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L'émergence du Brésil dans le miroir du modèle français

février 2014

#Divers

Historien du Brésil où il a été ambassadeur, fin connaisseur de l’Amérique latine, Yves Saint-Geours a récemment publié un texte qui éclaire fort bien ce qui sous-tend l’émergence de ce pays1. L’affirmation essentielle est que l’« émergence » est une quête de souveraineté qui se décline « chez soi, dans son pays, dans sa région, dans le monde » :

Le Brésil d’aujourd’hui constitue l’exemple même de cette quête de souveraineté, dictée d’ailleurs par l’histoire et la géographie qui isolent ce pays puisque, pays continent sans rival dans l’Amérique latine, il rayonne seul dans un espace dont il n’a besoin que relativement, un peu comme la Chine en Asie.

Après avoir rappelé que le pays a depuis longtemps mis sa diplomatie au service de la protection de cette souveraineté, au moins depuis Rio Branco qui fut ministre des Affaires étrangères entre 1902 et 1912, Yves Saint-Geours propose cette formule qui vaut pour tous les domaines, de la diplomatie à l’économie :

Il s’agissait, faute de puissance, de consolider les frontières par l’arbitrage, de ne pas se lier les mains avec plus fort que soi, de se mêler le moins possible des affaires des autres pour que, en retour, ceux-ci ne s’occupent pas des affaires du Brésil.

Ayant contracté une alliance non écrite (« pour ne pas se lier les mains ») avec les États-Unis, le Brésil est aujourd’hui « un espace de paix », sûr, sans guerre (aucun conflit avec les voisins depuis cent cinquante ans), « un espace sans nucléaire militaire, sans intégrisme, sans terrorisme, sans menaces même, en tout cas très loin de l’arc des crises ». À celui qui rétorquerait que la violence intérieure, à commencer par une violence urbaine impressionnante, est omniprésente, l’historien répond que la question majeure est justement de maîtriser son propre espace en installant « sa propre souveraineté nationale intérieure ». On est fort loin de l’imagerie d’un pays émergent « ouvert » sur le monde, compétiteur et conquérant. L’interrogation s’impose : « Que veut aujourd’hui défendre le Brésil quand il est en quête de sa souveraineté ? »

La réponse économique ne se fait pas attendre : le Brésil veut défendre ses matières premières, sa mer (présence de pétrole), ses communications et ses relations maritimes avec l’Atlantique sud et avec l’Afrique (en particulier avec l’Afrique du Sud). « Le monde proche, vu du Brésil, est d’abord un monde Atlantique sud et, pour son commerce, de plus en plus un monde Pacifique. »

Si cette souveraineté a d’autres enjeux qu’économiques, des enjeux industriels (maîtrise des technologies) et humains (le Brésil a trop longtemps tourné le dos à la formation), elle ne se satisfait pas d’une « ouverture » dans l’économie globalisée de marché. Ce qui conduit le Brésil à gérer une dialectique complexe et originale entre l’ouverture et la fermeture : « Il est suffisamment fermé pour se protéger et suffisamment ouvert pour ne pas être affaibli par son enfermement » (voir la multiplication des mesures de protection tarifaires). Telle est la thèse qui retient l’attention : la consolidation de la souveraineté passe par une capacité de maîtrise d’ouverture et de fermeture destinée à garantir la croissance (une croissance « inclusive » qui adopte les standards de consommation des classes moyennes) et à favoriser une insertion économique dans le monde global.

Ce maintien d’un principe de souveraineté, la base de toute la politique et de l’économie, se traduit aujourd’hui sur le plan des relations internationales par un « multilatéralisme » qualifié d’« assertif », de « bienveillant », et favorable à un changement des règles de la vie internationale. Ce qui a donné lieu à l’institution d’alliances inédites et à la décision de bâtir un G3 surnommé Ibas (Inde, Brésil, Afrique du Sud) qui se distingue des Brics (qui incluent la Chine et la Russie) et affirme de ce fait le primat démocratique. Mais le principe demeure identique : « ne pas se lier à plus fort que soi », d’où le constat que le Brésil est un nouvel acteur non pas du multilatéralisme mais de l’a-polarité, un acteur qui privilégie l’interdépendance plutôt que la compétition. Bref, le Brésil est pour Yves Saint-Geours « émergentissime » et « souverainissime » dans son comportement.

S’interrogeant parallèlement sur la crise du modèle français, l’historien, aujourd’hui directeur général de l’administration et de la modernisation au ministère des Affaires étrangères, observe que les Brésiliens, qui admirent le modèle français (celui de la souveraineté bien entendu) organisé autour de l’État, de la loi, de l’égalité, du volontarisme et de l’unité, s’étonnent de ce qu’il devient. Mais n’aurions-nous pas, nous Français, à apprendre de la souveraineté brésilienne qui est une émergence historique au long cours ?

En ce qui concerne la France, le constat d’un affaiblissement est ferme et radical sous la plume d’Yves Saint-Geours : l’État a faibli face à la société, la loi face au contrat, l’égalité face à la réussite individuelle, le volontarisme face au libre commerce, l’unité face à la diversité. Mais faut-il en conclure que le Brésil applique à sa manière une souveraineté à la française ? Il ne semble pas : l’État brésilien ne s’est pas affaibli car il est historiquement faible (qu’il s’agisse des États fédérés ou de l’État fédéral) ; il a fallu apprendre le contrat dans un pays où règne depuis toujours le corporatisme sur le plan syndical (l’historien en rappelle les ressorts fascistes) ; la dictature militaire a durci la loi et la sécurité, ce dont témoigne la violence de la répression policière ; l’égalité est un horizon dans une société fortement inégalitaire ; le libre commerce a été l’une des conditions de sortie de la grande pauvreté (voir les initiatives de Lula autour de la bolsa) ; l’unité de ce pays-continent est un mythe2 en raison même de la diversité des régions et de la concurrence entre les villes (Rio vs São Paulo).

Le modèle français (celui que traduit nuit et jour l’incantation républicaine à la Manuel Valls) s’est affaibli sans jamais s’interroger sur ses propres manquements alors que le Brésil ne cesse de consolider une souveraineté qui doit être affermie sur le plan social et sur le plan politique. En ce sens, il faut rappeler que le vénéré Lula n’a pas fait une seule réforme politique d’importance en raison des blocages liés au lobbying politique et à la corruption. Modèle français admiré ! Peut-être, mais il faut désormais croiser les regards : ici, en France, il s’affaiblit ; là-bas, au Brésil, il faut le constituer. On aurait bien des leçons à tirer de ce chassé-croisé sur les souverainetés en devenir, alors même que la « mondialisation de l’inégalité3 » est le moteur de l’histoire contemporaine. Chanter sempiternellement les vertus de l’égalité n’a de chance d’avoir des échos que si l’on prend en compte la manière dont le modèle français lui-même génère de l’inégalité, une inégalité renforcée par les mécanismes propres à la mondialisation actuelle. Émerger, ré-émerger devrait devenir une question française à propos de laquelle il est possible d’apprendre du Brésil, de ses deux cents millions d’habitants et de sa souveraineté !

  • 1.

    Yves Saint-Geours, « L’émergence : souveraineté, classes moyennes et interdépendance. Réflexions à partir de l’exemple brésilien », Cahiers de l’Amérique latine, 2013/3, no 713.

  • 2.

    Voir Marilena Chaui, « Le Brésil et ses phantasmes », dans Esprit, octobre 1983.

  • 3.

    François Bourguignon, la Mondialisation de l’inégalité, Paris, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2012.