La ville-marché d’Iquitos ou les remontées de l’Amazone
Au milieu de l’Amazone, à l’est des Andes péruviennes, à mi-chemin du Brésil et de la Colombie, à 1 000 kilomètres de Lima située de l’autre côté de la Cordillère, inondée durant la saison des pluies, bâtie pour une grande part sur des pilotis dès que l’on quitte le centre-ville, île flottante où on ne peut arriver que par avion ou par bateau, la ville d’Iquitos donne une impression d’abandon. Un peu comme la ville/préfecture de Cayenne en Guyane, cette terre qui est la part de l’Amazonie française (qui a une très longue frontière avec le Brésil), et à l’image de ces villes qui longent l’Amazone ou la transamazonienne. Mais Iquitos est une ville « unique » car elle est à la fois une ville-forêt et une ville-fleuve qui fait remonter la végétation cachée et l’eau du fleuve qui ne cessent l’une et l’autre de se fuir, de se croiser, de s’entrelacer et de se chevaucher. De même qu’une ville comme Kinshasa est une « ville-forêt1 », une ville qui a sa part d’ombre « forestière » qu’elle cache sous sa canopée, Iquitos est une forêt flottante qui draine l’Amazone, une ville qui associe le fleuve et la forêt. L’abandon des habitants est contrebalancé par les ressources qui l’entourent : ville-fleuve/ville-forêt, Iquitos est une ville-marché qui déverse tous les biens qu’elle peut extraire de son environnement sans pouvoir en jouir vraiment.
Le marché, espace de vie
À quelques pas du centre-ville administratif, une frontière imperceptible fait entrer dans Belen, un faubourg qui vibre au rythme de son marché six jours par semaine. Faisant le lien entre le bidonville flottant de Belen et le centre d’Iquitos, il représente l’« espace de vie » des habitants de la forêt et du fleuve, ceux des bidonvilles proches comme ceux des villages, indiens pour la plupart, des alentours. Exposant des produits toute la journée sur des étals de fortune, les gens de Belen vendent et mangent dans ce marché qui fait office d’espace public, d’espace d’échange de biens, de mots et d’argent (ce dont témoignent les prêteurs d’argent pour qui une pièce vaut une signature). Le marché où se mélangent le cru et le cuit est un interminable étal mais aussi une immense cuisine où chacun se restaure à toute heure avec les produits amenés à l’aube par bateau, des produits qui, venus du fleuve et de la forêt, se mélangent « dans tous les sens » (vue, odorat, toucher, goût, ouïe…) dans ce marché fluvial et forestier, dans cet univers mixte qui est celui de l’Amazone. L’exposition de ces produits du fleuve et de la forêt apparaît luxuriante dans un marché qui est pourtant triste un jour de pluie et qui ne cherche pas à cacher la misère : tous ces produits tirés de l’eau – des poissons plus grands qu’ailleurs, des crabes géants, des crocodiles minuscules… – ou de la forêt – herbes, végétaux qui sont la base de médicaments surréalistes, mais aussi fruits, légumes et viande de singe ou de serpent… – tous ces produits colorés ou sombres sont la raison d’être de ce marché public qui, avant d’être un espace de survie, est le débouché du fleuve et de la forêt. Rarement un marché s’identifie à ce point à une ville : Iquitos existe grâce au marché de Belen. Et rarement un marché allie avec cette intensité luxuriance et pauvreté : le marché est ici l’espace public qui associe l’univers urbain à ce qui le nourrit. Certes, les marchés sont impressionnants dans toutes les zones andines, à commencer par le marché du samedi à Santa Cruz en Bolivie en bordure de l’Amazonie, mais le marché flottant de Belen à Iquitos, qui associe le fleuve et la forêt, montre en plein air l’incroyable richesse d’une Amazonie qui est une zone de grande pauvreté.
Une ville oubliée
Habiter Iquitos, c’est habiter à ciel et fleuve ouverts au-dessus de l’eau et à proximité des festivités cachées de la forêt, mais ce n’est pas nécessairement avoir droit à celles-ci. Le marché permet peut-être de subsister dans le cas de ceux qui vendent et qui achètent, mais la ville n’est qu’un marché qui vit mal, une ville oubliée du reste du pays comme le sont dans les hauteurs andines la plupart des petites villes où ne passent pas les touristes et randonneurs. La matière première est ici un luxe, un océan de reflets, et le marché public une denrée indispensable, celle où les habitants parlent et déambulent. Ces reflets incessants qui miroitent et défigurent l’espace et ses habitants sont à image de la forêt telle qu’Alejo Carpentier a pu la décrire dans le Partage des eaux, un roman qui se passe dans la forêt vierge vénézuélienne :
On perdait la notion de la verticalité, dans une sorte de désorientation, de chavirement de la vue. On ne savait plus ce qui appartenait à l’arbre et ce qui appartenait au reflet. On ne savait plus si la clarté venait d’en bas ou d’en haut, si le plafond était liquide ou si l’eau était chaussée. Comme les branches, les arbres, les lianes, se reflétaient en angles ouverts ou fermés, on finissait par croire à des passages illusoires, à des issues, des couloirs, des rives, inexistants2.
Comme la forêt, la ville-marché se contorsionne et se dédouble avec ses miroirs infinis, avec sa part visible et sa part invisible, mais on a beau vivre au rythme de la forêt cachée et du fleuve qui n’hésite pas à inonder et recouvrir les étals du marché, elle est aussi un temps de « mise entre parenthèses » du fleuve intraitable et de la forêt obscure. Dans cette ville forêt et fleuve, le marché est le seul espace de vie où le privé et le public se rencontrent et s’entremêlent, un espace qui montre d’autant plus la difficulté de vivre et de subsister que la nature y est beaucoup plus intense et forte que l’énergie humaine. On comprend mieux qu’à Iquitos, la folie d’un ancien magnat du caoutchouc l’ait conduit à créer une voie ferrée impossible qui suit le cours de l’Amazone et à imaginer qu’un bateau puisse franchir une colline, histoire d’entendre Verdi à Iquitos comme à Manaus un peu plus bas au Brésil. Iquitos, cette terre inondée où l’abandon (pas une Ong, qu’on dit pourtant nombreuses dans les parages, pour imaginer de protéger le marché de la pluie !) rencontre le vertige d’une nature en ébullition permanente qui rend fou ; c’est toute l’histoire de Fitzcarraldo, le film de Werner Herzog tourné à Iquitos avec le comédien Klaus Kinski. Le bateau remis à neuf pour le tournage il y a une vingtaine d’années sert aujourd’hui à transporter les gens du fleuve, c’est le seul objet de curiosité avec les taxis chinois (des triporteurs à moteur) qui se font la course et remplacent les voitures dans cette ville à laquelle elles n’ont pas la possibilité d’accéder autrement que par bateau.
- 1.
Voir Filip de Boeck, « La ville de Kinshasa, une architecture du verbe », Esprit, décembre 2006, p. 79-106.
- 2.
Alejo Carpentier, le Partage des eaux, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2006, p. 216. Tristes Tropiques, dont l’auteur a avant tout parcouru l’Amazonie, est un livre éclairant pour comprendre la nature de la forêt, que Lévi-Strauss ne craint pas de valoriser et de comparer à la ville, en tout cas à celle qui était encore pour lui « la chose humaine par excellence ». Voir O. Mongin, « Les paysages de Lévi-Strauss. Une pensée du sensible », Esprit, août-septembre 2011, p. 49-65.