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L'adolescente, la ville, l'architecte et le photographe (Un amour de jeunesse et En ville)

août/sept. 2012

#Divers

En Ville, de Valérie Mréjen et Bertrand Schefer, est un film dont on a dû parler dans les revues de photographie ou dans des revues de cinéma qui s’intéressent aux comédiens. Lola Créton est une comédienne exceptionnelle qui avait déjà été remarquée dans Un amour de jeunesse de Mia Hansen-Love : dans ces deux films de 2010 (disponibles en Dvd), elle joue un rôle d’adolescente (confrontée à la famille, à l’école, à la sexualité, au désir, à la demande masculine, aux excitants, tout cela à la fois, c’est le lot de l’adolescence féminine) et parvient à déjouer les pièges de la composition « ado ». Ce qui n’est pas facile dans un registre qui est celui de l’émotion, du corps, de la discrétion, du langage et non pas du comique et de la tchatche qui est devenue la règle du cinéma ado. Voilà pour les revues de cinéma et l’excellente Lola Créton ! Un autre point commun de ces deux films est d’introduire le personnage d’un artiste : un architecte et un photographe.

La découverte et le confort

Dans Un amour de jeunesse, Camille, l’amoureuse passionnelle, renonce à son premier amour qu’elle a connu à 15 ans, Sullivan, un garçon qui parle avec un bel accent et vient d’ailleurs (le comédien est d’origine polonaise). Comme celui-ci disparaît au cours d’un interminable voyage en Amérique latine, elle se sent trahie, fait des rencontres sans lendemain avant de se rapprocher, une fois entrée dans une école d’architecture, de l’un de ses professeurs, Lorenz, un homme plus âgé, un Allemand qui va lui faire découvrir Berlin et le Bauhaus (l’étudiante amoureuse de son prof, le prof amoureux de son étudiante, un scénario éculé dont la réalisatrice contourne les pièges à merveille !). Déçue par l’amour de sa vie, le premier et grand amour, un amour fou, définitif, total, Camille décide de vivre avec l’architecte Lorenz, rentre dans son agence, travaille avec lui, avant de rencontrer à nouveau Sullivan…

Dans En ville, Iris (16 ans) est exaspérée par la bêtise de ses soupirants et rencontre Jean, la quarantaine, un photographe cinéaste venu faire des prises de vues dans sa ville de province (les tournages ont eu lieu à Saint-Nazaire, Nantes et Limoges). Dans les deux cas, le désir est déçu (la grande passion impossible pour Camille à Paris, la pauvreté affective de l’environnement masculin pour Iris en province), l’adolescente s’ennuie dans son entourage scolaire, amical et familial (dans En ville, Iris ne parvient à parler qu’avec un surdoué génialement joué qui sait tout sur tout et la fait sourire), mais elle ne sombre pas dans le nihilisme. Dans les deux cas, elle étudie, travaille, elle s’oblige à être sérieuse, elle est rigoureuse, elle s’intéresse à l’art et à sa rigueur. Ce n’est donc pas un hasard si la rencontre avec un artiste change le cours de la vie : s’en sortir exige de se décaler, de se représenter un monde avec lequel prendre de la distance pour y vivre. Mais les rencontres artistiques ne sont pas de même nature dans les deux films.

Dans Un amour de jeunesse, Camille vit avec son professeur d’architecture, elle dessine des maisons et s’occupe de projets pour l’agence. Mais on sent que l’architecte a été un initiateur, qui lui a permis de s’extraire d’un monde fermé et d’oublier provisoirement son amour fou d’adolescente. Avec l’architecte, elle a imaginé d’autres maisons que la maison adolescente et familiale, mais elle n’est pas sortie du registre de la maison. L’architecte artiste ne s’enferme-t-il pas dans sa maison d’architecte ? Est-il un artiste qui fait vraiment bouger le corps et l’esprit de la jeune femme qui semble mal supporter son nouveau milieu très professionnel ? Un texte que Lorenz fait lire à ses étudiants est éclairant, ce sont des extraits d’Ornement et crime d’Adolf Loos, un célèbre architecte viennois du début du xxe siècle :

L’œuvre d’art veut arracher les hommes à leur confort. La maison doit servir le confort. […] La maison pense au présent. L’être humain aime tout ce qui sert son confort. Il hait tout ce qui veut l’arracher à sa position acquise, tout ce qui le gêne. C’est pourquoi il aime la maison, et il hait l’art.

Très finement, la réalisatrice scénariste suggère que l’artiste qui construit des maisons ne crée pas autour de lui une vie passionnante. On peut être artiste et ne pas vraiment sortir de l’ennui de la maison familiale et affective. Ce poids de la maison, et donc de l’intérieur, du dedans, rend la fin du film étrange : Camille a retrouvé Sullivan, qui la quitte à nouveau, toujours l’amour fou et impossible, mais elle ne retourne pas dans la maison d’architecte de Lorenz, elle quitte la ville et l’imaginaire du Bauhaus, elle prend un sac et rejoint la belle maison familiale en Ardèche, là même où elle a passé de belles journées avec Sullivan. Que signifie ce geste, un retour utopique dans une nature pacifiée, une attitude mélancolique ?

On n’échappe plus à la ville

Le scénario de En ville est l’envers de celui de Un amour de jeunesse : pas question de quitter la ville puisqu’il faut essayer d’y entrer alors que tout est y brouillé, qu’il n’y a plus de limites visibles et de pistes claires dans l’espace de la vie quotidienne. La jeune Iris a rencontré son photographe qui était à l’arrêt dans sa voiture : dans une connexion, une station d’essence située en première couronne de Limoges, il lui a fait signe et demandé des renseignements car il était perdu. L’architecte construit des maisons, aménage les intérieurs sans trop se préoccuper des environnements urbains, le photographe est dehors, projeté dans le dédale urbain, il est « en ville » et cherche à capter la ville dans laquelle il est perdu. Il faut faire des prises. En ville, on est d’abord désorienté, perdu : dire qu’on est « en ville », le titre du film prend tout son sens dans un univers périurbain, celui des friches, des zones à l’abandon, des boîtes de nuit, des voies ferrées, des connexions, des espaces commerciaux. On ne sait jamais vraiment où l’on est, on n’est pas à Paris dans une ville centre, on est projeté dans le périurbain, mais c’est du pareil au même, il n’y a plus que de la ville, partout. Si l’architecte Lorenz est un artiste qui peut s’enfermer génialement dans ses maisons, le photographe Jean se perd dans un labyrinthe, un espace public blessé, balafré qu’il faut reconquérir1. Le photographe qui n’a plus de marques tente par ses photos de se réapproprier la ville en inventant des parcours et en dessinant des espaces inédits hors de la maison. Alors que l’issue de Un amour de jeunesse est à la campagne, En ville cherche à refaire de la ville. L’architecte cite Loos à ses étudiants, le photographe parle à Iris de l’Éclipse, un film d’Antonioni qui était au départ un architecte : on se souvient qu’une femme (Monica Vitti), en errance après une rupture amoureuse, se heurte à un territoire périurbain (rocades, voies infranchissables…) avant de rencontrer un agent de change (Alain Delon à son summum) à la Bourse de Milan (magnifique anticipation du rôle de la finance et de la Bourse dans l’Éclipse, cet espace circulaire qui tourne sur lui-même comme une toupie). Si les commentaires en ont rajouté sur la non-communication et la parole impossible, le film mettait surtout en scène le retrait de la ville historique (on est à Milan) au profit d’un urbain généralisé et sans balises (les affiches posées sur les murs de l’appartement de Monica Vitti montrent des lagunes imaginaires et des paysages lointains comme si on ne pouvait plus vivre qu’ailleurs, hors de la ville). Dans un registre plus intellectuel, on a évoqué la perte des « connexions sensori-motrices » (Deleuze), l’impossibilité d’une inscription corporelle et l’entrée dans un univers éclaté sur le plan temporel et spatial. Ce que nous dit En ville, c’est qu’il faut résister à cette immobilisation corporelle et mentale que décrit l’Éclipse, réinventer des connexions sensori-motrices, remettre en mouvement les corps en s’aventurant dans les connexions matérielles : gares, complexes culturels comme l’ancien port de Saint-Nazaire sans bateaux. À la fin du film, Jean expose sur le mur du bunker sous-marinier où se déroule son exposition une immense photo d’Iris avec laquelle il a partagé une aventure affective et urbaine. La photo issue de la rencontre est plaquée sur le béton, hypervisible.

Il ne s’agit pas d’opposer ces films très fins, car le monde ado doit inventer tous les possibles à défaut d’utopies, ce qui passe par de telles rencontres artistiques « en ville ». Mais les parcours ne sont pas les mêmes pour ces deux personnages d’ado qui appartiennent à une seule comédienne : la Parisienne part (fuit !) à la campagne, la provinciale sait qu’elle ne sortira pas d’un territoire urbain où campagne et ville se mélangent bizarrement dans un univers périurbain indéfinissable. La Parisienne est mélancolique, elle aime l’« inquiétante étrangeté » des accents étrangers, le photographe (Stanislas Merhar) a lui aussi un accent, mais plus discret que celui de Lorenz ou de Sullivan, sa gorge est nouée, il est lucide, il sait qu’il n’a pas le choix de la maison de campagne pour pleurer, se souvenir et lire Proust, mais juste celui d’une chambre qu’on lui offre en ville, à Nantes, à Saint-Nazaire ou à Limoges. Celle qu’on offre à l’artiste dit résident, celui qui passe « en ville » et rencontre des adolescentes qui ne supportent pas le monde ado.

  • 1.

    C’était le sens de l’exposition de photos de Raymond Depardon sur la France. Il a posé sa caméra dans l’espace public car on ne voit ce qui se passe que depuis celui-ci, « en ville » ; voir Olivier Mongin, « La France dans l’œil de Raymond Depardon », Esprit, novembre 2010.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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