Le Monde de Jean-Marie Colombani
Un Monde à part1 de Jean-Marie Colombani est un ouvrage où chaque mot est pesé et soupesé, un livre d’une violence rentrée où l’auteur procède, « en douceur », par éliminations successives de ceux qui ont été ses proches, ses alliés puis ses adversaires dans sa tentative avortée de créer un groupe économique puissant autour du quotidien Le Monde.
Colombani, Plenel, Minc : un trio détonnant
Il ne s’agit pourtant pas de règlements de comptes implacables mais d’une volonté calculée de s’expliquer personnellement (il revient sur son salaire, sur la stratégie suivie avec El País, avec le Midi libre ou le groupe de la Vie catholique…) de la part de J.-M. Colombani, qui a dirigé Le Monde (il a été le directeur de la publication et non pas de la rédaction – tâche vite confiée à Edwy Plenel – entre1994 et 2007) et de comprendre ce qui lui apparaît bien comme des trahisons de la part de ceux qu’il n’en continue pas moins à saluer amicalement. Défilent alors avec une grande précision les séquences et les personnages : la prise de pouvoir progressive et raisonnée du journal par J.-M. Colombani, qui met en avant les journalistes et la rédaction, la constitution d’un trio digne d’une série télévisée à rebondissements (le financier Alain Minc, l’investigateur Plenel, le journaliste politique Colombani sacré grand patron de presse) qui va progressivement s’autodétruire alors même que Colombani ne cesse de rappeler l’affection qu’il porte à ses deux amis qui ne le sont plus. Si les liens du gauchiste péguyste Edwy Plenel et de Dominique de Villepin sont mis en avant, les coups fourrés et les pratiques obscures d’Alain Minc ne remettent pas en cause l’admiration portée au financier. Le livre remet certaines pendules à l’heure à propos du texte écrit avec un bazooka par Pierre Péan et Philippe Cohen (la Face cachée du Monde), et qui a accéléré la chute du trio : il sera lu par les protagonistes à la loupe… voilà un feuilleton qui n’est pas près de finir.
La crise du Monde
Et pour cause : la crise du Monde éclaire les crises cycliques de la vie politique française, car le directeur du Monde est aussi un homme de pouvoir convié par les politiques (tel est le théorème politique de base selon J.-M. Colombani : les politiques séduisent les gens de presse quand ils sont « en bas », et ils les attaquent quand ils sont « en haut », au pouvoir). Ceux-ci n’ont apparemment guère de secret pour Colombani (mais c’est l’animateur d’émissions politiques à la télévision qui les a rencontrés régulièrement à peu près tous et non pas le patron de presse écrite). Les portraits que propose Colombani sont contrastés : Chirac, dont la double présidence a quasiment correspondu à la période durant laquelle il a dirigé Le Monde, est voué aux gémonies, le réalisme cynique et la subtilité tactique de Mitterrand fascinent, Jospin et Hollande sont appréciés en raison de leur modération et Sarkozy est joliment défendu. Mais la tête de turc est Dominique de Villepin, dont Colombani ne comprend pas la séduction (une fascination qui relève aussi de la pression politique, semble-t-il d’après certains recoupements) qu’il a pu exercer sur Edwy Plenel.
Le directeur du Monde raconte encore deux autres histoires : celle de ses déconvenues avec la société des rédacteurs (il lui a trop fait confiance et il met en cause l’idée noble qu’un journal puisse dépendre de journalistes) et celle de l’érosion inéluctable de la presse écrite. S’il salue la venue à la direction, après Éric Fottorino (les pages sont ironiques et sévères contre celui-ci) et Érik Izraelewicz, de la nouvelle directrice Nathalie Nougayrède2, il regrette la perte d’indépendance du Monde, désormais dans les mains de trois actionnaires, une manière de rappeler qu’une nouvelle capitalisation réussie par lui aurait permis de consolider le grand groupe de presse qu’il voulait mettre en place. Peine perdue !
De nouvelles ressources, mais quelle indépendance ?
Le livre raconte aussi une dernière histoire, peut-être la plus décisive, celle du changement de métier des journalistes alors que la presse écrite perd du terrain et du pouvoir face à la presse en ligne. Aujourd’hui, Edwy Plenel dirige un site en ligne indépendant (Mediapart) avec le succès que l’on sait depuis la révélation de l’affaire Cahuzac3 et Jean-Marie Colombani a créé le site Slate.fr. Reste qu’il nous a dit à un moment que l’actionnaire qui a vraiment gagné le Monde n’est ni Pierre Bergé (il veut aider et agit comme un militant !), ni le banquier « rocker » Mathieu Pigasse (la chute de Dsk et la crise l’ont écarté des lieux de pouvoir), mais Xavier Niel, le fondateur de Free. Le passage par l’économie de l’internet est inéluctable, mais il se paye très cher dans une presse écrite qui est plus que jamais l’objet de manipulations et de pressions en tous genres !
- 1.
Jean-Marie Colombani avec Catherine Vincent, Un Monde à part, Paris, Plon, 2013.
- 2.
À titre personnel, je me permets d’ajouter que la récente nomination de Nathalie Nougayrède à la tête du Monde est une bonne nouvelle, l’une des rares bonnes nouvelles de ces temps moroses. On se rappellera d’ailleurs que l’un de ses premiers articles a été publié dans Esprit (« Catholiques en Tchécoslovaquie », février 1990), comme quoi les revues ont toujours un rôle !
- 3.
Voir le livre de Fabrice Arfi, l’Affaire Cahuzac, en bloc et en détail, Paris, Don Quichotte éditions, 2013.