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La Rengaine des quarante frères

janvier 2013

#Divers

Elle s’appelle Sabrina, elle est maghrébine ; il s’appelle Dorcy, il est noir. Elle est musulmane, il est catholique d’Afrique. Mais l’essentiel ne réside pas pour eux dans l’identité et l’appartenance, ils sont amoureux l’un de l’autre. Sabrina et Dorcy (on les appelle Roméo et Juliette mais on les voit peu ensemble tout au long de ce film) ont décidé de se marier et sont convaincus que le mariage est leur affaire et non pas celle de la famille. Ils ne cachent rien de leur amour et se retrouvent l’un et l’autre à quelques reprises dans des endroits calmes, un parc ou un appartement, pour s’embrasser. Ils sont ensemble et veulent s’unir, c’est tout, un « Black » et une « Reubeu » qui ne mentent à personne et ne se jouent pas la comédie. L’énergie de Rengaine réside dans le décalage sensible entre ce couple mixte que l’on voit peu (car les parades amoureuses sont répétitives) et la comédie sociale et familiale qui va au contraire enfler démesurément. Alors que le film montre comment on se raconte à tort des histoires inutiles, comment on invente des fictions sociales et familiales, il a été souvent salué comme le film réaliste d’un réalisateur d’origine africaine osant mettre en scène des mésententes communautaires entre Reubeus et Noirs. Plutôt que réaliste, Rengaine est un conte qui s’en prend à ce qui tourne dans les têtes, aux comédies mentales et aux mensonges qui virent inéluctablement à la violence. On voit plus Dorcy à l’écran que Sabrina car il est lui-même enclin à la fiction et à la représentation en tant qu’apprenti comédien : on le voit en train de faire des essais de voix, de réciter une tirade du Cinna de Corneille… Mais pourquoi cette fascination pour la fiction ?

Ceci n’est pas un film de banlieue

Le réalisateur Rachid Djaïdani, qui a connu Mathieu Kassovitz au moment du tournage de la Haine dans sa cité de banlieue1 et a pratiqué la boxe pour se défendre avant d’écrire des textes publiés au Seuil et de jouer dans la troupe de Peter Brook (un homme de théâtre qui a toujours réuni des communautés différentes sur son plateau), n’a pas fait avec Rengaine un nouveau film de banlieue. Ce film, dont le tournage s’est étalé sur neuf années en raison du manque de moyens, se passe dans un Paris sombre et nocturne où la caméra glisse le long des rues en prenant un peu de hauteur depuis Montmartre et Pigalle. L’emportent des gros plans sur les visages, alors que des lumières urbaines de toutes les couleurs clignotent au fond de l’image. Loin d’être un film sur les violences intercommunautaires, Rengaine est un conte qui relate une variante de l’histoire des quarante voleurs, une rengaine qui, à force de se répéter, rend impossible l’amour de Sabrina et de Dorcy qui ne demandent rien à la famille. La famille ! C’est Slimane à lui tout seul. Slimane, le frère de Sabrina qui se dit l’aîné, a une mère et quarante frères qu’il cherche dans les rues de Paris pour leur annoncer la triste nouvelle que la mère ne peut admettre (« Tu as vu, Sabrina va se marier avec un Noir, la mère ne le supporte pas… »). Il est le personnage principal, le messager de mauvais augure, celui qui fait monter la pression et durcit le discours identitaire, celui qui raconte cette histoire incroyable de mariage impossible. Pour lui, « c’est un métier, grand frère ».

Mais les quarante frères (on ne les verra pas tous), qui ne se sont pas vus depuis longtemps, ne sont pas tous sur la même longueur d’onde : tout le monde donne son avis, les nombreuses séquences de discussion sont souvent drôles (car on est sur la corde raide), mais les frères ne sont pas d’accord entre eux. Pas d’unanimité, l’ordre communautaire et familial que Slimane veut imposer n’est pas crédible car bien des frères ne vivent pas de manière orthodoxe, et Slimane le premier, qui cache sa relation amoureuse avec une femme juive qui travaille dans le monde du spectacle. Plus les membres de la famille se cachent, plus ils laissent croire qu’ils vivent comme la mère (qui est absente du film !) le veut, ce qui n’est pas le cas de Roméo et Juliette, et plus ils rigidifient leur appartenance à la communauté de couleur et religieuse.

Le jeu de la fiction

Très bien orchestré, le film met en rapport la débandade de Slimane le menteur et la montée en puissance d’une violence verbale et physique qui vise fatalement Dorcy l’Africain. La volonté farouche de marquer l’interdit familial ne peut marcher puisque rares sont ceux qui le respectent dans la vie privée, et que l’un des frères aînés, homosexuel, qui a été rejeté par les siens, prend le parti de la sœur et affronte Slimane qui le menace avec une arme.

Ce film devrait s’achever dans l’explosion de violence d’un film de banlieue, mais il trouve une ruse pour y échapper. Crédule, le spectateur croit que la scène de torture dont Dorcy est la victime après une rixe dans la rue est ce règlement de compte final attendu, un achèvement « en bonne et due forme », or ce n’est que la scène d’un film où le comédien Dorcy offre son corps à la perversion d’une cinéaste qui en abuse. Telle est notre crédulité : la scène de torture vue comme l’aboutissement de la violence familiale est une fiction. Une fiction violente comme celle que se raconte Slimane le menteur. Ce n’est pas un hasard, Dorcy, le comédien amoureux, aurait dû être la victime de ces mauvais comédiens du verbe et adeptes du dogme familial dont la mère est le prétexte.

Si la violence de la scène de torture est une fiction qui en dit long sur le regard porté sur le corps du comédien par la cinéaste, elle permet de ne pas voir dans Rengaine un remake de plus du « film de banlieue ». En déplaçant la violence dans une fiction de cinéma, elle suggère ce que le film de Djaïdani veut faire : moins raconter des histoires de famille qui se déchaînent que démonter la fiction de ces histoires de famille2. Slimane le menteur, qui mène une vie double, comprend finalement ses erreurs et demande pardon à Dorcy qui avait renoncé à son mariage avec Sabrina. Rengaine, ce sont quarante frères qui se succèdent, mais « rengaine » signifie aussi qu’il faut rengainer les armes, et savoir pardonner pour chanter les rengaines de l’amour. Ce film de communautés, qui refuse la fiction du communautarisme – tout l’inverse du cinéma de Rabah Ameur-Zaïmeche qui essaie de « faire communauté3 » –, montre que la passion doit rester une affaire privée sans pour autant rester cachée. Les deux amoureux n’ont pas d’autre tort que de montrer une passion que d’autres ne peuvent supporter.

  • *.

    À propos de Rengaine (1 h 15), film français de Rachid Djaïdani avec Slimane Dazi, Sabrina Hamida, Stéphane Soo Mongo…, 2012.

  • 1.

    Sur le rôle de la Haine dans la naissance d’un cinéma violent de la banlieue, voir Olivier Mongin, la Violence des images, Paris, Le Seuil, 1997.

  • 2.

    C’est un film à la John Cassavetes qui se déroule en plein Paris et non pas en banlieue, mais qui défait les apparences de la communauté fictive, alors que le réalisateur de Husbands cherche à faire tenir ensemble un petit cercle d’individus prêts à flancher. Sur Cassavetes, voir O. Mongin, la Peur du vide, Paris, Le Seuil, 1991 (rééd. 2003).

  • 3.

    Voir Carole Desbarats, « Bled Number One, de Rabah Ameur-Zaïmeche », Esprit, juillet 2006.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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