La gauche à l'épreuve d'une histoire mondialisée
Face à la radicalisation de la vie politique, il faut élaborer une critique de la mondialisation, irréductible à sa dimension économique (dynamiques migratoires, révolution technologique) et génératrice d’inégalités, au profit d’une démocratie qui s’imagine un avenir.
Le commentaire ininterrompu portant sur la vie politique française ne surprend plus guère. On en connaît les refrains. Premier leitmotiv : le décrochage entre une classe politique à la traîne de l’agenda national ou européen et des acteurs sociaux qui marquent leur distance sur des modes protestataires contrastés. La gauche et la droite traditionnelles, confrontées à l’« installation » du Front national dans les urnes et dans les têtes, en font simultanément les frais, ce qui a pour effet de saborder la bipolarisation droite/ gauche qui reste pourtant la norme pour la plupart des observateurs. Non sans raison d’ailleurs ! Michel Rocard en défendait toujours le principe pour une raison simple : le clivage droite/gauche permet à l’opinion publique d’opérer des choix clairs. Mais – second leitmotiv – si le Front national impose de facto les règles d’un jeu politique à trois, il favorise également une « radicalisation » du langage politique de même qu’une focalisation sur la fonction présidentielle, d’où l’explosion des deux partis représentatifs de la droite et de la gauche (Lr et Ps)1.
Ces facteurs exacerbent le « décrochage » entre une population passée quotidiennement à la moulinette des sondages et l’ensemble des acteurs qui ont en charge une vie publique désormais mieux « représentée » par ceux qui répondent à l’urgence (pompiers, médecins urgentistes, forces de l’ordre) que par ceux qui ont la charge de l’intérêt général à long terme. Faut-il s’étonner alors de ce phénomène inquiétant qu’est la montée de la violence dans les comportements (à l’Assemblée nationale, dans les manifestations…) et dans le discours des politiques, comme on a pu le voir dans un ensemble de déclarations irresponsables après le carnage de Nice ?
Il en résulte que les assises de la démocratie, qui a pour but de « civiliser les conflits », de les apaiser, de les calmer, sont fragilisées. À ne plus valoriser les règles communes permettant de manifester des désaccords, les comportements sociaux et politiques privilégient des « lignes de démarcation » dont le caractère « identitaire » est patent dans toute l’Europe (populisme en Autriche, revendication régionaliste en Catalogne, Brexit…). On est loin du consensus pacifié de type procédural dont l’Europe institutionnelle, qui a déjà une longue histoire, a voulu être la caisse de résonance exemplaire en croyant pouvoir passer par-dessus les États et les nations.
Ne vivre que dans la protestation, la scission, le retrait spatial et sous la pression des menaces favorise un repli identitaire qui s’appuie sur le Peuple électeur, puisque l’élection reste le ressort majeur de la démocratie. Encore faut-il rappeler que la démocratie ne se résume pas à la souveraineté, et que les droits de l’homme et l’État de droit en sont également les moteurs – c’est le fameux « triangle d’or » cher à Pierre Hassner. Dans ces conditions, le souverainisme propose une version étriquée de la démocratie dans sa version jacobine : le peuple est un et non pas divisé… face aux menaces. Il repose sur un clivage entre eux et nous, une opposition entre l’ami et l’ennemi. En cela, il est possible de parler d’une radicalisation de la vie politique qui, si elle n’est pas sans lien avec les actions terroristes, a des racines anciennes dans la vie politique française.
Face à cette radicalisation de la vie politique et publique, il faut rappeler que la conflictualité de type droite/gauche, qui demeure structurante, exige d’être capable d’énoncer des désaccords sans alimenter une opposition frontale. Mais n’est-ce pas un vœu pieux alors que la peur se propage et que le mal terroriste se répand comme une maladie contagieuse ?
Crise de la représentation historique
La crise politique actuelle et la radicalisation du langage correspondent moins à une crise de la représentation politique qu’à une crise de la représentation historique. Si nous pensons que la politique est affaire de violence (et de pouvoir) et de non-violence (la procédure acceptée), si elle doit accorder conflit et consensus dans un « consensus conflictuel » (Paul Ricœur), il faut d’abord se « représenter » les violences de l’époque et renouer avec la réalité historique, celle d’un temps qui ne peut se vivre seulement à l’ombre des carnages terroristes et des catastrophes.
Prenons donc le risque d’en appeler à une action démocratique susceptible d’échapper à l’alternative de la démocratie réactive (le souverainisme identitaire) et de la démocratie procédurale (celle que veut incarner l’Europe) au profit d’une démocratie projective (qui s’imagine un avenir). Si la première défend un modèle politique inaltérable, quand ce n’est pas une communauté ethnique et si la deuxième met entre parenthèses les passions et le pouvoir, la troisième cherche à reprendre pied et à se projeter dans une histoire mondialisée dont la propagation de la terreur est un indice autant que l’ouverture du marché. Récapitulons ces trois scénarios : le premier est celui d’une démocratie qui vit de ses rentes en exemplifiant un modèle politique français et en s’enfermant dans l’Hexagone, le deuxième, qui a oublié le politique dans sa version non raisonnable (ce qui implique le pouvoir et les passions), se replie sur l’économie et la société civile. Mais on ne dépasse pas le politique par l’économie, l’utopie de la main invisible est derrière nous ! D’où le troisième scénario, celui d’une démocratie projective susceptible d’inscrire la conflictualité du langage politique dans l’histoire présente. Telle est l’hypothèse : le déficit de représentation historique pèse lourdement sur l’activité politique.
À l’épreuve d’une histoire mondialisée
Retour à l’histoire donc, mais à quelle histoire ? Non pas à la grande histoire napoléonienne et impériale, aux grands hommes, mais à une histoire ponctuée par les événements qui ont rythmé le xxe siècle et le début du xxie siècle, et ô combien pressée par la technique planétarisée et une économie mondialisée.
Rappelons-nous : après la chute du Mur de Berlin en 1989 et la mort de l’utopie communiste, l’idéologie libérale du marché s’est imposée avec la mort des grands récits. Finies les idéologies, vive la pléthore d’individus jouissant de « l’ère du vide » ! L’ouverture du marché a mis à l’épreuve notre propre histoire et ses frontières. Ce qui a eu pour effet, plutôt que nous faire entrer dans la « posthistoire », de renforcer chez beaucoup la conviction que face aux menaces extérieures (ouverture du marché, mouvements migratoires, salafisme…), notre système demeurait « le » modèle. Issus de la gauche étatiste comme de la droite nationaliste, nombreux sont les commentateurs qui ont vanté la force du « modèle politique français ». Retour à l’histoire donc, mais à notre histoire nationale, à la grande histoire française ! Le succès des « lieux de mémoire » et la consécration d’une histoire nationale républicaine ayant renoncé à la Terreur révolutionnaire ont favorisé une vulgate historienne aux accents patrimoniaux. Si la France va mal, c’est parce qu’elle a oublié sa propre histoire et les vertus de son modèle politique qui associe État autoritaire et dynamiques revendicatives. Ce discours très médiatisé s’est imposé en raison du ciblage violent de la pensée unique (assimilée à une défense des droits de l’homme… alimentée par la deuxième gauche) et du marché dont l’Europe est le vecteur. Dans son dernier ouvrage, Marcel Gauchet ne fait que rappeler la nécessité historique de redonner du sens à notre culture politique et de renouer avec un modèle politique exceptionnel2. Mais cette superbe historienne se situe en marge de l’histoire en cours. La mondialisation brouille la relation à l’histoire, à l’expérience historique elle-même. À force de saluer la mondialisation comme un état de fait heureux ou de la honnir, on continue de se situer en dehors de l’histoire présente. Face à cette fausse alternative, il faut reprendre pied dans une histoire mondialisée et se demander pourquoi les hommes de langage que devraient être les politiques échouent à exprimer notre état présent.
Le discours politique a d’autant plus de mal à s’inscrire dans l’histoire présente qu’il réduit la mondialisation à sa seule dimension économique et qu’il associe spontanément mondialisation et ouverture du marché. Ce qui revient à survaloriser une vision de l’homo œconomicus dont l’anthropologue Louis Dumont a rappelé, avec d’autres, qu’elle est idéologique et partagée par la droite libérale comme par la gauche socialiste depuis l’aube de la société industrielle. S’il n’est pas question de mettre entre parenthèses la croissance, l’emploi, la sortie de la pauvreté, s’il n’est pas question d’ignorer la spécificité du nouveau régime de croissance mondialisé mis en place aux États-Unis dès les années 1970 en lien avec la montée en puissance des nouvelles technologies3, il faut admettre cependant que la réduction de la mondialisation au marché économique global (par ses partisans comme par ses détracteurs) a pour défaut essentiel d’occulter toutes les autres dimensions de la mondialisation. Or celle-ci est un état de fait historique qui est notre réalité historique hors de laquelle le langage politique ne peut faire sens4.
Au-delà de la perception strictement économiste, nombre d’autres facteurs que je me contente d’évoquer sans souci d’exhaustivité sont décisifs : le mouvement du monde, celui qui a fissuré l’Europe en 2016, est d’abord lié à des dynamiques migratoires, à des flux de populations de natures diverses (migrations économiques, réfugiés politiques, réfugiés climatiques…). Si les flux ont pu être plus importants à la fin du xixe siècle, ces migrations sont aujourd’hui plus rapides que jamais en raison de guerres et parce qu’elles correspondent à la dernière génération de l’exode rural à l’échelle mondiale. Aux flux migratoires, il faut ajouter la révolution technologique majeure qui s’appuie sur des outils « mobiles » qui transforment le rapport au temps et à l’espace mais aussi au pouvoir : d’une part, un retour généralisé au protectionnisme ne les ferait pas disparaître en raison de leur irréversibilité ; d’autre part, ils inaugurent une ère de contrôle inédite qui va au-delà d’un contrôle des réseaux sociaux par les États (Russie, Chine, Turquie…)5.
Ces deux dimensions d’une mondialisation, avant tout marquée par des flux, qui tire l’histoire en cours, vont de pair avec d’autres phénomènes plus ou moins bien appréhendés, comme une urbanisation qui réorganise les territoires sur un mode qui n’est pas national-étatique, mais passe par des cités-États d’un genre nouveau et donne lieu à des formes de violence perturbatrice. Autre phénomène refoulé : cette urbanisation s’accompagne, cela à contre-courant de la perception française, d’une permanence de pratiques religieuses destinées à rendre acceptables des conditions de vie souvent insupportables. Des pratiques où l’islam ne joue pas forcément le premier rôle si l’on veut bien observer par exemple l’expansion mondialisée des religions évangéliques…
Dans le registre politique enfin, alors que l’idéologie néolibérale prédisait que le marché était facteur de démocratisation et l’État une institution en voie de disparition, nous assistons au contraire à sa résurgence. D’où l’urgence de comprendre politiquement la mondialisation en cours, ce que n’arrivent pas à faire les acteurs politiques hexagonaux, incapables d’esquisser un tableau de notre histoire qui ne soit pas anxiogène. Et pourtant un pays qui chérit son modèle politique comme la France doit moins s’adapter qu’apporter la dimension politique refoulée par l’économique. Tel est le paradoxe : on ne demande pas aux chantres de la souveraineté de renoncer au politique au profit de l’économique, mais de redonner sens au politique dans un monde en mal de démocratie.
Les métamorphoses de l’État
Bien loin d’assister à la disparition des États, nous sommes plutôt les témoins de leur renforcement. Il ne faut pas faire de contresens historique : l’ouverture plus ou moins contrôlée du marché économique se combine aujourd’hui avec le renforcement des fonctions régaliennes de l’État. Plusieurs versions de ce scénario existent : le scénario chinois (l’État organisateur d’un capitalisme sous contrôle), le scénario singapourien (un État exemplaire pour beaucoup mais qui oublie seulement les exigences de la démocratie politique sur le plan de la citoyenneté), le scénario français (un souverainisme s’accordant à un État social plus ou moins « préférentiel » selon les options politiques), le scénario britannique dont le Brexit est l’apothéose (le libre-échange qui rejette la régulation européenne doit s’accorder avec le contrôle non libéral des hommes). Chacun de ces scénarios (et il y en a d’autres encore, comme celui des émirats) correspond à une histoire singulière ; cela éclaire les difficultés de l’Europe dont l’« institution » doit s’inscrire dans une histoire qui ne va pas dans le sens d’un dépassement des États. Autant de scénarios qui rappellent le modèle suisse, qui a depuis longtemps rejeté l’Europe pour préserver à la fois sa souveraineté et ses libertés économiques et bancaires quelque peu mises à l’épreuve depuis 20086.
Mais revenons à la gauche française : la modernisation de l’État entamée dès les années 1960 a façonné un discours de dépassement de l’État qui a opposé la première et la deuxième gauche. S’il ne fait guère de doute que la gauche dite démocratique ou « américaine », la deuxième, a imposé un regard lucide sur l’économie, elle a cependant accompagné l’ouverture du marché de manière un peu automatique, comme s’il suffisait de changer de vitesse et de régime. La gauche souverainiste marquée par les idéologues proches de Jean-Pierre Chevènement a au contraire vanté les vertus du modèle politique français et sacralisé un gaullisme de gauche. Mais ce contraste est trompeur, Rocard aura eu le mérite d’y insister fréquemment. En effet, la genèse historique de l’Europe a été portée par une période de croissance exceptionnelle, liée à l’après-guerre, qui a commencé à céder au milieu des années 1970 avec la crise du pétrole. Cet aveuglement historique n’en finit pas de peser sur les polémiques relatives à la réforme : que celle-ci porte sur l’État, le social, le travail, l’économie, elle apparaît toujours à gauche comme un support de la mondialisation économique. D’où l’impasse historique : alors même que la mondialisation déclinée au pluriel est une réalité historique et n’attend pas notre avis, nous faisons comme si nous pouvions la désamorcer, l’infléchir sans prendre en considération ce qui la constitue. Dès lors, une réforme de gauche doit disposer d’un discours critique sur la mondialisation en cours qui ne donne pas le sentiment qu’elle cherche désespérément à rattraper son retard. L’absence totale de pédagogie dans le cas de la réforme de la loi sur le travail, dite loi El Khomri, en atteste : ce raté historique mérite qu’on en tire des leçons.
Réamorcer le clivage droite/gauche ?
La gauche doit s’interroger sur sa cécité et ses dénis avant de se réinstaller dans une opposition qui sera moins exténuante que l’exercice du pouvoir. Une fois rappelé qu’un langage politique exige de s’inscrire dans l’histoire mondialisée et de ne pas se replier dans un espace hexagonal protégé, une fois compris que le pouvoir ne disparaît pas sous l’économie, on peut s’orienter dans deux directions (parmi d’autres) afin de conflictualiser positivement la vie démocratique.
Face aux inégalités
Pour échapper à l’alternative entre une gauche réformiste qui semble s’accorder au cours du monde et une gauche qui vise la mondialisation comme un ennemi extérieur, il faut élaborer un discours critique de la mondialisation. La première démarche en ce sens est de dénoncer les inégalités qu’elle génère : depuis au moins deux décennies, on connaît en France les travaux de Pierre-Noël Giraud sur les inégalités « mondialisées » ou de François Bourguignon sur la pauvreté à l’échelle mondiale. Leur constat est clair : la sortie de la très grande pauvreté à l’échelle globale et planétaire ne doit pas faire illusion puisqu’on observe dans tous les pays et dans tous les territoires de nouvelles formes d’inégalités qui tirent vers le haut et vers le bas. Ce qui remet en cause la théorie « heureuse » du ruissellement selon laquelle l’enrichissement des uns (par le haut) finit par enrichir tout le monde (en bas).
Par ailleurs, alors qu’on voit dans la mondialisation économique une dynamique favorable aux couches moyennes, on oublie que celles-ci sont évolutives sur le plan historique : elles se trouvent encore en Chine, en Inde, au Vietnam, en Thaïlande, en Indonésie, mais la marge de progression de nombreux pays en Asie ou en Afrique susceptibles de prendre le relais est importante (Cambodge, Birmanie, Éthiopie, Kenya), ce qui interdit d’imaginer un retournement de situation rapide pour les précarisés et chômeurs de l’ancien monde7. Par ailleurs, ces nouveaux acteurs ne sont que peu susceptibles de favoriser l’émergence d’États providence (il ne suffit pas de mieux consommer pour vouloir partager et mutualiser), alors même que la mondialisation affecte les couches moyennes en Europe et les ressorts de l’État providence. Pour Alain Supiot, il ne s’agit pas aujourd’hui de sauver l’État providence national, mais de repenser la redistribution dans un contexte mondialisé et producteur d‘inégalités inédites. Raccorder le social et l’économie doit passer par un autre regard économique, plus en prise avec l’histoire globale.
D’autres pratiques de citoyenneté
Une seconde option consiste à valoriser la dimension citoyenne. Et ce dans un double sens : tout d’abord, il ne suffit pas que Singapour proclame haut et fort les droits sociaux qu’il accorde (école, santé, formation, écologie, travail…) pour faire de ce pays un pays démocratique sur le plan de la citoyenneté et de l’accès à la nationalité (ce qui vaut pour également pour les petites cités-États interconnectées et mondialisées comme les émirats). La critique de l’économie, et même de la plus sociale, doit conduire à une revalorisation de la démocratie politique. À une époque où la place prise par les référendums, l’une des armes du populisme, est excessive, il faut s’interroger sur les modalités de la délibération démocratique afin d’éviter une double dérive. Pierre Rosanvallon, qui se méfie du référendum comme outil de démocratie directe, suggère de passer d’une « démocratie d’autorisation » à une « démocratie d’exercice » (reposant sur des instances de contrôle, d’évaluation et de surveillance des gouvernements par des autorités indépendantes ou des jurys citoyens) afin de créer un sentiment de démocratie permanente et continue8.
Avec ces quelques exemples d’un discours critique de l’histoire mondialisée9, on saisit peut-être que la vie politique, confrontée qu’elle est à la radicalisation du langage, doit avant tout renouer avec un « langage conflictuel » qui est le meilleur remède à la violence depuis les Grecs. L’expression politique, qui passe nécessairement par un retour à l’expérience historique, doit apporter le secours, la compassion, elle doit sécuriser mais elle ne peut se satisfaire d’une vision uniquement protectrice destinée à répondre aux peurs. Bref, pas de démocratie sans action citoyenne et sans conflictualité assumée : admettre que les acteurs politiques et les populations ont décroché les uns des autres ne va pas sans conséquences sur un devenir démocratique idéalisé à l’extrême après 1989. L’hypothèse d’une défaillance de la représentation historique exige donc d’inscrire une « relance » démocratique dans une histoire susceptible de se projeter dans un avenir. C’est ce que nous appelons une démocratie projective, capable de se démarquer de la démocratie réactive/ populiste et d’une démocratie strictement procédurale.
Réimaginer une réflexion critique
Cela passe aussi par une intelligence renouvelée de l’action politique. Michel Rocard n’a cessé de fustiger la tragédie contemporaine de la communication politique, tuée par l’information en continu et l’image. De fait, une défaillance intellectuelle explique la pauvreté du langage et la réticence à appréhender le réel mondialisé, qu’on l’apprécie ou pas. Dans son histoire, indissociable de celle de la société industrielle, la gauche a élaboré un discours critique lié à une analyse des méfaits du travail sur le corps de l’ouvrier et de l’évolution du capitalisme industriel. La prise en compte des souffrances dans l’ordre du travail, pour y remédier, est un premier front, mais l’auscultation des maux actuels devrait déborder le seul registre du travail et s’élargir à toutes les questions liées à l’écologie et au type de croissance concevable10. Tel est le point de départ d’une réflexion critique. Une critique qui doit reprendre les interrogations de l’École de Francfort sans se satisfaire de l’éloge du procéduralisme, cher à Habermas, qui est indissociable de la thèse du patriotisme constitutionnel et d’une réponse an-historique à l’histoire de l’Allemagne après le nazisme11.
Une prise en compte des tendances lourdes de l’époque passe par un deuxième moment critique qui est celui de la reconfiguration possible de l’action, celle qui passe par l’imagination et tente d’échapper à la peur et à la prostration. Car seule l’imagination d’un autre temps permet de ne pas se heurter à un réel insupportable ! C’est ici que le socialisme doit oublier ses représentants récents et puiser dans les textes des anciens, de Leroux à Proudhon, pour imaginer non pas un « nouveau monde », une autre vision de l’humanité, mais une autre manière d’agir dans le monde mondialisé qui est le nôtre.
Reste un autre registre de réflexion possible que l’on peut qualifier de méta-historique, celui qu’un proche de l’École de Francfort, Walter Benjamin, appelait de ses vœux, celui d’une réflexion messianique où l’histoire effective est indissociable d’une autre histoire dont il faut lire les linéaments avec une grille de lecture qui n’est pas celle de la rationalité et de la science. Ce qui engage peut-être une interrogation plus large sur le théologico-politique et sur la nécessité de repenser les liens du spirituel et du politique. Dans Dieu et le pouvoir12, Jean-Claude Eslin s’interroge sur ce point : le monde moderne et rationnel peut-il se passer de la tension entre la religion et la politique, d’un conflit potentiel entre les deux Cités ? Faut-il imaginer un dualisme d’un autre registre que celui que nous avons connu en Europe ou se contenter d’un monisme qui reconduit nécessairement l’idée que l’humanité peut être raisonnable et rationnelle ? Un penseur radicalement athée comme Claude Lefort ne parlait-il pas d’une « permanence du théologico-politique13 » ? La religion a-t-elle vraiment disparu à l’échelle mondiale, comme veut le croire l’homme de gauche fier de son athéisme, et la raison est-elle vraiment si raisonnable ? À relire les auteurs qui se sont confrontés aux défis de la sécularisation, de Blumenberg à Taubes… cela n’a rien d’évident14. Ce n’est pas une autre histoire, c’est aussi notre histoire sur laquelle les prises réflexives et langagières manquent tragiquement.
- 1.
J’emploie le terme de radicalisation à dessein, tout en sachant qu’il peut choquer ceux pour qui la radicalisation ne concerne que les terroristes potentiels. Sur l’intrication de la violence interne et de la violence externe, voir Sylvie Kauffmann dans Le Monde du 17-18 juillet 2016 : « Il y a violence et violence. Il y a la violence monstrueuse du terrorisme. Elle peut être considérée comme exogène même si les auteurs ont souvent grandi parmi nous : ils sont en guerre avec notre société. Et il y a la violence que nous produisons nous-mêmes dans le cours de la vie publique, intellectuelle, verbale ou physique. Les deux sont en hausse et ce cocktail est particulièrement dangereux. »
- 2.
Marcel Gauchet, avec Éric Conan et François Azouvi, Comprendre le malheur français, Paris, Stock, 2016. L’ouvrage n’évoque pas la mondialisation contemporaine et se présente comme un commentaire, souvent décapant au demeurant, de l’histoire politique française et de ses liens avec l’institution européenne.
- 3.
Esprit a toujours valorisé les travaux de l’école de la régulation et de Michel Aglietta sur les ressorts de l’économie contemporaine : l’individualisation du salariat, la financiarisation et les nouvelles technologies indissociables de la connectivité. Ne pas partir de ces tendances lourdes, s’y opposer frontalement, c’est ne rien comprendre à leur puissance et renoncer à avoir prise sur elles.
- 4.
Sur les dimensions non économiques de la mondialisation, voir Olivier Mongin, la Ville des flux. L’envers et l’endroit de la mondialisation urbaine, Paris, Fayard, 2013.
- 5.
Voir le livre de Marc Dugain et Christophe Labbé, l’Homme nu. La dictature invisible du numérique (Paris, Plon/Robert Laffont, 2016), qui décrit l’accouplement présent et à venir entre les géants des big data (Google, Apple, Facebook, Amazon) et l’appareil de renseignement américain. On est loin de l’Internet heureux et jouisseur !
- 6.
Pour l’économiste Pierre-Cyrille Hautcœur, il faut observer un double mouvement dans le Brexit : si ce sont « les Anglais les moins adaptés à la mondialisation qui ont choisi de quitter l’Europe, une partie des élites anglaises espère bénéficier de l’espace de stabilité européen sans en payer le prix sur le modèle de la Suisse ou de la Norvège » (« Le Royaume-Uni fait le pari du passager clandestin », Le Monde, 1er juillet 2016). Le Brexit ou l’alliance implicite du peuple et des élites !
- 7.
Voir l’entretien avec Branko Milanovic, économiste à la Banque mondiale de 1991 à 2013, dans Le Monde, 21 juillet 2016.
- 8.
Pierre Rosanvallon, « Créer un sentiment de démocratie permanente, de démocratie continue », Le Monde, 16 juillet 2016.
- 9.
D’autres options pourraient être prises dans les registres de la sécurité ou de l’écologie, l’un et l’autre globalisés.
- 10.
Voir les réflexions de Bernard Perret ou de Dominique Bourg, qui conduisent à relire aussi bien Ivan Illich que Jacques Ellul.
- 11.
Voir Esprit, août-septembre 2015, « Habermas, le dernier philosophe ».
- 12.
Jean-Claude Eslin, Dieu et le pouvoir. Théologie et politique en Occident, Paris, Seuil, 1999.
- 13.
Claude Lefort, Essais sur le politique (xixe-xxe siècles), Paris, Seuil, coll. « Esprit », 1986.
- 14.
Voir Jean-Claude Monod, la Querelle de la sécularisation. De Hegel à Blumenberg, Paris, Vrin, 2002.