Les Ch’tis : quelques raisons d’un succès
Le film de Dany Boon joue avec la couleur locale sans s’enfermer dans son Nord natal. Son jeu avec la langue, les préjugés du travail ou la géographie mentale française renvoient à des questions communes. Son scénario est de ce fait moins convenu qu’il n’y paraît et mérite qu’on s’interroge sur les ressorts du populaire et de la popularité.
Le succès inattendu du film de Dany Boon, Bienvenue chez les Ch’tis, mérite qu’on s’y attarde. Premier fait significatif, il détient désormais le record d’entrées au cinéma en France, succédant à La grande vadrouille (1966), un film comique qui évoquait la Deuxième Guerre mondiale et riait des rapports entre Français et Allemands1 ! Retour en France donc, dans cette comédie qui nous emmène du sud au nord, de la Côte d’Azur à la région lilloise. Film franco-français ! Certes, mais parler à son propos de localisme, de régionalisme ou bien de « revanche des petits » contre le style bling bling imposé par le président et les médias depuis un an est tout simplement ridicule. Mieux vaut donc mettre en avant quelques-unes des raisons pour lesquelles ce film a été apprécié par tous les Français et pas uniquement par les habitants du nord du pays.
Une affaire de langue
Tout d’abord ce film, dont le titre parle directement des Chtimmis qui parlent le ch’ti, est une affaire de langue. On y parle le ch’ti, une langue aux accents mal connus, le québécois des Français du Nord, un parler qui empêche de bien se comprendre entre gens du Nord et gens du Sud. Se jouant des accents et des sabirs comme dans une pièce de Feydeau, le film fait rire des difficultés de traduction que rencontre un homme du Sud, postier de profession, qui monte s’occuper d’une agence postale dans le Nord. Mais au-delà de la difficulté de se comprendre mutuellement par le sens des mots et des phrases, on entend un accent, le ch’ti, qui surprend et amuse. Si risible soit-elle, la question de la langue n’est pas anodine, elle est même au cœur de l’histoire de France depuis la Révolution. Qu’on se rappelle ! L’abbé Grégoire, dans le sillage de l’ordonnance de Villers-Cotterêts et de l’établissement de la grammaire par Malherbe, a arasé les dialectes, les patois et les langues régionales au profit d’une langue unique, celle de la France, et de la grammaire française. Cette politique de la langue a fait l’objet dans les années 1970 d’un ouvrage de trois historiens, Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel2, qui fut à l’origine d’un compte rendu polémique de Henri-Irénée Marrou dans Esprit3. Impensable de s’en prendre à celui qui avait unifié la langue française ! Alors que le roman républicain est d’autant plus célébré qu’il s’épuise, le retour des accents trouble un pays où l’on ne parle bien qu’en respectant le ton et le style des élites.
De la part d’un comique comme Dany Boon, qui a déjà fait de longues classes sur scène, la langue n’est pas ressentie par hasard comme une affaire « locale ». Dany Boon est du Nord comme Brice est de Nice4. Si les grands burlesques sont muets, ils peuvent être compris, du fait de leurs gesticulations corporelles, aux quatre coins du monde. Un comique « parlant » est toujours, depuis la commedia dell’arte, de quelque part : le dottore est de Bologne, le marchand de Venise, Polichinelle est de Naples et Arlequin de Bergame5. La publication récente du Complexe de Cyrano permet de comprendre les effets de la politique de la langue et le rôle des accents au cinéma. Michel Chion y rappelle, en s’appuyant sur une multitude d’exemples, que le cinéma français n’aime pas les accents. Et de prendre l’exemple de l’un de nos metteurs en scène à succès, Francis Veber, qui ne se préoccupe que de la structure formelle des sketchs et du scénario comique. Il fait « naturellement » parler tous ses comédiens de la même manière, de Jacques Villeret à Gérard Depardieu en passant par Thierry Lhermitte et Pierre Richard. Pourtant, le cinéma français ne valorise pas une langue « neutre » car il oscille entre un parler familier et un parler hyperchâtié. C’est ici qu’intervient Cyrano de Bergerac :
Qu’incarne Cyrano de national ? D’abord son individualisme, et ensuite cette façon écorchée de jouer le langage sur le plan de l’affirmation de soi, du défi, cette préoccupation de la bravoure verbale – ou au contraire de la nullité verbale. Cette fascination profonde de l’échec aussi : il brille par ses mots mais il perd tout et s’en targue6.
Comme Cyrano, il faut parler « précieux » au cinéma, faire preuve de subtilité, maîtriser la grammaire et la rhétorique si l’on veut être entendu, tout le reste n’est que parler familier et sans envergure. Pas assez beau pour séduire naturellement comme son rival Christian de Villeneuve, Cyrano doit séduire avec les mots. À défaut d’y parvenir, il ne reste plus que le parler familier qui frise la vulgarité. Ce n’est que dans ce dernier cas que l’accent peut intervenir, mais sur un mode caricatural : l’accent du plouc rural à la Bourvil dans La jument verte, l’accent parigot avant et après la guerre, l’accent du Midi qui renvoie aux pagnolades et l’accent pied-noir, caricaturé à l’extrême dans les films à épisode La vérité si je mens, une satire des mœurs du quartier du Sentier. L’affection des metteurs en scène français pour l’accent des belles étrangères (Jean Seberg, Romy Schneider, Jane Birkin) prouve mieux que tout autre exemple que l’accent n’est pas trop français. Pour le reste, de Jean-Pierre Melville à Jean Renoir, le cinéma hexagonal fait taire les accents7.
La culture populaire n’est ni la télé, ni le camping
Avec ce film on découvre que ceux qu’on appelle, non sans mépris, « les petites gens » (ceux qui ont une vie « quotidienne », comme si ce n’était pas le cas des autres) vivent mieux qu’on l’imagine. Mais qui découvre cela ? Les élites, les scénaristes ? Dans un pays qui connaît mal ses « bourgeoisies », ne sait pas trop qui sont les classes moyennes périurbaines (celles-ci sont ignorées du cinéma français, à la différence du cinéma américain, de Robert Altman à Tim Burton) et devient orphelin du monde ouvrier, on réduit la culture populaire à la consommation télévisuelle. Le cinéma français ne montre le plus souvent le peuple que dans les campings ou dans des lieux de vacances. Cela ne va pas sans caricature, si l’on en juge par Dupont Lajoie où Jean Carmet incarnait le personnage d’un violeur. De même qu’on ne parle qu’« une » langue et que les langues se croisent peu, il faut un temps de « vacance » et de vide social pour que des groupes hétérogènes puissent se rencontrer. Le succès des Bronzés, de Camping et de Disco illustre cette inépuisable tradition du film populaire de vacances qui repose implicitement sur l’analogie entre un camping et un plateau de télévision. L’un et l’autre sont des espaces de jeu, de rencontre et d’animation8.
Les Ch’tis échappe à ce type de cinéma et parle du peuple du Nord en renversant précisément la représentation caricaturale et outrancière que la France peut en avoir. La culture du nord de la France, comme celle de la Belgique et des pays du Nord, affectionne particulièrement les marionnettes géantes (Quand la mer monte de Yolande Moreau et Gilles Porte, 2002) et le carnaval (Karnaval de Thomas Vincent, 1999), autant de ressorts de la culture populaire. Dans les terres du Nord, les rituels carnavalesques n’ont pas disparu et ils favorisent les inversions de position propres à l’art comique. À force de proclamer que la culture est nulle et nivelée et que la télévision l’a remplacée, on oublie de faire écho à ces expressions de la culture populaire et à ses accents carnavalesques. Tout le film s’appuie sur la profusion des renversements, à commencer par celui du nord et du sud quand la dépression (celle de la femme du postier qui monte dans le nord) est méridionale et la joie nordique.
Les perdants et les gagnants dans le nouveau monde industriel
Enfin, et c’est peut-être le point crucial, alors que le Nord est toujours perçu à travers le prisme de l’échec, le film montre qu’il ne s’en sort pas si mal. En effet, le Nord a connu une désindustrialisation violente et douloureuse. C’est la fermeture des mines, ce sont les friches industrielles et la désertification des corons. Bref, c’est la fin d’un monde mais aussi la fin du monde quand on voit les images du Nord à la télévision ou dans le caricatural Un long fleuve tranquille de Chatiliez, avec ses deux familles Groseille et Le Quesnoy. Si l’actualité n’est pas toujours au zénith9, Les Ch’tis évoque autre chose que la catastrophe de la fin du monde industriel. Certes, les mineurs et les ouvriers ne sont plus là, les personnages du film travaillent dans le secteur public, dans un bureau de poste en voie de modernisation. Mais la poste, c’est tout un message : il faut échanger, se parler, s’écrire, ne pas être enfermé chez soi. Il ne suffit pas d’être bien dans le local, celui-ci doit anticiper sa place dans un monde globalisé et donc mobile. Mais ce n’est ni un documentaire, ni un drame social ancré dans la réalité du monde du chômage ou du travail, à l’image du cinéma belge des frères Dardenne ni un film sur une entreprise mondialisée10. C’est un film comique !
D’un endroit à l’autre ou les déplacements de Dany Boon
La dernière raison du succès du film réside dans le parcours singulier de Dany Boon, comédien qui joue en demi-teinte et se tient en retrait par rapport à Kad Merad, dont la composition de méridional en vadrouille dans le Nord est plutôt réussie. Dany Boon a commencé sa carrière dans le Nord et ses premiers sketchs parlaient, explicitement ou non, de la mort de la mine, de la fin du monde ouvrier, de situations sociales et familiales plus ou moins supportables. Plus que d’autres comiques, Dany Boon parle d’un monde en mettant l’accent sur ses douleurs, il n’a jamais hésité, très border line sur ce plan, à s’aventurer dans les méandres de la bêtise et de la bestialité11. Ce comédien, pour qui Raymond Devos (un artiste venu de Belgique) ne cachait pas son affection, connaît son nord comme personne. Mais il a su faire rire de l’horreur et de la monstruosité sans tomber dans le glauque genre Michel Muller. Dany Boon a ensuite quitté le Nord, car on ne réussit véritablement en France que dans la ville Capitale dont il a arpenté les studios de télé à Canal Plus. Il est devenu un spécialiste des talk-shows, un amuseur permanent. Ses choix artistiques récents ont pu souffrir de son succès télé car la télévision est une machine à formater les comportements et les rires (pièce de théâtre décevante reprise au cinéma sous le titre de La maison du bonheur, rôle de doublure comme en témoigne La doublure de Francis Veber, personnages de films sans envergure si l’on excepte celui, historiquement ancré, de Joyeux Noël de Christian Carion, un film sur la Guerre de 14-18). C’est comme s’il perdait pied en jouant « monsieur tout le monde » ou en mimant le déprimé à la Jacques Villeret12.
Les Ch’tis est donc inséparable du « retour au pays natal » de son metteur en scène, retour dont le signe annonciateur avait été le succès de la présentation à Lille de son one man show en ch’ti. L’erreur serait de croire que le film est un film ch’ti en ch’ti et donc un film régionaliste. Bien au contraire, le succès rencontré ne se comprend pas sans les allers et retours du scénario et du metteur en scène vedette entre Lille et la capitale, entre le nord et le sud, entre Paris et Lille. On n’est pas loin d’un scénario de comédie américaine qui privilégie toujours les changements de lieu et d’espace afin de rendre possibles les changements d’attitude et les retournements de position des personnages. Le Nord n’est pas nordique, c’est un nord qui s’offre à un homme du Midi comme le Midi s’offrira aux hommes du Nord. La France en finit donc avec une double caricature : celle du nord en déshérence industrielle et celle d’un sud lumineux et ensoleillé où les retraités se pressent en foule. Ce film rend visibles des interrogations liées aux évolutions de la société française dans son ensemble. Ce n’est pas par hasard que Line Renaud, chanteuse et comédienne fort populaire, joue le personnage d’une mère castratrice et qui… changera elle aussi de nature.
Ce film n’est pas dévertébré. Il invite à réfléchir sur la politique de la langue et sur la place des accents (voir le Complexe de Cyrano de Michel Chion), sur la culture populaire qui n’est pas réductible à la télévision (voir les écrits de Mikhaïl Bakhtine sur le carnavalesque : toujours à lire car on n’en finit pas de l’inversion carnavalesque dans les démocraties soi-disant niveleuses) et sur le « nouveau monde industriel » (voir la Grande transition de Pierre Veltz et la réédition de son Nouveau monde industriel). Si ce film est la version heureuse d’un monde qui ne l’est pas toujours, Dany Boon a su faire rire de la part d’ombre et de douleur dans ses premiers one man shows (voir ses Dvd).
- 1.
Un autre grand succès comique des années 1980, Papy fait de la résistance (1983), de Jean-Marie Poiré, se passe également durant la Deuxième Guerre mondiale.
- 2.
Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, Une politique de la langue. La Révolution française et les patois : l’enquête de Grégoire, 1975, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2002.
- 3.
Note de « librairie », Esprit, décembre 1975.
- 4.
Brice de Nice (2005) est un film culte, déjanté comme on dit, qui joue beaucoup sur la langue, voir l’analyse qu’en propose Michel Chion dans le Complexe de Cyrano. La langue parlée dans les films français, Paris, Éd. Cahiers du cinéma, 2008, p. 162-167 (voir la « brève » consacrée à ce livre infra p.232).
- 5.
Voir les exemples que je donne dans De quoi rions-nous ? Notre société et ses comiques, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2006. François Morel a, par exemple, l’accent de la Sarthe, Dany Boon celui du Nord, Benoît Poelvoorde celui de la Wallonie, et Brice (l’excellent Dujardin) est bien sûr de Nice…
- 6.
Michel Chion, le Complexe de Cyrano…, op. cit.
- 7.
A contrario le parler du cinéma américain peut à la fois trouver un registre neutre, i.e. commun, et jouer avec le clavier de tous les accents américains. On n’imagine pas la capacité d’un comédien comme Brad Pitt à jongler avec les accents des divers États. Voir Kalifornia de Dominic Sena, dans lequel il joue un serial killer qui parle avec l’accent du Missouri.
- 8.
La représentation critique d’un camping n’est pas aisée. Si le grand Pierre Etaix n’a pas échappé au style méprisant dans son film Camping, Mischka de Jean-François Stévenin est l’un des rares films de camping qui échappe à la caricature.
- 9.
Début avril deux événements ont fait la une : la banderole anti-ch’ti déployée lors d’un match de football entre le Psg et l’équipe de Lille et la profanation de tombes musulmanes à Arras.
- 10.
On a pu lire, d’un sociologue patenté, que le film était ringard et rétrograde car les nouvelles technologies (portables, ordinateurs) en étaient absentes.
- 11.
Voir les pages consacrées aux one man shows de Dany Boon dans Olivier Mongin, Éclats de rire. Variations sur le corps comique, Paris, Le Seuil, 2002, p. 285-292.
- 12.
Voir mon article publié dans la revue de cinéma Positif (mai 2007, no 255), « Corps comiques en transit. Télévision, scène et cinéma », où j’évoque les rôles récents de Dany Boon au cinéma et le risque de formatage par la télévision.