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Dans le même numéro

La barbarie syrienne et Michel Seurat

juin 2012

#Divers

Repère

La barbarie syrienne et Michel Seurat

À propos de…

Michel Seurat, Syrie. L’État de barbarie, Paris, Puf, coll. « Proche orient », 2012, 288 p., 27 €.

La Syrie compte ses morts, et ils sont chaque jour un peu plus nombreux. Bachar El Assad résiste à tous les plans (Ligue arabe, Kofi Annan…) qui l’invitent à ouvrir des négociations et à mettre un terme aux violences perpétrées entre autres par les chabihas (terme qui renvoie aux divers groupes violents agissant pour le régime), ce qui ne l’empêche pas d’en appeler à un simulacre électoral. Depuis des mois, depuis le sacrifice des jeunes enfants de la ville de Deraa, la violence du pouvoir syrien et de ses séides n’a pas faibli. Comment le comprendre ? Comment saisir la spécificité des événements qui lacèrent le pays, en comparaison de ce qui se passe en Tunisie, en Égypte, au Maroc ou au Yémen ? La relecture de textes de Michel Seurat publiés après sa mort en 1986 témoigne de la pertinence de ses analyses. S’il écrivait à l’époque sur le père de Bachar, Hafez El Assad, dans un contexte différent qui était celui de la guerre du Liban, de la fin du panarabisme et de la montée en puissance de l’islamisme, il soulignait le type de pouvoir qui s’exerçait en Syrie1. Évoquant l’État égyptien, indissociable du Nil et d’une bureaucratie, Seurat soulignait que les catégories des sciences sociales ou politiques (celle d’État ou de société civile par exemple…) ne permettaient guère d’appréhender le cas syrien qui n’était pas une petite Égypte : se référant à Hobbes, Hannah Arendt ou Claude Lefort autant qu’à Max Weber, il voyait dans la « machine de pouvoir » installée à Damas un instrument violent cherchant à tenir et à survivre en déstabilisant toutes les institutions susceptibles de lui faire concurrence. L’État n’a pas dans ce cas de figure pour rôle d’instituer mais de désinstituer2 : le pouvoir syrien est une machine à nuire et à fragiliser tout corps en voie de constitution à l’intérieur (un parti politique, l’armée, une communauté religieuse…) comme à l’extérieur à l’échelle régionale ou internationale. C’est donc une machine à propager de la violence au sein des communautés (majorité sunnite dans les grandes villes, minorités religieuses ou ethniques) à l’intérieur du pays comme à l’extérieur (au Liban, mais aussi pendant un temps à l’échelle régionale ou internationale au nom de la lutte contre l’ennemi sioniste et l’Occident). Ce régime de violence ininterrompue doit briser les ressorts de tout ce qui se présente comme un stabilisateur politique – un État, un parti, une communauté, mais aussi l’Armée… –, en s’appuyant à l’occasion sur des acteurs (terroristes ou non) auxquels il sous-traite la violence : après les groupes terroristes cachés hier au Liban, les assassins de Seurat, il sort aujourd’hui des criminels de prison pour grossir les cohortes de chabihas qui ont pour seul mot d’ordre d’empêcher les rassemblements, les manifestations de rue, de cogner et de torturer dans des conditions indescriptibles. C’est la première leçon de Michel Seurat, le versant machiavélique de son œuvre, celle qui rappelle que la machine « anti-politique » n’a de cesse de relancer une violence qui lui est consubstantielle et indispensable, à l’image de celle des moukhabarat. Parler d’« État de barbarie » à propos de la Syrie ou d’État terroriste (ce qui ne l’assimile pas à un État totalitaire) ne revient pas à dire que le peuple syrien a des mœurs barbares mais que le régime pratique une violence barbare relayée par des assabiyyas. Ce qui s’avère plus juste que jamais aujourd’hui : le pouvoir syrien ne peut en finir avec la violence puisqu’elle lui est consubstantielle.

Mais il y a une seconde leçon, celle qui découle de la lecture d’Ibn Khaldoun. Le pouvoir syrien s’inscrit dans un contexte où les villes sunnites, celles des commerçants, pouvaient faire appel à des ruraux chargés de maintenir l’ordre au risque que ceux-ci prennent eux-mêmes le pouvoir (ce qui s’est passé avec les Alaouites de la montagne, la communauté des Assad, en Syrie). Durant les années 1980, la violence alaouite a visé les grandes villes commerçantes sunnites (Homs/Hama, dont un quartier est rasé par des bulldozers en 1982). Mais il n’en va pas de même aujourd’hui, le néolibéralisme est passé par là, le marché est ouvert, des fortunes se sont constituées très rapidement, le pouvoir a passé des alliances avec des familles commerçantes et il s’est détourné des villes paysannes qu’il protégeait hier, à savoir les villes de Deraa, Idlis… celles qui se rebellent aujourd’hui. Si Homs est toujours une ville martyrisée, une autre carte des villes est cependant apparue : Alep la commerçante n’a pas connu de violences, Damas est longtemps restée à l’abri, les villes du courage et de la dignité, les villes de la répression sanglante sont celles des « laissés-pour-compte » (ce qui est à l’image de Sidi Bouzid et des villes de l’intérieur en Tunisie, celle des déclassés, des diplômés chômeurs). Mais, à la différence d’une partie des commerçants rattrapés par le marché, les oulémas sunnites n’ont pas soutenu le pouvoir et sont derrière les manifestants.

Réflexion sur la violence, le pouvoir et les villes proche-orientales, Syrie. L’État de barbarie de Michel Seurat est un éclairage indispensable sur les événements en cours. À l’époque de sa disparition, des polémiques guère heureuses avaient éclaté pour critiquer les risques pris par le chercheur. Aujourd’hui, des chercheurs saluent la lucidité et la vigueur de ses analyses et un journaliste comme Pascal Fenaux a montré dans La Revue nouvelle de Bruxelles que l’on pouvait comprendre la guerre en Irak avec ses concepts. Cela doit rappeler que Seurat lisait autant l’auteur du Léviathan que les mentors des sciences sociales et que ses amis étaient des chercheurs atypiques comme Roger Nabaa (avec lequel il se rendait dans le quartier de Tebbané à Tripoli au nord du Liban) ou de Jean-Pierre Thieck (aujourd’hui disparu). On ne trouvait plus l’État de barbarie en librairie ; les Puf ont enfin réédité cet ouvrage qui est, selon Alain Touraine, un classique, disons aussi un effort de penser cette région, qui, espérons-le, survivra à cette guerre barbare et interminable.

Olivier Mongin

Les Puf rééditent sous le titre Syrie. L’État de barbarie la majorité des textes rassemblés initialement par les éditions du Seuil sous le titre l’État de barbarie dans la collection « Esprit » de l’époque (avec une préface de Gilles Kepel et Olivier Mongin qui est reprise ici). Sous la direction de Gilles Kepel et en présence de sa femme, Marie Seurat, qui vient de réaliser un film sur la Syrie se présentant comme une longue lettre à son mari assassiné, une journée a été organisée le jeudi 3 mai en hommage à Michel Seurat en présence du dissident historique Michel Kilo. Les nombreux chercheurs ou diplomates (Bernard Rougier, Thomas Pierret, Fabrice Balanche, Joseph Maïla, Jean-Claude Cousseran, Wladimir Glasman…) qui sont intervenus ont fait écho à l’œuvre de Seurat dont Esprit avait à l’époque publié de nombreux passages. Une œuvre qui ne renvoie pas à des cultures ou à des civilisations mais à des pratiques de pouvoir qui relèvent de la barbarie et dont les utopies urbaines sont le contrepoint. Je me permets pour ma part de renvoyer à un texte rédigé à la demande de Joseph Maïla après la mort de Seurat pour la revue Les Cahiers de l’Orient en 1986 et désormais disponible sur le site de la revue Esprit. Un prix Michel Seurat est régulièrement attribué à un travail en cours qui s’inscrit dans son sillage. Ce fut le cas cette année d’une étude conduite par une étudiante norvégienne dans le quartier de Bab Tebbané si cher à Seurat.

Librairie

Michael Lewis, Boomerang. Europe : voyage dans le nouveau tiers-monde, Paris, Éditions Sonatine, 2012, 220 p., 20, 30 €

Michael Lewis connaît parfaitement la recette américaine du best-seller : anecdotes, formules chocs, humour, points de vue tranchés. On peut s’agacer, voire plus, de son usage abusif des stéréotypes culturels :

Le meilleur moyen de découvrir une ville, c’est de s’y promener à pied, mais partout où je vais des Islandais me rentrent dedans….

(p. 29)

Il n’empêche : avec toutes les limites du genre, ce livre est l’un des documents les plus éclairants sur le volet européen de la crise financière. On y trouve peu de théorie économique, mais un démontage précis des processus ayant conduit à la crise et des analyses pénétrantes de la psychologie des acteurs. Après le Casse du siècle (2010) – véritable polar sur la crise des subprime vue depuis Wall Street –, Michael Lewis nous offre un nouveau témoignage sur les incroyables dérives et délires d’un milieu professionnel voué en principe à l’exercice de la plus froide des rationalités.

Dans ce second ouvrage, le monde de la finance n’est pas seul dans le collimateur, et c’est ce qui le rend encore plus intéressant. Les chapitres consacrés aux cas de l’Islande, de la Grèce et de l’Irlande sont autant d’implacables réquisitoires contre la cécité et/ou le manque de courage des responsables politiques. Et ce n’est pas tout : avec une impitoyable causticité, surtout dans le cas de la Grèce, Lewis cible sans détours l’incivisme des citoyens. Exemple, à propos d’une manifestation de fonctionnaires contre l’austérité :

C’est la version grecque du Tea Party : des inspecteurs des impôts qui touchent des pots de vin, des enseignants d’écoles publiques qui n’enseignent pas vraiment, des employés grassement payés de compagnies de chemin de fer en faillite dont les trains ne sont jamais à l’heure, des employés d’hôpitaux publics soudoyés pour acheter des fournitures à un prix exorbitant. Voilà où ils en sont, et nous aussi : une nation d’individus qui cherchent à faire porter le chapeau à n’importe qui sauf à eux-mêmes.

(p. 91)

Excessif ? Sans doute, mais les faits et propos rapportés par l’auteur sont éloquents et ne laissent pas indifférent. On sort de cette lecture encore plus pessimiste sur la capacité de nos sociétés à prendre en charge leur avenir :

Quand les gens accumulent des dettes qu’ils trouveront difficiles, voire impossibles à rembourser, ils disent plusieurs choses à la fois. Ils disent de toute évidence qu’ils veulent plus que ce qu’ils ont les moyens de s’offrir immédiatement. Ils disent aussi, de façon moins évidente, que leurs désirs présents sont si importants que, pour les satisfaire, ça vaut la peine de risquer des difficultés futures.

(p. 212)

Bernard Perret

Aurélie Godet, Le Tea Party. Portrait d’une Amérique désorientée, Paris, Vendémiaire, 2012, 256p., 21 €

La désignation certaine (sauf événement exceptionnel) de Mitt Romney comme candidat du Parti républicain à l’élection présidentielle de novembre 2012 pourrait faire croire que c’est l’aile modérée du parti qui l’a emporté sur les conservateurs, dont le mouvement Tea Party a été ces dernières années le représentant le plus visible, sur le plan de la mobilisation populaire, mais aussi des victoires politiques (de nombreux députés et sénateurs élus en 2010 s’en réclamaient plus ou moins directement). Or, la campagne des primaires a révélé que les républicains restaient très divisés sur la question des « valeurs » ; certes, les candidats qui se disaient proches du Tea Party, tels Michele Bachmann ou Rick Perry, ont rapidement renoncé à la course à l’investiture, et ont démontré leur incapacité à mener des débats sérieux, mais les positions conservatrices de Rick Santorum ont trouvé plus d’écho qu’attendu dans une frange de l’électorat. De plus, la perspective libertarienne (pour une plus grande libéralisation de l’économie et un retrait de l’État fédéral), centrale au mouvement Tea Party, a été représentée par Ron Paul, et incarnée en partie par Romney lui-même, qui, en tant qu’homme d’affaires, s’est à plusieurs reprises prononcé pour des réductions d’impôts.

Le Tea Party est souvent présenté en Europe, et en France en particulier, à travers ses aspects les plus caricaturaux – dont il ne manque certes pas. Le livre d’Aurélie Godet permet d’en avoir une idée plus globale ; l’auteure y analyse en effet les différents aspects – idéologique, sociologique, politique – du mouvement, sans en masquer les ambiguïtés (nombre de militants sont contre l’État fédéral, mais ne veulent à aucun prix renoncer à Medicare ni à la sécurité sociale, qui prennent en charge les dépenses de santé et les retraites des personnes âgées), et en le réinscrivant dans l’histoire du conservatisme américain. Car derrière des personnages emblématiques comme Sarah Palin, Glenn Beck, Rush Limbaugh ou Marco Rubio, on a en réalité affaire à un mouvement très décentralisé, en « étoile de mer », comme aiment à le théoriser ses partisans, qui se mobilise souvent sur des questions locales, et est prêt à dénoncer quiconque s’exprimerait en son nom. Aurélie Godet montre bien l’importance, au sein de structures comme les Tea Party Patriots, des méthodes d’organisation héritées… de l’extrême gauche, et notamment mises en œuvre par Saul Alinsky (dont l’ouvrage Être radical. Manuel pragmatique pour radicaux réalistes vient d’être publié en français par les éditions Aden), grand inspirateur de Barack Obama !

Est-ce à dire que le Tea Party serait une mouvance exclusivement populaire, grassroots, comme on dit en anglais, indépendante de toute autorité et de toute structure ? Pas entièrement. Les élites y jouent un rôle, à travers des organisations comme Freedom Works, ou le lobby Americans for Prosperity, financé par les frères Koch. Il ne faut pas cependant tomber dans l’excès inverse, et ne voir dans le Tea Party qu’un mouvement manipulé par de riches industriels ou des ténors du parti républicain. Ce dernier est souvent mis en embarras par ses franges les plus extrêmes, qui, depuis que la crise a éclaté, se font de plus en plus entendre. Réduire le Tea Party à un groupement d’illuminés qui assimilent Obama à Hitler et pensent que l’actuel président des États-Unis est un terroriste musulman serait oublier, d’une part qu’il a rencontré un succès considérable auprès de certaines franges de la population américaine (notamment les angry white men, les hommes blancs en colère de la classe moyenne), d’autre part qu’il s’inscrit dans une tradition protestataire anti-étatiste qui est loin d’être nouvelle aux États-Unis. Ses partisans sont d’ailleurs friands d’histoire (le nom du mouvement est une référence à la Boston Tea Party de 1773, lors de laquelle des colons déguisés en Indiens ont jeté une cargaison de thé dans le port de Boston pour protester contre sa taxation excessive par la Grande-Bretagne), ou plutôt de réinterprétations historiques, comme l’a démontré la « marche sur Washington » organisée par Glenn Beck et d’autres le 28 août 2010, soit 47 ans après celle des militants des droits civiques, lors de laquelle Martin Luther King Jr. avait prononcé son célèbre discours, « J’ai fait un rêve ».

Ces grandes manifestations semblent aujourd’hui appartenir au passé, et le Tea Party être sur le déclin. Comme tout mouvement populaire et populiste, il a souffert de l’expérience du pouvoir, et il semble aujourd’hui que le parti républicain ait repris la main sur le conservatisme politique. Cependant, comme le fait remarquer Aurélie Godet, une analyse, nécessairement partielle vu l’actualité du mouvement, d’un pareil phénomène, permet de revenir sur la notion de conservatisme aux États-Unis, ainsi que sur le renouvellement des formes d’action politique (décentralisation, utilisation des nouvelles technologies, usage des médias « traditionnels »…) en ce début de xxie siècle. Par ailleurs, elle invite à se poser la question, récurrente lorsque l’on s’intéresse à la politique américaine et à ses idéologies, de l’usage partisan du texte constitutionnel, et de ses multiples interprétations, comme on le voit sur la question de la réforme de la santé mise en œuvre par Barack Obama, dont la constitutionnalité a été soumise au jugement de la Cour suprême américaine, initiative qui est l’aboutissement d’une campagne agressive lancée dès 2009 par le mouvement Tea Party.

Alice Béja

Carole Widmaier, Fin de la philosophie politique ? Hannah Arendt contre Leo Strauss, Paris, Cnrs Éditions, 2012, 317 p., 25, 35 €

Le projet démocratique moderne, ébranlé au xxe siècle par les régimes totalitaires et confronté aujourd’hui au risque d’impuissance, est-il encore porteur de promesses ? Le citoyen ordinaire, poussé par un sentiment de défiance grandissant vis-à-vis du politique, convaincu d’avoir été dépossédé de son pouvoir au profit de ses représentants, risque de se désintéresser de la chose publique et de laisser aux experts le soin de trouver des solutions adaptées aux problèmes posés par la société.

Dans ce contexte, la philosophie politique a-t-elle encore un rôle à jouer ? Cet ouvrage traite la question à travers la confrontation de deux auteurs qui « ne s’aimaient pas malgré les affinités de leur parcours » (p. 13), mais qui ont tous deux tenté de penser la crise du monde moderne, Hannah Arendt et Leo Strauss. S’ils se retrouvent sur le diagnostic d’une perte du sens commun et d’un abandon de notre capacité de jugement, dans un monde qui fait de la science et de l’histoire les seules autorités légitimes, leurs méthodes ainsi que les remèdes proposés pour dépasser la crise diffèrent radicalement.

Pour Leo Strauss, la crise est d’abord crise de la pensée. Il ­critique ainsi l’historicisme, le positivisme et le relativisme des valeurs, caractéristiques de l’époque moderne, comme étant des types de pensée figés dans la contradiction interne qu’ils masquent. Considérés comme des évidences et pris comme cadre du développement de nos connaissances, ils se révèlent être des préjugés, des « modes », que le philosophe doit analyser comme tels afin que la raison puisse reconquérir ses prétentions les plus hautes à dire le vrai ou le juste. Pour Hannah Arendt au contraire, la crise n’est pas d’abord de la pensée mais de la réalité, elle est provoquée par l’événement. La notion de crise qu’elle développe est tributaire de sa compréhension du totalitarisme : sans précédents, les régimes totalitaires bouleversent nos catégories habituelles de pensée, mais également les normes morales héritées de la tradition. Le fossé qui nous sépare de la tradition n’est pas le fruit d’une décision de pensée ; ce sont les événements qui ont irrémédiablement creusé l’abîme. Mais la portée de cette analyse déborde son cadre strictement historique : toute crise de grande ampleur, dans ses dimensions à la fois politique, morale et sociale, en appelle au courage de penser à neuf nos expériences. Non pas pour retrouver la puissance de la raison, mais pour rendre compte de la nouveauté radicale dont est capable l’être humain.

Pour comprendre cette crise, les deux penseurs sont amenés à reconsidérer le rapport entre tradition et modernité et vont chacun parcourir l’histoire des idées à leur manière. Mais là encore, comme le montre Carole Widmaier par une lecture rigoureuse des textes, sous des dehors semblables les méthodes diffèrent radicalement.

D’un côté, il semble nécessaire à Leo Strauss de faire la généalogie de nos modes de pensée : en retrouvant leur origine masquée par la tradition, nous pourrons comprendre à quels problèmes fondamentaux ils répondent, problèmes qui eux-mêmes ne sont pas liés à une époque mais peuvent resurgir à tout moment de l’histoire du fait du pouvoir de questionnement humain. Refusant de considérer l’histoire des idées comme une succession d’erreurs et prenant au sérieux l’intention de vérité des philosophies du passé, Strauss se propose de retrouver le sens de la politique dans la philosophie classique, en particulier celle d’Aristote, car elle seule peut nous permettre d’identifier ce qui, dans la pensée, est de l’ordre de l’anhistorique. La pensée moderne n’en est pas capable, car elle a renoncé à l’universalité de la vérité. C’est pourtant cette prétention à dire le vrai et le juste qui fait de la philosophie l’une des fins les plus hautes pour l’homme, seule à même de réaliser pleinement sa nature.

Pour Arendt au contraire, s’il faut retourner à la tradition, c’est d’abord pour tenter de comprendre à quelles expériences elle tentait de répondre. C’est ainsi qu’elle identifie la tradition philosophique occidentale au trajet qui, de Platon à Marx, répond au conflit fondamental entre pensée et action. Le désenchantement du philosophe face à la fragilité des affaires humaines débouche dans la philosophie platonicienne sur l’affirmation de la supériorité de la pensée sur l’action. Chez Marx, la révolte contre l’impuissance de la pensée implique d’inverser la hiérarchie, de mettre la pensée au service de l’action afin de transformer le monde. Dans les deux cas, l’opposition conceptuelle répondait à des expériences réelles ; pour nous, qui n’avons plus affaire à ces expériences, ces réponses sont également insatisfaisantes.

Carole Widmaier montre qu’aussi bien chez Strauss que chez Arendt, le retour à la tradition n’est pas nostalgique : il ne s’agit pas de sortir de la situation moderne, mais de la comprendre à la lumière d’une tradition revisitée. Au terme de cet examen, les pensées des deux auteurs divergent dans une véritable confrontation, qui est l’objet de la troisième partie du livre.

Lorsque Strauss veut réhabiliter l’idéal classique de la philosophie, il le fait au nom de l’idée d’une nature humaine essentiellement rationnelle. La raison doit retrouver le sens de la quête de la vérité. En s’émancipant des modes de pensée moderne, qui ne proposent qu’une alternative vide entre progressisme et conservatisme, elle peut retrouver le sens commun, le point de vue du citoyen qui préexiste aux points de vue scientifique ou philosophique. Le rôle du philosophe est alors d’entreprendre une purification critique des opinions, mélanges de raison et de préjugés, afin d’atteindre à des vérités indépendantes de l’histoire ou de la culture. Cette prééminence du rôle du philosophe ne peut être adoptée par Arendt. Pour retrouver notre capacité à former un sens face à ce qui nous arrive, elle tente au contraire de formuler une pensée qui corresponde aux expériences modernes en renonçant à imposer une hiérarchie entre les différentes activités humaines. Il lui semble alors nécessaire de penser la condition humaine dans sa double dimension de natalité et de pluralité. L’être humain est d’abord un être capable de commencement.

C’est par le verbe et l’acte que nous nous insérons dans le monde humain, et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous confirmons et affirmons le fait brut de notre apparition physique originelle3.

De cette divergence sur ce que constitue en propre l’homme naît une opposition sur la nature du jugement humain. Chez Strauss, réhabiliter le jugement signifie être à nouveau capable d’énoncer des vérités indépendamment d’une société donnée. Chez Arendt, qui s’appuie sur la théorie kantienne de la « mentalité élargie » comme capacité à penser en intégrant le point de vue d’autrui, juger les actions humaines signifie mettre en œuvre une compréhension qui n’a pas de prétention à l’universalité.

Contre le privilège de l’expertise, qui est l’un des faits majeurs de notre rapport à la politique, il faut donc envisager une réappropriation par l’homme des dimensions plurielles de son existence.

(p. 291)

À l’issue de la confrontation, aucun vainqueur ne semble se dégager : chaque pensée peut être complétée et critiquée par l’autre, mais la position prise par chacun sur le rapport de l’homme à la réalité ne peut être que l’objet d’un choix. Dans un cas, primauté est donnée à la raison ; dans l’autre, à l’expérience que la pensée doit savoir écouter. Cependant, Carole Widmaier suggère en conclusion que la notion de condition humaine, plus ouverte que celle de nature, est sans doute mieux à même de nous ouvrir des pistes pour penser le monde contemporain.

L’idée de condition, plus plastique que celle de nature, institue la possibilité d’élaborer le sens de ce que nous faisons, et fait de la pensée une activité proprement démocratique.

(p. 293)

En effet, la définition straussienne de la pensée réinstaure un écart profond entre la philosophie et la politique. La définition arendtienne de l’événement, au contraire, nous oblige à le considérer comme ce qui doit être pensé par tous, mais aussi comme ce que nous sommes tous capables de penser, si nous avons le courage de juger à neuf les expériences. La réflexion arendtienne est donc plus capable que celle de Strauss de nous prémunir contre les maux modernes de la politique que sont le technocratisme ou les discours fondés sur l’émotion :

La constitution d’un réel espace politique ne passera ni par l’exercice d’une sentimentalité compassionnelle […] ni par l’application, en surplomb de l’expérience, de normes produites par la raison philosophique ou construites par la raison scientifique.

(p. 296-297)

Marie-Véronique Buntzly

Christine Pedotti, La Bataille du Vatican, 1959-1965, Paris, Plon, 2012, 576p., 24, 50 €

Ce bel ouvrage raconte l’événement du second concile du Vatican, vu par ses témoins. De nombreux commentaires ont été écrits sur les textes et décrets de ce concile depuis cinquante ans. Mais un livre d’histoire vive, qui le raconte presque au jour le jour, comme un événement, ce qu’il est d’abord, avec ses multiples imprévus et incidents, n’avait pas encore été écrit. Les labeurs, les combats des acteurs ; leurs estimations, leurs impressions, désormais largement publiées depuis vingt ans, sont ici au premier plan pour rendre et tenter de cerner un événement collectif aux milliers d’acteurs, interactif au plus au point. Le lecteur sent l’élan, il voit comment une mentalité commune se forme pour essayer de sortir l’Église romaine de l’immobilisme qu’on lui reprochait et dont elle avait conscience, il mesure les maturations de cette mentalité au cours de quatre ou cinq ans, comment elle s’est trouvée affrontée à la résistance des acteurs romains, que l’auteur se garde de caricaturer. Le mot bataille, choisi pour le titre, n’est pas de trop.

Tantôt vous vous trouvez dans un café où échangent quelques théologiens belges et français, ou bien avec le jeune Joseph Ratzinger. Tantôt dans le bureau du cardinal Ottavioni, le chef du Saint-Office. L’équilibre entre l’inspiration qui anime le récit et l’objectivité contrôlée est rare. C. Pedotti est aussi à l’aise avec les enjeux théologiques portant sur ­l’Église, les Écritures et la tradition, et leurs subtilités.

Les réflexions jaillissent à mesure que vous avancez dans la lecture et alors apparaissent nettement des constats qui ne pouvaient être faits dans l’enthousiasme de l’événement conciliaire.

Constat d’abord qu’à l’époque, l’Église catholique disposait de nombre d’hommes remarquables, évêques et théologiens, qui sentaient nettement qu’il y avait quelque chose à faire et qui disposaient de l’énergie et de la foi nécessaires pour le faire. Mais les grandes mutations culturelles, nouveau langage et nouvelles mœurs, sont venues, en Europe du moins, aussitôt après (1968 !). Le contexte de la mise en œuvre conciliaire est devenu tout autre que celui de ses actes.

On se rend compte aussi qu’en dépit de textes ouverts, voire neufs pour certains (sur les juifs, sur la liberté religieuse), votés à une très large majorité, la Curie reste en position, et qu’elle ne peut que l’emporter, étant sur place et au service du pape. La Curie plie et ne rompt pas, cinquante ans après, elle est maître du terrain. La doctrine de la collégialité épiscopale, épine dorsale de ce qui devait rééquilibrer le pouvoir papal, affirmée dans le chapitre III de la Constitution sur ­l’Église, a fini, en pratique, par ne pas fonctionner. Dans ce texte même, la nécessaire forme juridique est absente au profit d’un discours redondant et flou, peu dangereux pour le statu quo ; aucune véritable synodalité ne s’en est ­suivie.

Vu sous l’angle du pouvoir, le concile est un succès qui devient un échec, si on reconnaît que la centralisation dans l’Église catholique est plus forte aujourd’hui que du temps de Pie XII. L’ambiguïté de Paul VI est mise en scène. Surtout, on voit que s’exercent des forces plus puissantes qu’un concile et son volontarisme : la structure de long terme de l’Église catholique, les événements du monde séculier, les changements ou les raidissements culturels chez les fidèles et le personnel religieux.

L’ouvrage est bien conçu, bien écrit, et il est étonnant qu’il ne présente pas, sur la durée, de fausses notes. Quelques réserves cependant : j’ai regretté que le discours inaugural de Jean XXIII, qui dépasse le concile en ampleur de vue, soit victime de la règle que l’auteur s’impose : il n’est évoqué qu’indirectement. Manquent aussi quelque peu les réactions des observateurs orthodoxes et protestants présents sur place et fort actifs.

Pour qui tient compte de sa « réception », Vatican II est un événement toujours en train, toujours discuté et toujours interprété, comme les conciles de Nicée ou de Trente qui furent en devenir durant plus de cent ans. Curieusement, ses conséquences ne sont pas encore vraiment discernables. Son destin est au milieu du gué. Cinquante ans seront encore nécessaires. Pour le moment, on gouverne l’Église comme on l’a toujours gouvernée depuis mille ans, et basta ! Pas d’alternative. Mais le concile a largement ouvert la Bible qui nourrit une vie souterraine et vous transforme par mille capillarités, il a modifié l’état d’esprit des catholiques dans le sens de la liberté et réserve sans doute encore des surprises.

Jean-Claude Eslin

Jean-Christophe Attias, Les Juifs et la Bible, Paris, Fayard, 2012, 368 p., 20, 90 €

Un livre trouve-t-il son sens et sa profondeur dans une confidence ? Sans doute rien du contenu de celui que vient de signer Jean-Christophe Attias ne dépend-il, formellement, de l’anecdote personnelle que cet éminent spécialiste de la pensée juive, notamment médiévale, raconte à la fin de son prologue. Il n’empêche qu’il n’est pas anodin que l’auteur prenne soin de confier à son lecteur que la Bible était le livre de son père, celui que son père recopiait, traduisait et commentait,

à l’écart de toute « communauté juive » dans le village où il vivait […] et où il était le seul Juif.

La mère de Jean-Christophe Attias, quant à elle, n’était pas juive. Or ce fils écrit aussi ceci :

J’ai découvert, enfant, le judaïsme dans la Bible, et j’ai ensuite passé le reste de mon âge à découvrir, à comprendre et finalement à enseigner que le judaïsme était tout autre chose que ce que j’avais, enfant, découvert dans la Bible.

Simple circonstance familiale ? Non, car à l’autre bout de l’ouvrage, on lit encore :

Beaucoup de ceux qui aujourd’hui entreprennent de revenir au judaïsme le savent au moins confusément : la Bible n’est peut-être pas la meilleure ni la plus directe voie d’accès à ce qu’ils recherchent.

Néanmoins, cette question du père et de la mère rejaillit symboliquement ou métaphoriquement autour de l’articulation du père-Bible et de la mère-tradition. À ceux qui objecteraient aussitôt que la mère non juive de l’auteur est mal placée pour être porteuse de la tradition, car non-lectrice de la Torah, il est facile de faire remarquer que la Tradition, telle que Jean-Christophe Attias la présente, est aussi une manière de ne pas lire la Bible, de s’en tenir en périphérie. Bref, on le comprend, l’enjeu de les Juifs et la Bible, c’est une double question d’identité. Celle du livre et celle de ses lecteurs – étant entendu que ce livre n’est pas lu par les seuls Juifs – qui agissent en retour l’une sur l’autre.

Au fond, si central qu’il soit, le Livre échappe à toute saisie définitive ou complète. N’est-il pas à sa manière, non seulement dans sa complexité, mais aussi dans les pratiques qu’il suscite ou qui l’entourent, une figure, voire une présence, du Nom imprononçable, du Dieu irreprésentable, insaisissable, celui dont le prophète proclame ou soupire : « Vraiment, tu es un Dieu qui se cache, Dieu d’Israël sauveur ! » (Isaïe 45, 15). Si la Bible porte bien quelque chose de la Présence, on peut comprendre que celui – personne ou communauté – qui s’en approche reste à distance, ou que s’interpose entre lui et la Présence à la fois désirée et redoutée, un voile, comme celui qui recouvrait, selon le texte biblique, le visage de Moïse après qu’il fut redescendu du Sinaï, ou comme celui qui fermait l’accès au Saint des Saints dans le Temple ou auparavant dans la Tente de la rencontre…

Pourtant, la Bible, telle que Jean-Christophe Attias s’attache à la décrire, échappe même à cette vision transcendantale. En effet, en rester là, c’est encore considérer que c’est la Bible qui fabrique ainsi ses lecteurs, et en particulier les Juifs. Mais ce sont tout autant, comme le montre l’auteur, les Juifs qui font le Livre, par la manière dont ils se positionnent par rapport à lui, par la pratique éclatée qu’ils en ont, par la Tradition par laquelle ils l’encadrent et l’accompagnent et qui en façonne l’interprétation dans toute sa multiplicité. Encore faut-il ajouter, comme Attias le met remarquablement en évidence, que le rapport que les Juifs ont à leur livre est assez fortement déterminé par le monde dans lequel ils le lisent, avec des accents très différents selon qu’ils sont entourés de chrétiens qui lisent une Bible qui est à la fois la même et différente, ou de musulmans. La présence des premiers ouvre un jeu de dialogue, de rivalité, de confrontation qui a pu aller jusqu’à influencer le contenu de la Bible elle-même, notamment autour du rapport à la Septante, traduction juive mise en doute par les Juifs en raison de son usage par les chrétiens… Mais celle des seconds pose moins des questions de contenu que de valeur esthétique et d’effet de séduction propre au Coran et à la poésie arabe… Si bien que la Bible et les Juifs se lisent aussi, très longtemps avant que Sartre ne l’écrive, « dans le regard des autres »…

La démonstration de la manière dont se noue cette complexité est méthodique. Elle part de l’objet lui-même, dans sa matérialité – le rouleau, les tefillins attachés au bras et sur le front pour la prière, la mezuza posée sur le montant droit de la porte du domicile… – et progresse, étape par étape, jusqu’à son interprétation contemporaine, elle-même posée sur le sédiment des interprétations successives qui jamais ne se retranchent l’une l’autre, mais s’additionnent, se collectionnent et se démultiplient, sans oublier les dimensions politiques de son usage autour de la question d’Israël et de la Terre. Ajoutons aussi, comme élément du puzzle, la question de la place de la femme et des femmes dans le rapport à la Bible et à l’être juif. Enfin, bien évidemment, le débat sur l’historicité du texte et les effets de l’exégèse sont venus et viennent encore apporter leur lot d’interrogations et d’effets de déplacement.

Tout cela se conjugue dans un rapport dont Attias donne au centre de son livre une longue définition qu’il faut citer car elle est éclairante :

Levinas a comparé la Bible telle que les Juifs la lisent à « un texte tendu sur une tradition comme les cordes sur le bois du violon ». Sous son apparente simplicité, l’image cache une vraie complexité. Le son (le sens) ne se donne(nt) à entendre (à comprendre) que de l’union dynamique des cordes (la Bible) et de la Tradition (le bois). Les cordes sans le bois ne sont rien. Le bois sans les cordes n’est rien non plus. Mais les cordes et le bois ne sont rien encore. Pour que le son résonne et qu’affleure le sens, il faut encore que le musicien accorde son instrument et joue. C’est de l’accord des cordes sur le bois, du jeu du musicien et de la maîtrise de son art que dépendent la justesse du son et l’harmonie des significations. Cet accord, ce jeu, cet art, le musicien ne l’a appris ni des cordes (simple lecture de la Bible), ni du bois de son violon (simple lecture des vestiges finalement écrits de la Tradition orale) mais d’un maître, et ce maître lui-même l’a appris de son propre maître, et ainsi indéfiniment, selon la généalogie ininterrompue d’une tradition vivante, inspirée, autorisée, qui les surplombe et les justifie tous : les cordes, le bois, le musicien, le maître et le maître du maître.

Ainsi la Bible apparaît-elle comme le « lieu mouvant » de l’identité juive. Un lieu qui ne peut pas manquer d’être aussi un lieu de rencontre ou de friction avec les non-Juifs qui lisent la Bible ou s’y réfèrent, puisqu’à bien y regarder elle est aussi – même si différemment – problématique ou complexe pour eux. Lieu « mouvant », car on peut « jouer faux ».

Le livre de Jean-Christophe Attias est passionnant, car il ne s’agit pas de « folklore » ou de curiosité, mais bien d’une démarche qui interroge notre capacité à nous questionner nous-mêmes, que nous soyons juifs ou non, à chercher et produire du sens, à le contenir et le réfléchir, à construire et à critiquer une identité… Ce qui est en question, à travers ce rapport à un texte qui se présente comme une Parole transmise, traduite, recomposée, parole d’un Autre qui ne se donne qu’à travers des autres et qui pose l’autre comme vis-à-vis – à la fois nécessaire et problématique – du lecteur, c’est la définition de l’humanité (comme qualité) d’êtres singuliers et collectifs et la transmission de cette qualité.

Le judaïsme apparaît, en miroir de cette exploration du lien entre les Juifs et la Bible, comme une quête infinie de cette définition, non pas seulement de son énonciation, mais aussi de ce qui peut lui permettre de se maintenir, de se transmettre – d’où toute la Tradition qui accompagne, entoure, voire met à distance la Bible. Telle est sans doute, à l’heure où, comme l’écrit Attias, Dieu est peut-être mort, non pas la définition, mais le travail de l’élection pour que perdure ce grain de sable dans les rouages d’un monde sans lequel ce monde ne serait pas tout à fait lui-même.

Jean-François Bouthors

John R. Bowen, L’Islam à la française. Enquête, Paris, Steinkis éd., 2011, 382p., 22 €

Le grand intérêt de cet ouvrage vient de l’enquête de terrain, précise et sur une durée de plusieurs années, effectuée par J. R. Bowen, professeur à la Washington University de Saint-Louis et spécialiste des islams dans le monde. Elle révèle d’autres facettes de cet « islam français » que nous ne connaissons souvent qu’à travers le prisme des banlieues dangereuses et les usages politiques qui en sont faits. Bowen rappelle d’abord que les musulmans français sont aussi et avant tout des gens qui, par exemple, se marient –et sont tenus en se mariant de respecter la loi française, qui leur demande de se marier civilement avant de le faire religieusement. Qui ont des enfants (parfois non désirés), qui divorcent, prient, étudient, achètent à crédit (des maisons et d’autres objets), meurent… et sont confrontés aux prescriptions spécifiques de leur religion. Que faire devant ces choses de la vie dans un pays où l’islam manque de contexte, quels accommodements intérieurs avec la foi sont envisageables, lesquels sont impossibles ?

Il faut préciser toutefois : l’enquête de Bowen vise une minorité, celle des musulmans – et des responsables musulmans – concernés personnellement par la question d’un « islam à la française », et donc en fin de compte ceux qui sont acteurs du changement. Dans ce cadre, il s’intéresse avant tout aux lieux d’études et de formation, aux mosquées, aux instituts de recherche, à ceux qui dirigent et animent ces institutions ou y participent en tant qu’intervenants, à leurs discours, à leurs différences, aux méthodes de travail qu’ils emploient, aux sources et aux autorités islamiques dont ils se réclament pour répondre à ceux des fidèles qui posent des questions ou exposent des scrupules. Dans ces lieux d’enseignement, l’arabe et le français sont utilisés, mais il ne faut pas surestimer l’usage du premier, car souvent il n’est pas connu des Français musulmans. La tradition juridique, le fiqh, y est l’objet de réinterprétations différentes, de débats entre libéraux et intransigeants, ou entre tenants d’écoles différentes. Pour ouvrir l’interprétation, certains recommandent le recours à la leçon des quatre écoles (malékite –la plus répandue dans l’islam maghrébin –, hanéfite, chaféite, hanbalite), d’autres préfèrent s’en tenir à une seule, en sachant que le jugement de toutes est considéré comme également légitime. Un critère est toujours essentiel : les maqasid (singulier : maqsoud, les « objectifs », les « finalités » du Coran). Il peut paraître fragile en lui-même, favoriser la subjectivité, mais il a l’intérêt de préserver des constantes chamailleries sur les rites et les observations au profit de la vision des fins. Il préserve surtout d’une division simpliste, très répandue et fortement conseillée par les salafistes et le Tablighi jamaat (mouvement pieux musulman) : s’en tenir aux listes de ce qui est haram ou halal, illicite ou licite, ce qui doit être fait ou évité. Le hâdîth (les traditions autour du prophète) est une autre source de connaissance, encore faut-il qu’en soit vérifiée l’authenticité.

Les imams « ouverts » ne forment pas eux-mêmes un groupe unifié, d’autant moins que les liens « horizontaux » entre les institutions de l’islam sont faibles ou inexistants ; ce sont des lieux ou des espaces qui dépendent fortement, semble-t-il, de personnalités charismatiques. Les étudiants et ceux qui consultent peuvent du reste passer des uns aux autres, en fonction de leurs aspirations et de leurs déceptions. Parmi les influences qu’il importerait de mieux connaître, ressortent des noms curieusement assez ignorés en France : ainsi de celui d’Al Qaradâvi (ou Al Qardaoui), prêcheur d’origine égyptienne issu des Frères musulmans, réfugié au Qatar, président du Conseil européen de la Fatwa et de la Recherche, qui semble très présent sur la scène française –dans un sens plutôt libéral d’ailleurs. De manière générale, le recours à des autorités « intellectuelles » qui vivent en terre d’islam – Maghreb ou Proche-Orient – est important, car elles apportent la légitimité de la tradition historique vécue dans le dar el islam (la « demeure de l’islam », opposée dans l’islam orthodoxe classique au dar el harb, la « demeure de la guerre », soit les pays gouvernés par les infidèles non musulmans – mais cette distinction ne peut plus être aussi tranchée que naguère). Tariq Ramadan est lui aussi très écouté dans certains cercles ; alors qu’il est souvent vilipendé dans les médias français, il exerce pourtant certainement une influence réformatrice et modératrice. Al Qaradâvi et Tariq Ramadan sont contrebalancés par ceux de leurs pairs prédicateurs – du Proche-Orient en particulier – qui passent par les relais télévisuels et l’internet et qui contestent leurs orientations libérales en s’en tenant aux interprétations sévères de la Tradition. Une des divisions majeures tient à la place respective accordée à la loi française et à la loi de l’islam. Certains intellectuels très francisés, ou convertis, refusent absolument que l’islam puisse s’imposer face à la loi de la République ; d’autres au contraire insistent sur la place première que doit garder la loi de l’islam pour les individus ; la plupart, confrontés au terrain, cherchent cependant des solutions ou des voies moyennes. Et dans ce cas – tout l’ouvrage de Bowen insiste là-dessus – le pragmatisme, beaucoup plus que les doctrines, l’emporte très souvent.

Pour l’heure, on a donc des interprétations multiples du fiqh – ce qui ne contribue pas nécessairement à la sérénité de l’islam français mais brise l’image unitaire qu’on en a volontiers. L’un des points les plus discutés est celui du « prêt à intérêt ». Interdit en islam, il trouve dans les pays occidentaux des applications innombrables à travers le crédit généralisé ou l’emprunt bancaire avec intérêts. Que faire quand on veut acheter une maison, une voiture ou même un objet de moindre prix ? L’enquête fourmille d’observations passionnantes sur des transformations en cours. Par exemple, le mariage religieux – interdit en France avant le mariage civil – crée de nombreuses difficultés d’interprétation. Les maîtres français (recteurs de mosquées, d’instituts de formation, etc.) conseillent aux couples de respecter cet ordre – d’autant plus qu’une rupture après un mariage uniquement religieux mettrait la femme en position de faiblesse. Même le pèlerinage n’est pas exempt de critiques – et de suggestions pour ceux qui ne peuvent y aller.

Silencieusement, il s’invente ainsi, quoi qu’on en dise, un « islam à la française », dont les manifestations se heurtent, en France, à une tradition laïque intransigeante ou impatiente de voir des changements dans le sens de l’intégration et de l’assimilation. Mais sur son parcours, l’islam français trouve aussi, souvent, l’État, avec sa tradition de solutions étatiques, centralisées, unificatrices (c’est le cas notamment de l’abattage rituel, ou de la création d’organismes régulateurs, comme le Conseil français du culte musulman). Bowen décrit les musulmans en France tels qu’ils sont, et les difficultés auxquelles ils sont confrontés. Il laisse malgré tout deviner ses réserves sur le « modèle français », par comparaison avec des systèmes où les musulmans sont moins fortement soumis à une contrainte politique et doctrinale quant à la place et à la visibilité de la religion. Tout n’est pas cependant au désavantage de la France : il fait l’éloge, par exemple, de la solution française « mixte » trouvée par l’enseignement privé, qui lui paraît prometteuse pour l’intégration. En effet, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, le privé non subventionné par l’État peut accentuer les côtés « communautaristes » du religieux plus qu’en France, où il est soumis aux programmes et aux règlements scolaires de l’Éducation nationale. Curieusement, Bowen n’évoque guère le ramadan et sa montée en puissance ces dix dernières années.

Par ailleurs, il admet sans discuter que la « modernisation » de l’islam se fait dans un cadre intellectuel daté, celui de la tradition juridique islamique qui est tout entière située avant le tournant de la modernité des Lumières, lequel est aussi celui de la sécularisation des sociétés touchées par les transformations scientifiques et techniques. Les imams, prédicateurs et autres autorités musulmanes continuent à tirer leurs ressources, pour se comprendre et comprendre le monde actuel, d’élaborations et de compilations juridiques d’un monde intellectuel et matériel qui a disparu… L’ouvrage, peut-être à son corps défendant, suggère ainsi la profondeur du fossé qui reste à combler par les musulmans français pour inventer un islam à la française.

Jean-Louis Schlegel

Olivier Faron, Les Chantiers de jeunesse. Avoir 20 ans sous Pétain, Paris, Grasset, 2011, 376 p., 20, 80 €

Souvent évoqués, peu étudiés, les Chantiers de jeunesse ont suscité une littérature mémorielle et des travaux sectoriels. Olivier Faron en fait une analyse d’ensemble en historien, à partir d’un important fonds documentaire (trois cents cartons aux Archives nationales et les documents de plusieurs archives départementales), complété par des témoignages et les études précédentes.

Dans les chantiers créés dès 1940 en zone non occupée, plus de 400000 Français des classes 1940-1944, requis pour un stage obligatoire de six ou huit mois, ont vécu dans la nature, occupés à des travaux d’intérêt général. Leur créateur et chef incontesté (« commissaire général »), le général de La Porte du Theil, a veillé à l’encadrement des équipes (quinze hommes), « groupes » et « groupements » (2500 hommes) par des « chefs », commissaires et assistants, souvent issus de l’armée et ayant pratiqué le scoutisme. O. Faron présente l’origine et les buts de cette institution, vitrine du régime, son organisation et son fonctionnement, dans une synthèse claire et solide qui met en relief ses ambiguïtés : volonté de faire œuvre éducative généreuse, et conformisme de l’ordre moral et de la discipline politique ; perspective patriotique de la reconquête de l’indépendance, et entraînement derrière le gouvernement dans l’« engrenage de la collaboration » ; souci d’égalité au-delà des différences sociales, et adhésion aux mesures antisémites, répression de toute propagande supposée communiste ou gaulliste. Un chapitre sur la vie quotidienne fait place au vécu des requis dans sa diversité, avec les marques de fierté et les sujets de mécontentement. Les dossiers du « contrôle postal » (service de lecture du courrier dans les unités) fournissent une moisson de renseignements sur l’état d’esprit des hommes. Vient ensuite, dans le dernier tiers du livre, l’analyse de l’engrenage qui a broyé l’institution fondée sur « un pétainisme sans les Allemands », et l’étude des deux bases de son renom posthume : absolution globale donnée lors de l’épuration pour coopération à la Résistance, mémoire quasi hagiographique entretenue par leurs associations d’anciens dévouées au général.

L’année 1943 a été décisive, avec l’épreuve du Sto (Service obligatoire du travail). Le commandement des chantiers a d’abord accepté et mis en œuvre le départ des jeunes en Allemagne, puis le « travail contraint » en France au service des besoins de la Wehrmacht, fabrications d’armement ou fortifications de l’organisation Todt. Les chantiers, transformés en ateliers industriels, subissent alors la double pression de l’armée allemande et des maquisards : sans armes, ils sont victimes de coups de main et de pillages, avec menaces et répression d’un côté, incitation à la désertion de l’autre. Face à l’obstination du général à défendre leur autonomie au nom de leur vocation éducative, l’autorité allemande exige sa démission ; effective en janvier 1944, elle est suivie de son arrestation et de son transfert en Allemagne. L’organisation est alors remaniée et confiée à des collaborateurs qui exécutent les ordres allemands, jusqu’à la dissolution (juin 1944) dans une confusion accrue par les passages à la Résistance. Un organisme demeure : la Mission des chantiers en Allemagne, officiellement reconnue, qui défend les requis restés groupés et encadrés.

Après la Libération, une commission d’épuration a d’abord refusé de juger les actes antérieurs à 1944 tant que le chef, seul responsable, était détenu en Allemagne ; à son retour, on renonce à toute sanction contre lui, parce qu’il a pris part à la Résistance contre l’occupant. Le jugement d’historien rendu par O. Faron au terme de son examen contradictoire des faits et des témoignages est sensiblement différent – avec un équilibre convaincant. Il analyse ensuite la formation d’une mémoire collective et de l’entretien d’un « esprit chantiers » : conviction éthique généreuse mêlée à la vision passéiste, sinon réactionnaire, d’une société disciplinée et aux bons souvenirs de la solidarité vécue dans cette aventure de jeunesse.

Les curieux de l’histoire d’Esprit et de Mounier regretteront toutefois qu’il n’y soit pas fait référence, peut-être par difficulté d’accès aux sources ou par manque de place. L’encadrement des chantiers, marginalement au sommet et plus nettement dans les écoles de cadres (une par « province ») et chez les chefs de groupes, a connu la lutte entre divers courants idéologiques admis à s’exprimer jusqu’en 1942. Le père Forestier, aumônier des chantiers, proche du général et adepte comme lui du scoutisme catholique, partageait la « mystique » de son ami le père Doncœur, ancien combattant voué à « refaire la France » et à la refaire chrétienne, qui voyait dans le maréchal le guide providentiel destiné à refonder l’unité nationale sur le sens du sacré. Mystique combattue par un autre courant, développé autour d’Esprit et de l’action de Mounier et propagé par l’École d’Uriage que cite Faron, mais présent aussi chez les Compagnons de France, dans les mouvements de jeunesse indépendants et dans les chantiers. Deux jeunes normaliens, Robert Barrat et Michel Herr, accomplissent en 1941 leur temps à la direction des chantiers, pour l’inspection des unités et l’élaboration d’une doctrine d’éducation civique et morale ; fréquentant Uriage, ils s’y lient à Mounier dont ils partagent les interrogations sur l’avenir du régime et de ses institutions de jeunesse. Esprit publie un article de Herr, Mounier fait des conférences aux chefs et un des adjoints du général projette de diffuser dans les groupements un exposé qui l’a enthousiasmé. En août 1941, peu avant l’interdiction d’Esprit, Mounier fait état dans ses carnets de ces succès, et de sa visite à l’école régionale de Toulouse (Lespinet), où le chef Boulet lui confie sa désillusion de la « pseudo-révolution nationale ». Sur ces luttes d’influence chez les cadres des chantiers, Sources, revue culturelle du commissariat général (1941-1944), mériterait, ainsi que les bulletins des provinces et des groupements, une analyse qui enrichirait notre connaissance de l’évolution des esprits dans la France de Vichy, entre conformisme et résistance. Il reste que l’histoire des institutions de jeunesse et celle des expériences pédagogiques trouvent dans ce livre un apport de qualité.

Bernard Comte

David Le Breton, Marcher. Éloge des chemins et de la lenteur, Paris, Métailié, 2012, 170 p., 9 €

Ce très bel essai pourrait paraître comme la promenade d’un brillant homme de culture, sensible, psychologue, sociologue, qui a compulsé la meilleure littérature écrite à propos des chemins4. Mais il y a tant de vécu, de souvenirs de fatigues, d’enchantements paysagers, de fulgurances dans les champs de la topographie intime (qui va des eaux mancelles jusqu’à la lune des déserts américains et aux chouettes forestières d’Alsace), que le discours emporte la conviction au point d’inciter le lecteur à réellement vagabonder en prenant de bonnes chaussures. La marche à pied, un « art des sens » (p. 51), est prétexte au voyage intérieur, tout comme aux retrouvailles avec le corps et avec les autres. Les géographies intimes du cartographe itinérant se fondent moins sur l’utilité que sur les affinités (p. 43) avec la nature et les compagnons.

La sensation du monde commence avec le physique et le musculaire. On y écoute le pouls de la terre (p. 95) sur des itinéraires jalonnés de désagréments : rats sous les châtaigniers, chauves-souris dans les grottes, chiens (que n’aiment pas les facteurs), vipères, hérissons, renardeaux… Cependant, l’enchantement l’emporte, pour peu que l’on soit disponible à ce qui advient au cours du voyage : une émotion, une rencontre, un paysage surprenant.

Un paysage est une superposition d’écrans ou plutôt de profondeurs à la fois visuelles, sonores, tactiles, olfactives, chaque sens se mêlant aux autres.

(p. 71)

La flânerie reste inféconde tant qu’on n’a pas la tête près des pieds. D’où le mélange agréable du florilège littéraire et du récit de vie. Le randonneur par plaisir comble ses loisirs, mais peut aussi se reposer du travail intellectuel. Le Breton pêche la carpe, use ses brodequins, écrit des romans, professe à l’université de Strasbourg et ailleurs. Afin de mieux cheminer, il ne lui est pas interdit de découvrir, d’abord dans la lecture, les variétés de l’environnement et les chemins du sens. Il rêve comme Jean-Jacques, le promeneur solitaire, monte avec l’âne de Stevenson dans les Cévennes, bat la semelle derrière Nicolas Bouvier ou Victor Segalen, découvre les harmonies intérieures de la ville de Pierre Sansot.

Quiconque suit le parcours de l’auteur s’enrichit nécessairement de ses évocations : les épreuves des sherpas, les illuminations des nuits de Capri, les harmonies d’estampe des câlines nuits de Chine. Tout s’efface de la pénibilité du trajet et du désagrément des bottes. L’auteur en marche dit certes les soucis : humidité, averse, neige, orage, froid, pierres… mais continue avec Proust du côté de Guermantes. Lui, Manceau, a vécu au bord de l’Huisne avec ses barques et ses chemins de l’école. Son écriture demeure légère et fleurie, même à propos de la Patagonie. L’argumentation n’est pas à suivre avec rigueur, mais à gober en promeneur, pour le plaisir de la littérature (par exemple avec Péguy en Beauce) et pour occuper le temps. Il a les médicaments du bonheur pour qu’on ne craigne pas la colique ou la fatigue du voyage en sa compagnie ! Le style se compose d’assertions et d’exemples, généralement courts, qui permettent à chacun de vagabonder selon ses propres idées. Je vous laisse avec… la lune safran et les nuages de velours gris (p. 130), mais je m’étonnerais que votre nuit ne soit pas nouvelle et votre jour illuminé après cette apologie de la marche fatigante et exaltante, lente et ré­fléchie.

Claude Rivière

Gil Delannoi, L’Écho et l’Arc-en-ciel. Cinquante-deux essais sur l’attention, Paris, Berg International, 2010, 215 p., 16 €

L’auteur nous livre dans cet ouvrage des essais sur l’attention qui sont autant d’approches de la contemplation, à contre-courant de l’agitation, de la surinformation, du bougisme, du bruit et de la tachysanthropie (cette manie de la vitesse dont parlait G. Delannoi dans Esprit5) actuels.

Jean-Bertrand Pontalis écrivait récemment dans Avant une sorte de « je me souviens » :

Quand j’attendais de chaque livre que j’ouvrais en m’avançant vers l’inconnu quelque chose comme une révélation.

Gil Delannoi n’attend rien de précis, mais il prend parfois son temps et il est ainsi disponible pour des expériences dont certaines donneront lieu à de véritables révélations esthétiques. C’est chez lui l’attention, à la différence de nombre d’expériences de la Recherche du temps perdu comme la surprise et le choc imprévisible des pavés inégaux dans la cour des Guermantes, qui peut donner lieu à la révélation. Cette attention peut porter sur des choses très diverses : un paysage, un phénomène naturel, un visage, un objet d’art, et elle se présente aussi comme l’opposé de la pulsion scopique, sous la forme envahissante de prise de clichés.

L’attention a besoin de l’art, l’art a besoin de l’attention et tous deux ont besoin de la lenteur. Un rapport différent au temps est requis. On peut se remettre à voyager – temps entier du voyage – au lieu de simplement se déplacer, divertissement pascalien au rabais.

Toute apparition n’est pas une révélation. Dans une révélation, il y a sous une forme lente ou fulgurante, unique ou répétitive, continue ou discontinue, une sorte d’apparition et même de disparition, un remplacement d’une chose par une autre.

Or ces révélations sont de deux sortes : « résultat d’une recherche déjà orientée » et « désir d’un inconnu complètement imprévisible ». Et l’auteur de cheminer de Shakespeare (dont il a traduit plusieurs pièces) à Mozart :

Le léger battement par lequel débute le 27e concerto de Mozart, le plus doux, peut-être le plus élégant et le plus nostalgique. Aucun effet sonore, un grand raffinement discret.

En passant par Wang Wei, poète peintre, ou Sei Shonagon, dame de la cour du Japon au xie siècle qui écrivait des inventaires dont le fantasque n’est pas sans rappeler la classification de Borgès reprise par Foucault, sous la rubrique très poétique « Choses qui ne servent plus à rien mais rappellent le passé ».

Enfin, en méditant sur des haïkus ou en traduisant lui-même des poètes chinois, Gil Delannoi nous incite à renouveler, à élargir ou à infléchir nos capacités d’attention en ce temps où, précisément, la tradition poétique de l’Extrême-Orient commence à être visible, davantage, en tout cas, qu’au début du xxe siècle ou dans les années 1960 et 1970.

Alors, suivons son conseil, revenons à nous-mêmes et aux choses – un même et double mouvement – et goûtons lentement, concentrés et légers à la fois, l’Écho et l’Arc-en-ciel.

Michelle-Irène Brudny

Jean-François Lyotard, Pourquoi philosopher ?, Paris, Puf, 2012, 112 p., 10 €

Dix ans après la publication d’un ouvrage sur la phénoménologie aux Puf, Jean-François Lyotard donne en 1964 quatre conférences aux étudiants de propédeutique à La Sorbonne. Celles-ci portent successivement sur les rapports de la philosophie avec le désir, le commencement, la parole et l’action. « Voici donc pourquoi philosopher : parce qu’il y a le désir, parce qu’il y a de l’absence dans la présence, du mort dans le vif ; et aussi parce qu’il y a de l’aliénation, la perte de ce qu’on croyait acquis et l’écart entre le fait et le faire, entre le dit et le dire : et enfin parce que nous ne pouvons pas échapper à cela : attester la présence du manque dans notre parole. En vérité, comment ne pas philosopher ? » Ces conférences, qui s’ouvrent sur une réflexion portant sur la « conception » (dans la naissance il y a du concept) d’Éros par Poros (un chasseur d’une présence redoutable) et Penia (figure de la pénurie et symbole de l’absence) le jour de la naissance d’Aphrodite (dont Éros va devenir le suivant et le servant), annoncent les thèmes de Discours/Figure (1971) et témoignent du refus de Lyotard de céder à la coupure entre phénoménologie et formalisme, entre sensible et intelligible. C’est pourquoi, loin de toute coupure épistémologique « althussérienne », il maintient le cap d’une philosophie de l’expression (voir son article publié dans Esprit en juillet-août 1969 sur l’ouvrage de Mikel Dufrenne, Pour l’homme, publié en 1968) marquée par le désir (Freud), l’éternel recommencement (Nietzsche), une parole (une poétique) qui n’est ni celle du croyant ni celle du savant, et l’action (voir ses liens avec Socialisme ou barbarie et ses textes écrits durant la guerre d’Algérie) rendue indispensable par l’aliénation qui prive de tous les pouvoirs.

O. M.

Simon Leys, Le Studio de l’inutilité, Paris, Flammarion, 2012, 304 p., 20 €

Les lecteurs de Simon Leys ne seront pas déçus. En effet, à côté de textes portant sur les ressorts du totalitarisme et de piques visant l’aveuglement des intellectuels progressistes français (le voyage en Chine de Roland Barthes, devenu un écrivain marqué du sceau de la neutralité, est particulièrement épinglé), il se livre ici à une méditation sur les vertus comparées de la France et de la Belgique. Remarquant que les Belges ont une rare capacité de se moquer d’eux-mêmes (« s’il est une chose dont le Belge est pénétré, c’est de son insignifiance ») à la différence des Français (secouru par des paysannes wallonnes près de Namur, Chateaubriand écrit dans les Mémoires d’outre-tombe : « Je m’aperçus que ces femmes me traitaient avec une sorte de respect et de déférence : il y a dans la nature du Français quelque chose de supérieur et de délicat que les autres peuples reconnaissent »), il se demande comment Henri Michaux, un écrivain voyageur peu dogmatique car jamais sûr de rien, a pu devenir français à l’occasion d’aveuglements sur le maoïsme au cours de la rédaction d’Un barbare en Asie : « Quand je dis que Michaux est devenu français, je ne parle bien sûr pas de l’acquisition d’un autre passeport mais de l’adoption d’une autre attitude ; il est maintenant qualifié pour délivrer des brevets de bonne conduite et des médailles récompensant l’effort méritant, qu’il s’agisse de la Chine de Mao ou du Japon d’après-guerre. Un Belge arrogant est une contradiction dans les termes. Mais, pour un Français, l’arrogance est un soupçon dont il faut constamment se protéger. » Faut-il rappeler que Simon Leys est belge et voyageur (il a enseigné en Australie), comme Henri Michaux ? C’est la raison pour laquelle il prend un malin plaisir à se moquer de l’arrogance intellectuelle française, surtout quand elle a des allures quasi criminelles, dans le cas du Cambodge par exemple.

O. M.

Françoise Benhamou, Économie du patrimoine culturel, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2012, 128 p., 10 €

Dans le sillage des travaux de Françoise Choay sur l’inflation patrimoniale (l’Allégorie du patrimoine) et le flou de la notion (la quasi-totalité du budget du ministère de la Culture est désormais consacrée au patrimoine, dont l’architecture est considérée come une branche sur le plan administratif), Françoise Benhamou se penche en économiste sur la consommation patrimoniale (à savoir l’estimation de la valeur et du consentement à payer), sur les coûts de la conservation et des services patrimoniaux, et elle propose une critique des indicateurs d’attractivité culturelle et des politiques patrimoniales marquées par le benchmarking des villes touristiques. Mais ses analyses les plus originales portent sur le patrimoine immatériel (« un temps pensée comme une solution à la conservation de documents périssables, la numérisation montre ses limites… ») et sur la mondialisation patrimoniale alimentée par le label Unesco et la vente de marques qui font par exemple d’Abou Dhabi un « Louvre des sables ». Pour ne pas être vouée au bricolage ou au détournement, la politique patrimoniale doit être en interaction avec l’environnement économique et social et ne pas céder aux contraintes d’un tourisme de masse qui en révère d’autant plus la dynamique qu’il est déconnecté des populations et hors contexte.

O. M.

Guy Burgel, Pour la ville, Paris, Creaphis éditions, diffusion Le Seuil, 2012, 128 p., 9 €. Antigone Mouchtouris (sous la dir. de), L’Actualité de Paul-Henry Chombart de Lauwe, Paris, Cahiers du Gepecs, L’Harmattan, 2012, 252 p., 25 €

« Croissance dans la croissance, le bouleversement démographique du dernier demi-siècle fut avant tout une révolution urbaine. » Cette urbanisation de la planète est un état de fait qui va cependant de pair avec la dissociation de l’urbain et de l’urbanité. Plus on parle d’urbanisation généralisée, plus l’urbanité manque. Convaincu du sens et des valeurs de la vie urbaine, le géographe Guy Burgel démontre que la vitesse de l’urbanisation, du Brésil à la Chine, alimente un discours anti-urbain et favorise une image négative de la ville. C’est pourquoi ce livre est un plaidoyer pour la ville, un manuel destiné à revaloriser l’esprit urbain dans un pays, le nôtre, qui a une faible culture urbaine et oublie que la ville est faite de « propre » et d’« impropre », de violence et de convivialité. Dans cette optique, il s’agit de « refaire de la ville » dans un urbain généralisé en mal d’esprit urbain, ce qui exige de prendre en compte les pratiques des habitants. Une exigence qui était déjà celle de P.-H. Chombart de Lauwe, l’un des pionniers de la sociologie urbaine, à qui un ouvrage collectif rend hommage à juste titre.

O. M.

Michel Pateau, Jean Cayrol. Une vie en poésie, Paris, Le Seuil, 2012, 352 p., 23 €

Cet ouvrage est à sa manière une histoire de la vie intellectuelle et littéraire de l’après-guerre mais aussi une histoire des éditions du Seuil. Parallèlement à ses livres sur les camps et au scénario de Nuit et brouillard d’Alain Resnais, Cayrol, qui a été détenu à Mathausen, publie de nombreux textes dans Esprit sur le régime concentrationnaire et se penche sur la figure de Lazare qui donnera lieu à l’idée d’une œuvre qualifiée de lazaréenne composée de quatre romans – Je vivrai l’amour des autres (1947), la Noire (1949), le Feu qui prend (1950), les Corps étrangers (1959). Pourquoi Lazare ? : « Une mise à nu du monde du crime triomphant, si nécessaire et admirable qu’elle paraisse chez un Vercors, présente le risque pour Cayrol, de se rallier aux ténèbres, de se fermer à la Lumière. Ainsi vont la tristesse juive, la vieille désespérance, le Messie ignoré, l’attente d’un jour qui s’écrit “Jamais”. » Dans cette optique, on a pu parler d’une vision catholique des camps, celle qui a précédé discrètement la vision de la Shoah de Claude Lanzmann dont le film sort en 1985. Mais l’écrivain, un poète avant tout, un poète en quête de lumière, est aussi un éditeur, un proche d’Albert Béguin, un admirateur de Camus et Mauriac, qui joue un rôle important dans l’histoire des éditions du Seuil. Il crée par exemple une revue, Écrire, correspondant à une collection de textes qui va permettre à des jeunes auteurs comme ­Philippe Sollers, Denis Roche et Claude Durand de faire leurs premières armes avant le début des années 1970 et annonce la création de Tel Quel. Alors que le triptyque formé par la maison d’édition de la rue Jacob, la revue Esprit et le journal Le Monde vacille après 1968, Jean Cayrol se trouve très à l’aise dans les années 1970 et publie une Poésie/Journal qui fait résonner l’esprit de l’époque. Il n’en reste pas moins que cet éditeur/écrivain qui fut un homme de transition reste une figure méconnue. Ce livre qui lui rend hommage témoigne des malentendus d’une époque qui n’est pas sans avoir été injuste avec certains de ceux qui l’ont rendue possible. « Son chemin, c’est la lisière, la bordure », écrit Claude Durand dans la préface qu’il a rédigée pour cet ouvrage.

O. M.

Pierre-Olivier Monteil, Abécédaire du bien commun, Éditions des Îlots de résistance, 2012, 176 p., 14 €. Fabienne Brugère, Guillaume le Blanc (sous la dir. de), Dictionnaire politique à l’usage des gouvernés, Paris, Bayard, 2012, 505 p., 24 €

Le choix alphabétique traduit paradoxalement dans ces deux ouvrages une volonté d’ordonner la réflexion sur les questions politiques actuelles, mais en partant des interrogations du lecteur supposé désorienté et en lui permettant de circuler en fonction de ses priorités. Les deux démarches peuvent paraître opposées. Pierre-Olivier Monteil part de la visée idéale (le bien commun) et rappelle à travers ses rubriques (« déception démocratique », « exil », « naissance et mort »…) la fragilité du vivre-ensemble, menacé par l’oubli de ses fondamentaux. Le collectif générationnel et paritaire dirigé par Fabienne Brugère et Guillaume le Blanc (avec Michaël Fœssel, Marie Gaille, Judith Revel et Pierre Zaoui) privilégie pour sa part l’expérience ordinaire du citoyen, confronté à la sophistication des moyens de le gouverner, et met en valeur les initiatives citoyennes multiples de réappropriation du pouvoir. Mais dans les deux cas, il s’agit bien de restaurer un authentique niveau d’exigence démocratique, qui n’ignore pas les mécanismes du pouvoir mais croit aussi en sa possible civilisation.

M.-O. P.

Serge Gruzinski, L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au xvie siècle, Paris, Fayard, 2012, 440 p., 24 €

Pour sortir des cadres d’une histoire centrée sur le développement européen, comment présenter les voyages et les conquêtes de la Renaissance ? L’historien (qui avait présenté dans un entretien à la revue Esprit son travail de regards croisés entre Islam et Occident en octobre 2009) met à nouveau en pratique le décentrement du regard permettant de mieux comprendre les contacts inédits entre les grandes régions du monde à l’âge de la navigation au long cours. Après le regard ottoman sur le nouveau monde confronté à celui des Mexicains sur l’islam (Quelle heure est-il là-bas ? Le Seuil, 2008), il écrit une histoire parallèle de la conquête espagnole en Amérique et des expéditions portugaises vers la Chine. Si les Espagnols ont écrasé l’empire aztèque (l’aigle), les Portugais, eux, se sont heurtés à la puissance chinoise (le dragon). En cherchant les raisons de ces destins contraires, qui n’étaient en rien joués d’avance, puisque les Espagnols n’ont pas été loin de la déroute et que les Portugais, eux, comptaient bien conquérir la Chine, l’auteur détaille les conditions de la rencontre de ces mondes lors de leurs premiers contacts. Dans la confrontation des prétentions européennes et de la résistance qui leur est opposée, la cohésion politique joue un rôle déterminant : en Amérique, les Espagnols jouent sur les divisions d’un empire construit sur une coalition fragile et récente, là où la centralisation chinoise fait preuve de cohésion au détriment des Portugais, incapables de comprendre la situation dans laquelle ils se sont placés. Rien n’était donc tracé à l’avance dans les trajectoires des rencontres et des conflits qui ont commencé à dessiner le monde depuis le xvie siècle, et dont les lignes de force sont à nouveau en train de changer sous nos yeux.

M.-O. P.

En écho

CRITIQUE S’INTERROGE : « ÉTAT, ES-TU LÀ ? » – La revue longtemps animée par Jean Piel et Georges Bataille était aussi celle de Kojève, ce théoricien de l’État hégélien dont un grand nombre de collaborateurs de Critique suivaient les cours. À l’occasion de la publication d’ouvrages sur l’État, la revue (Critique, mai 2012, no 780, Minuit) en appelle à un retour critique sur l’État et ses métamorphoses en soulignant que l’anti-étatisme n’émane plus du gauchisme mais de la droite libérale elle-même et que le recul de l’État est allé de pair avec un renforcement du présidentialisme (voir l’analyse bienvenue du film l’Exercice de l’État). Reste que l’État rationnel et hégélien cher à Kojève (un auteur auquel de nombreux travaux sont consacrés depuis quelques années) est défaillant et qu’il est grand temps de s’interroger sur les ressorts d’un néolibéralisme qui correspond moins à un désengagement de l’État qu’à une privatisation de l’économie produite par la puissance publique. Si l’État accompagne le néolibéralisme, il ne suffit donc pas de s’unir autour de l’éloge de la république et de toute la thématique afférente (le duo Guaino chantre gaullien de la République/Sarkozy libéral à tous crins en aura témoigné dramatiquement à droite !). Défendre l’État républicain est certes légitime, encore faut-il s’interroger plus avant sur le devenir de la puissance publique, de l’État et de la nation, ce qui signifie aussi en revoir les compétences. La philosophie politique a connu un regain d’intérêt en France dans les années 1980-1990 à l’époque de la fin des totalitarismes, il serait temps qu’elle se préoccupe de l’État sans lequel on ne comprend pas grand-chose à la généalogie politique de l’Europe. « Comment aujourd’hui envisager l’État ? Par la force ou par le droit ? Par la légalité ou la légitimité ? Impossible de continuer à penser paresseusement l’État en termes mécanistes, comme un appareil, ou selon la métaphore du “monstre froid”. Nous sommes à cet égard à mille lieues des années 1960-1970. Texture complexe, l’État est à redécouvrir, peut-être à réinventer. » Ce numéro de Critique est une invitation à réfléchir autrement sur ­l’État (voir aussi « Que fait l’État ? Que peut ­l’État ? » Esprit, décembre 2008) ; espérons que le président fort républicain qui vient d’être élu et qui compte faire « les comptes » de l’État se penche aussi sur le sort de ­l’État contemporain.

URBANISME ET MARNES – L’idée de mondialisation urbaine laisse entendre qu’il y a une homogénéisation des villes sur le plan de la construction ou de l’urbanisme. S’il y a bien un style international alimenté par le travail sur ordinateur et en passe de succomber à un kitsch proche-oriental ou à des utopies fragiles comme la ville durable dite exemplaire de Masdar City à Abou Dhabi, le dernier numéro de la revue Urbanisme (mars-avril 2012, no 383, www.urbanisme.fr), qui examine les diverses politiques urbaines conduites par de nombreuses villes, souligne plutôt l’absence d’un ou de modèles urbains prédominants. On le voit bien dans le cas de Barcelone ou d’Amsterdam. Mais le dossier porte surtout sur la capacité d’acculturation d’un modèle : comment faire du Barcelone à Londres par exemple ? On en retient que les villes sont « entrelacées » (ce que certains nomment l’« entre-villes »), qu’elles représentent autant de faces d’une seule et même ville comme Venise dans les villes imaginaires de Calvino, mais que chacune d’entre elles cultive une singularité dès lors qu’elle a des habitants. C’est ­l’occasion de saluer, après la revue d’architecture Criticat le mois dernier, la naissance d’une nouvelle revue d’architecture de qualité animée entre autres par Sébastien Marot et Éric Alonzo, Marnes (no 2, Éditions de la Villette), qui vient de publier son deuxième numéro. On y trouvera une réflexion de S. Marot sur le sururbanisme (celui pour lequel le programme urbain fabrique le site) qui est l’envers de la réflexion (voir le précédent numéro) sur le suburbanisme (celui pour lequel le site est un préalable au programme urbain). On lira également avec intérêt les propos de Philippe Panerai (voir son entretien dans Esprit sur le Grand Paris en octobre 2008) qui s’interroge sur l’évolution des études urbaines en France.

RAISON PRÉSENTE ET LES PRINTEMPS ARABES – Un numéro de revue de plus (Raison présente, « Printemps arabes : Thawra(s) ou Révolutions », no 181, Nouvelles éditions rationalistes) sur les révolutions arabes, dira-t-on ! Reste que les trois coordinateurs – Mohammed Harbi, Tahar Khalfoune et Gilbert Meynier – n’apprécient guère le terme de « révolution » : « Ces “printemps” arabes qui commencèrent à éclore dans l’hiver 2010-2011 ne furent pas des révolutions au sens de la remise en cause et du retour complet sur soi, mais des thawrât – un terme traduit, généralement en faux-sens en français par “révolution”, qui signifie en fait “révolte” et “insurrection”. Ce qui les rapproche des mouvements de 1830 et de 1848 qui furent des thawrât, des mouvements de ras le bol sans concertation et sans programme politique. » De nombreux textes sur les divers pays concernés viennent souvent donner raison à cette interprétation.

LAÏCITÉ – Dans un nouveau format (poche) la revue Vacarme propose dans son numéro de printemps (n° 59, 12 €, www.vacarme.org) un intéressant manifeste collectif intitulé « Nous ne ferons pas la guerre de la laïcité », qui invite à se démarquer des polémiques sur la restauration de la République et à prendre en compte la place légitime de l’islam dans la laïcité française. L’avenir de la Hongrie est évoqué dans une enquête sur les mobilisations artistiques et le passé de Sarajevo grâce à un large dossier donnant notamment la parole à des habitants de la ville.

Avis

« Vers une économie humaine. Pensées critiques d’hier pour aujourd’hui : Desroche, Lebret, Lefebvre, Mounier, Perroux » – Prenant acte des incertitudes du discours économique standard, ce colloque invite à relire l’œuvre de penseurs, philosophes et économistes du xxe siècle qui ne séparaient jamais l’économie de la politique. Ce colloque a lieu les 21 et 22 juin 2012 à l’Imec, abbaye d’Ardenne, Caen. Renseignements : http://ismea.perroux.free.fr/VEH/

« Le moment du vivant », colloque organisé à Cerisy-la-Salle du 16 au 23 août 2012 par Arnaud François et Frédéric Worms. Parler de « moment du vivant » suppose l’extension, aujourd’hui, du problème du vivant, d’un enjeu local, à une dimension globale : c’est ce qu’il s’agit d’explorer, de la métaphysique et la science à l’éthique et la politique, en passant par l’anthropologie ou l’esthétique. Pour l’argument et le programme du colloque : http://www.ccic-cerisy.as so.fr/vivant12.html

Dans les prochains mois, nous nous interrogerons sur la nouvelle phase politique qui s’est ouverte en France, alors que la situation européenne reste plus incertaine que jamais. La France est-elle lucide sur ses capacités dans un contexte international dont elle n’a parlé que sous l’angle de la réindustrialisation de son territoire ? Est-ce une manière de se conter des fables sur notre dépendance à l’extérieur ou une manière de privilégier nos atouts ? Au cœur de cette incertitude sur la stratégie française se trouve notre modèle d’excellence dont nous avons bien du mal à parler et que nous aborderons dans notre dossier de juillet, à travers les sujets de l’enseignement supérieur et de la recherche. Par la suite, nous consacrerons notre numéro d’été à la grande philosophe Simone Weil, qui ne cesse d’être relue et discutée aujourd’hui.

  • 1.

    En 1981, le pays avait 9 millions d’habitants, il en a 23 millions aujourd’hui, il y avait 60% d’illettrés au début des années 1960, il y en a 20% aujourd’hui et la population est à 60% urbanisée.

  • 2.

    L’État qui s’appuie sur des assabiyyas mouvantes est confronté à d’autres assabiyyas. Ce terme renvoie chez Ibn Khaldoun à la notion d’« esprit de corps » et de « solidarité », Olivier Roy, Patrick Haenni ou Hamit Bozarslan y recourent fréquemment par exemple.

  • 3.

    Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. de l’anglais par Georges Fradier, préf. de Paul Ricœur, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 233.

  • 4.

    Sur la marche, voir aussi les livres de Frédéric Gros, Marcher, une philosophie et Petite Bibliothèque du marcheur, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2011.

  • 5.

    Gil Delannoi, « Maître et esclave de la vitesse : le tachysanthrope », Esprit, juin 2008.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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