d’échecs liés aux scénarios que les producteurs leur confiaient, et les comparer avec les grands exilés allemands et autrichiens des années 1930 (Joseph von Sternberg, Fritz Lang, Billy Wilder2).

Revenir en Pologne

Si J. Skolimowski a poursuivi de manière inégale « son » cinéma hors de la Pologne, le voilà donc à nouveau en Pologne avec Quatre nuits avec Anna.

Si je suis retourné en Pologne, c’est d’abord que l’Amérique m’était indifférente au plus haut degré. À Malibu, j’étais juste un resident alien, de la même façon que j’avais été un bloody foreigner en Angleterre. J’allais donc faire des courses une fois par semaine dans un supermarché de luxe, et puis je ne sortais plus. La Pologne est le seul pays qui m’intéresse un petit peu, où je me sente dans une mesure relative un devoir de responsabilité au risque de devenir fou furieux.

Quatre nuits avec Anna met en scène un territoire restreint, un no man’s land coupé par un grillage qui sépare deux bâtisses et deux personnages confrontés à un événement insupportable. On se trouve dans un hôpital de la province polonaise (on ne rentre que dans le bureau du directeur et on ne voit pas les malades) où Léon Okrasa, incinérateur de cadavres chargé de la chaudière collective, personnage cassé, proche de la folie, borderline, et clochardisé (il vit avec sa grand-mère grabataire), habite dans une masure face au bâtiment où logent des infirmières. On ne sort pas du village ni de l’hôpital jusqu’au moment où Léon, de retour de la pêche, est témoin du viol d’une infirmière dont il va se rendre compte, après avoir couru « comme un malade », « comme un fou » dans la campagne environnante, qu’elle est l’une des infirmières habitant en face de chez lui.

C’est alors que l’espace se rétrécit un peu plus et que Léon ne cesse plus d’observer les faits et gestes d’Anna : il se tient d’abord chez lui derrière une fenêtre d’où il voit la fenêtre de la chambre d’Anna, puis il se rapproche de « sa » fenêtre avant de pénétrer comme un voleur dans la pièce où dort Anna. Ayant remplacé le sucre qu’elle met chaque soir dans son thé par des somnifères il profite de son sommeil pour s’approcher de son corps, l’effleurer, le regarder, se l’approprier mais aussi pour laisser des traces de son passage (il vaque au ménage, il fait la vaisselle après la fête d’anniversaire qu’elle a organisée dans sa chambre). Il passe ainsi quatre nuits silencieuses avec Anna – il est près de ce corps féminin mais Anna ne le sait pas – avant de se faire prendre par la police et d’être accusé du viol dont il avait été le témoin. Mais Anna, qui n’a pas vu le visage du violeur, dira à Léon qu’elle pense qu’il n’est pas le coupable.

L’amour fou

Voilà donc un homme sans relation affective (« trouve-toi une femme », lui murmure sa grand-mère avant de mourir), un homme qui est le témoin d’un viol, et devient fou d’amour pour cette femme violée. La scénographie du film est impressionnante de rigueur – toujours à marquer les limites spatiales qui sont ici l’image des limites mentales, de la mort et de la folie – puisqu’elle porte sur un espace de quelques centaines de mètres carrés. Elle permet d’imaginer des parcours impossibles, invraisemblables, la nuit le plus souvent avec la pâle lumière d’une lampe de poche, pour s’approcher du corps de la femme violée et se raconter une histoire d’amour « en vrai » : avec elle « à côté » de lui. Le témoin veut « retourner le viol » en une histoire d’amour, lui qui n’a jamais pu aimer, lui qui ne savait même pas qu’il était susceptible d’aimer. Dans un climat inquiétant et sombre où Hitchkock rivalise avec Kafka et Bruno Schulz, le cinéaste laisse croire qu’il va la tuer alors qu’il n’a que son amour fou à donner. À la limite : entre deux lieux, entre deux corps, entre l’amour fou et la mort, ce film essaie de sortir de la folie, du viol mental et physique, il essaie de revenir dans ce pays d’où le réalisateur est parti il y a des années.

À distance des premiers films de Skolimowski, Walkover par exemple (1965) qui racontait les histoires impossibles, licencieuses et désinvoltes de personnages marchant au pas de course, ce film est ramassé, contraint, presque immobile. Ce film impressionnant, jamais démonstratif en dépit du travail scénique, incroyablement pictural (la laideur des pièces ou des bâtiments donnent lieu à des jets de peinture à la Pollock), est très polonais : il rappelle l’influence souterraine d’un auteur comme Gombrowicz. Anna est un film très secret qui s’approche avec une grande lenteur du corps du délit, du corps violé, mais aussi des terres et des paysages sépulcraux de sa Pologne. On ne sait pas trop où on est en Pologne, mais il faut renouer avec un amour impossible dans une terre brûlée. C’est le témoignage d’un cinéaste borderline qui sait que le monde va un peu mieux (Skolimowski peut rentrer en Pologne et Léon s’approcher de la femme aimée) mais qui n’oubliera jamais que les zones frontières, les no man’s land qui sont nulle part, sont dangereuses car elles rendent fous. On s’y aime trop et on s’y déteste, c’est la fusion impossible ou la guerre toujours possible. Pourquoi Skolimowski est-il resté seize années sans tourner après Ferdyduke, cette adaptation ratée de Gombrowicz ?

Ces seize années sont le temps qu’il m’a fallu pour me remettre sur pied après mon dernier film. Ferdyduke a été pour moi la prise de conscience que j’étais sur un chemin qui ne menait nulle part, le témoignage exemplaire de la manière dont Hollywood parvient plus ou moins subtilement à vous corrompre.

Il fallait rentrer en Pologne et traverser le no man’s land

Quatre nuits avec Anna, film inattendu, est donc l’occasion pour Skolimowski de rappeler l’art d’un cinéaste qui filme comme s’il peignait des tableaux successifs pour redonner un visage à des corps et à des paysages disparus. Au cours de l’entretien filmé (voir le bonus), le peintre cinéaste montre l’une de ses toiles, un visage à la Francis Bacon, un visage masqué, invisible, lacéré, le visage auquel il faut redonner des traits, une figure. Telle est la force du film : sortir de la mort, du nulle part, du no man’s land où il n’y a pas d’homme sinon la folie, redonner forme en prenant le risque de la folie. On ne peut oublier que ce proche de Roman Polanski – un cinéaste qui a quitté la Pologne puis l’Amérique (pour les raisons que l’on sait), un réalisateur qui raconte des histoires se passant dans des espaces clos (de Cul de sac et Répulsion du début des années 1960 à La jeune fille et la mort de 1995) – a écrit avec lui le scénario de son premier film, Un couteau dans l’eau : une histoire qui finit mal, celle d’un couple de la nomenklatura communiste qui se retrouve à bord d’un petit voilier, un habitacle marin où la mort rôde tout comme la folie. Il fallait que Skolimowski retrouve la terre polonaise, celle de Witold Gombrowicz, pour tourner à nouveau et se saisir d’une certaine folie !

  • 1.

    Né en 1936, Skolimowski se lie à l’école de cinéma de Lodz à Roman Polanski, avec lequel il écrit le scénario d’Un couteau dans l’eau (Polanski, 1961). Pour comprendre le parcours esthétique sinueux de Skolimowski, voir dans le bonus du Dvd, « Contre la montre : Jerzy Skolimowski : peintre, poète, cinéaste », un film de Damien Bertrand écrit avec Jean Narboni et Noël Simsolo.

  • 2.

    Voir Michel Ciment, les Conquérants d’un nouveau monde. Essais sur le cinéma américain, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1981.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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