Les Chaises, l’auteur et le metteur en scène
Qui n’a pas vu Les chaises ou La Cantatrice chauve au théâtre de la Huchette ? Qui n’a pas dans la tête l’image d’un Ionesco devenu trop vite un classique au risque d’être un peu trop vite momifié ? Depuis des années on entend dire que le théâtre d’Eugène Ionesco a peut-être vieilli. Quoi qu’il en soit de ces rumeurs, la mise en scène de Jean Dautremay (espace Carrousel, Comédie-Française) témoigne de la force des Chaises tant sur le plan du texte que sur celui de la conception du travail théâtral.
Ionesco offre en effet avec Les chaises un texte et une mise en scène significative, sachant que les didascalies y occupent une place substantielle. Le texte, rythmé par les échanges continus d’un vieux couple (le toujours surprenant Michel Robin avec sa voix venue du fond des âges et Clotilde de Bayser qui s’amuse bien avec la différence d’âge, ce que voulait Ionesco) qui n’en finit pas de se raconter des histoires, de les imaginer, de les inventer, de multiplier les souvenirs, et de se reprendre l’un l’autre (échanges vifs et rapides, souvent drôles, peu de monologues sauf lorsque le vieux se prend pour quelqu’un qui croit qu’il a des choses à dire). Reclus sur une île, un espace circulaire comme une piste de cirque, ils ont décidé d’accueillir ceux qui voudront bien venir écouter (une galerie de personnages très théâtraux − le général… − des gens petits et grands, prétentieux et modestes, qu’ils connaissent déjà) le Message du Vieux qui, n’osant pas prendre la parole en public, attend un Orateur qu’il fait venir pour plaider sa cause. Celui-ci se présente avec un masque cachant son visage et ne lâche que des borborygmes. L’Orateur, presque une marionnette, est sourd et muet, nous disent les didascalies :
Face aux rangées de chaises vides, il fait comprendre à la foule invisible qu’il est sourd et muet ; il fait des signes de sourd-muet : efforts désespérés pour se faire comprendre ; puis il fait entendre des râles, des gémissements, des sons gutturaux de muet : hé, mme, mm, mm.
Cela signifie-t-il qu’on nage dans l’absurde et qu’il n’y a rien à dire ? Dans la profusion du texte, il y a des percées, un moment de lumière incandescente (qui renvoie à la Majesté − au pouvoir, celui du Roi se meurt − autant qu’à Dieu), et il est même fait écho à l’Empereur. Les personnages qui font autorité renvoient au pouvoir (l’Empereur) ou à une sorte de Dieu qui troue le ciel. Ce sont des personnages qu’on ne voit pas, de même que l’Orateur ne parle pas.
Le vieux : Votre Majesté !… Je suis là !… Votre Majesté ! M’entendez-vous ? Me voyez-vous ? Faites donc savoir à Sa Majesté que je suis là : Majesté ! Majesté ! Je suis là, votre plus fidèle serviteur !…
Mais la pièce est aussi une leçon de mise en scène au sens où les deux personnages, des comédiens très mobiles sur la scène circulaire, doivent préparer la salle où vient l’Orateur et disposent des chaises qui correspondront à l’ensemble des personnages. Au risque de se perdre et de se cogner dans ces chaises dépareillées et posées en tas n’importe comment. S’il y a des personnages qui fascinent (la Majesté, l’Empereur, Dieu), ceux qui viennent pour parler et écouter sont invisibles, l’Orateur est une marionnette et les chaises des personnages qui doivent assister à la scène restent vides. On n’arrête pas de parler et de raconter des histoires, mais il n’y a personne pour parler et pour écouter, sinon le vieux et la vieille qui se jouent des autres comme de marionnettes. Ils finiront par se suicider ensemble en criant « Vive l’Empereur ! ».
Tel est bien le sens des Chaises : laisser comprendre que les personnages sont en voie de disparition et que l’Auteur se fait attendre. À la profusion du texte et à la rareté du Messager/Orateur correspond le pouvoir du metteur en scène (qui peut, bien entendu, être celui du Pouvoir). Ce même metteur en scène qui devait s’imposer dans le théâtre des années 1970-1980 (c’est le début des années Chéreau) par défaut des personnages et des auteurs. Aujourd’hui, on redécouvre Michel Vinaver (en raison de l’intérêt qu’il accorde au monde de l’entreprise − voir Pour presque rien dans une mise en scène de Christian Schiaretti au Tnp de Lyon, disponible en Dvd) et pour les faits divers (voir L’ordinaire monté à l’espace Richelieu à la Comédie-Française par Michel Vinaver lui-même) ou la théâtralité du langage de Jean-Luc Lagarce.
Ionesco avait pour sa part bien vu que la fragilité de ces « personnages en quête d’auteur », un leitmotiv de Pirandello, débouchait naturellement sur la prépondérance de la mise en scène puisque l’auteur, en mal d’Orateur, doit mettre (se) en scène lui-même. S’il nous faut aujourd’hui retrouver un lien entre mise en scène et texte, Les chaises témoignent que l’absence de personnages et d’auteur n’entrave ni le texte ni la scène. Le vieux qui attend son Orateur n’en joue pas moins avec sa femme tous les personnages qu’il a invités et qu’il place comme un metteur en scène. Bref, le tout est de croire que l’on a quand même quelque chose à dire et à mettre sur la scène, même des chaises !