Joseph Stiglitz à Singapour
On ne présente pas Joseph Stiglitz, le célèbre prix Nobel d’économie qui ne cesse de faire le tour du monde et qui a écrit des ouvrages qui ne passent pas inaperçus. Le dernier en date s’intitule la Grande Fracture (Les liens qui libèrent, 2015) et a un sous-titre – Les sociétés inégalitaires et ce que nous pouvons faire pour les changer – qui rappelle que Stiglitz n’est pas un économiste mainstream, un orthodoxe qui n’ose pas critiquer la finance et l’état du capitalisme contemporain, mais un hétérodoxe qui ose porter un regard critique sur la mondialisation économique dont les États-Unis sont le fer de lance. Comme Thomas Piketty, devenu Monsieur Inégalités à l’échelle mondiale, il multiplie les gros plans chiffrés sur les inégalités de tous ordres et rappelle que les choix politiques sont décisifs, d’où ses critiques des politiques économiques à la François Hollande et du suivi de la dette grecque par l’Europe « germanisée ». De même que Piketty conseille le mouvement Podemos en Espagne ou la nouvelle gauche travailliste au Royaume-Uni, Stiglitz ne se contente pas de rappeler les politiques à leurs responsabilités, il donne des exemples et fait lui-même des choix politiques. Soucieux de voir où les États-Unis peuvent puiser des idées pour contrer leurs propres inégalités internes, croissantes dans un pays en mal d’État social, Stiglitz donne divers exemples : je n’insisterai pas sur l’île Maurice que je ne connais pas, mais les quelques pages consacrés à Medellín (p. 396-399), présentée comme une ville mondiale modèle, laisse pantois. L’auteur y a passé deux jours à l’occasion d’un forum « mondial » et a visité comme il se doit la favela du quartier San Domingo, aujourd’hui désenclavé grâce à la construction d’un métrocable auquel tous les magazines du monde ont consacré au moins un reportage. On aurait aimé qu’il entre un peu dans le vif du sujet – les conditions de l’accès à l’emploi, le secteur informel… – et ne se contente pas de faire une publicité sympathique. Il reste que l’action de l’ancien maire Sergio Fajardo doit être saluée.
Mais la surprise est plus grande encore quand on lit les pages consacrées à Singapour (p. 399-375) : Stiglitz vante le modèle de développement de l’île et les choix faits sur le plan social, écologique et économique. De fait, les inégalités ont été réduites et Singapour, une cité-État insulaire qui a renoncé à s’inscrire dans une dynamique politique de type fédéraliste avec la Malaisie, mérite l’attention, et pas uniquement celle des Chinois qui prisent cet exemple1. Reste que l’économiste reste très économiste alors même qu’il veut parler de politique, ou plutôt : l’économiste ne voit la politique que par le prisme de la politique économique. S’il fait une allusion discrète (car c’est un vieux routier) à la faiblesse démocratique du régime, il ne s’y attarde pas et oublie un peu trop vite de s’interroger sur les conditions d’accès à la citoyenneté, ce qui n’est pas indifférent pour prendre en considération les inégalités. Singapour est en effet confrontée aujourd’hui à des revendications sociales et à des manifestations qui sont liées à des problèmes démographiques : déséquilibre entre les habitants de souche et les nouveaux arrivants ; marginalisation comme dans les pays du Golfe des ouvriers migrants et non-citoyens.
De fait, le modèle singapourien est indissociable d’un régime autoritaire qui s’appuie sur un parti qui vient de remporter les dernières élections cet automne avec un score de plus de 70 %. On est surpris que l’économiste de gauche, qui cherche certes à faire que les États-Unis aient un peu plus d’État social, ne critique pas plus nerveusement ce régime autoritaire qui n’a guère de sympathie pour les journalistes et la liberté d’expression, contrôle les syndicats et emprisonne les opposants. Cela pose quelques questions légitimes dès lors qu’on a affaire à un prix Nobel d’économie influent et écouté du grand public : en prenant comme modèle Singapour, le plus grand port de porte-containers au monde, une ville dont le slogan universalisable est « global, vert, connecté » (c’est dire qu’il manque l’adjectif « démocratique »), il se heurte à un modèle hautement problématique. Conscient du manque d’État américain, Stiglitz devrait croiser un peu plus le fer avec ces pouvoirs qui favorisent les émergences économiques. Il n’est quand même pas de ceux qui clament avec les libéraux que la libéralisation du marché est un facteur de démocratisation. A contrario, il apparaît que le libéralisme économique va très souvent de pair avec la constitution d’un État fort, et avec une absence de libéralisme sur le plan politique. Si le modèle chinois cimenté par l’action du Parti communiste chinois est fragile et condamné à se verrouiller politiquement, comme c’est manifestement le cas avec Xi Jinping, Singapour l’est beaucoup moins, ce qui n’en fait pas pour autant un modèle.
Ce n’est pas un hasard : l’économiste prolonge ses réflexions sur Singapour par un passage en revue de l’État social dans les pays scandinaves qui sont des démocraties. Nous voilà rassurés ! Mais, une fois de plus, le langage économique qui aime trop les chiffres peine à prendre en considération la substance du politique dans sa version sombre : la violence et la répression. Il ne suffit pas de proférer les mots « État » et « État social » ; il faut aussi penser démocratie.
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Pour rappel, Singapour vient de fêter le cinquantième anniversaire de son indépendance. Son fondateur Lee Kuan Yew, qui a « régné » de 1959 à 1990, vient de mourir à l’âge de 91 ans. Son fils, Lee Hsien Loong, qui lui a succédé, est à la tête du Pas (Parti d’action du peuple), qui vient de remporter 83 sièges sur 89 aux dernières élections cet automne, ce qui a marginalisé le seul parti d’opposition (le WP, Parti des travailleurs). Parler de démocratie autoritaire est une litote.