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L'Apocalypse, l'éternel retour et la fin du monde

janvier 2013

#Divers

Un calendrier maya annonçait que le 21 décembre serait le jour de la fin du monde ; le monde devait disparaître, la lumière s’éteindre. L’Apocalypse partout ! Même aux confins de la Russie profonde, les scénarios n’étaient pas gais : des prévisions d’oracles ou de voyants et la prédiction maya ont créé un mouvement de panique et précipité l’achat de bougies, d’allumettes et de lampes à pétrole dans les coins les plus reculés de la Sibérie1. Mais nous sommes toujours là en ce début d’année 2013, survivants d’une apocalypse qui n’a pas eu lieu, attendant la prochaine. Et le soleil se lève toujours. Mais alors, pourquoi cette fascination apocalyptique pour la fin du monde2 ?

Le dernier prix Goncourt, le Sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari, un livre qui a suscité d’emblée l’intérêt des lecteurs, met en scène deux jeunes philosophes qui se retirent dans la montagne corse, un peu hors du monde, pour tenir un bar ; deux jeunes philosophes dont l’un a travaillé sur Leibniz, le penseur de tous les mondes possibles, et l’autre sur saint Augustin, l’auteur de la Cité de Dieu dont les Confessions annoncent non pas « la fin du monde » mais « la fin d’un monde », le monde romain qu’il voit se décomposer depuis sa ville d’Hippone (Annaba). La fin d’un monde, ce n’est pas la fin du monde, comme le rappelle une réflexion sur le récit et la narration : Paul Ricœur se réfère fréquemment, dans la trilogie de Temps et récit, à Franz Kermode, afin de rappeler qu’un récit qui a un début et une fin est justement un récit apocalyptique3. Apocalyptiques, le théâtre de Shakespeare et les écrits évangéliques (une fin liée à la mort du Christ) ! L’Apocalypse marque la fin d’un récit qui a eu un commencement et le début d’autre chose, ce qui s’exprime dans la page que l’on tourne après que le mot fin a été écrit4.

Si nous assistons aujourd’hui à une crise de la narration, celle que Walter Benjamin a anticipée dans le Narrateur, la difficulté est de saisir ce qui a commencé, ce qui finit et ce qui commence sans être un éternel retour, un recommencement. La question n’est donc pas celle de la fin du monde ou de la catastrophe tellurique ; les textes apocalyptiques invitent à s’interroger sur les glissements historiques, les changements de ton et d’époque. La difficulté de la période contemporaine, en Europe plus qu’ailleurs, est que nous pensions écrire à nous seuls le récit du Monde, un récit qui disposait d’un début et d’une fin, et que nous sommes désormais pris dans la nasse d’un monde qui nous échappe. Qu’est-ce qui finit ? Qu’est-ce qui commence ? Cette incapacité à suivre les étapes d’un récit qui part dans tous les sens fait de nous les adeptes de visions apocalyptiques qui vont paradoxalement à l’encontre de l’esprit des récits apocalyptiques. De nature religieuse ou non, ceux-ci sont des augures, ouvrent vers des ailleurs et regardent vers des lendemains.

Est-il devenu vraiment impossible de s’inquiéter de l’histoire à venir ? On est passé allégrement des grands récits idéologiques, moteurs politiques et religieux de l’histoire européenne des derniers siècles, à un pullulement de petits récits. Mais est-il sûr que ce soit la bonne alternative, le Grand Récit collectif ou le Petit Récit individuel ? Non, un autre récit doit imaginer autre chose que le surplus de mémoire ou la peur des lendemains. Cela va bien au-delà de l’impossibilité de la classe politique à raconter l’histoire présente, tant elle est rivée à ses intérêts électoraux et au suivi d’agendas qui assomment un réel écrit d’avance. À moins que la réponse au récit apocalyptique, celui qui a un début et une fin, soit le récit homérique, le récit joycien, celui de l’éternel retour, c’est-à-dire dans le langage des contemporains celui des cycles à répétition, celui des crises réitérées. Cette opposition entre des « imaginaires » narratifs, l’écrivain Pierre Michon la met en avant dans ses réflexions sur la littérature, où il confronte la verticalité du récit biblique à l’horizontalité du récit homérique. Une opposition qui tient selon lui de la relation nouée entre le lecteur et le narrateur :

Chez les Grecs, il n’y a jamais cette interlocution du lecteur. Il y a le cosmos et une parole bien ordonnée, légiférante et sûre d’elle. Au contraire la Bible s’adresse à moi en direct. Le texte de la Bible est à vif, il est, ne se suffit pas. Il est en manque de moi. C’est une affaire d’énonciation5.

Si nous vivons un moment apocalyptique et non pas catastrophique, si le sentiment est celui de la fin d’un monde (mais lequel !), cela n’est pas sans peser sur les énoncés auxquels on a recours et sur leur capacité à faire « interlocution ». Histoire de passer d’un monde à un autre !

  • 1.

    Voir Marie Jégo, « Apocalypse sur la M-10 », Le Monde, 7 décembre 2012.

  • 2.

    Voir Michaël Fœssel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Le Seuil, 2012.

  • 3.

    Franz Kermode est l’auteur d’un ouvrage de référence dont le titre est significatif : The Sense of an Ending. Studies in the Theory of Fiction, Londres/Oxford/New York, Oxford University Press, 1979.

  • 4.

    Comme le rappelle le texte liminaire du récent numéro de Foi & Vie. La revue de culture protestante (octobre 2012, no 3, contact@foi-et-vie.fr), qui est consacré à l’apocalypse de Jean : « Si l’on s’aventure au-delà des apparences, le livre de l’Apocalypse est avant tout un livre empreint d’une espérance forte qui pointe – lumière qui brise les ténèbres – au cœur même de la noirceur ambiante. Cette Révélation – selon la signification du mot grec apocalypsis – a pour but de pousser le chrétien à vivre pleinement sa vie… »

  • 5.

    Pierre Michon, Le roi vient quand il veut, Paris, Albin Michel, 2007, p. 315.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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