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Les espaces ouverts de Rogelio Salmona à Bogotá

novembre 2012

#Divers

L’architecte franco-colombien Rogelio Salmona a marqué Bogotá de son empreinte ; ses projets s’inscrivent dans une attention au contexte, au site, au lieu, qui en fait de véritables espaces publics, privilégiant l’accès du plus grand nombre et la lisibilité du bâtiment qui s’inscrit dans un environnement naturel, mais aussi social.

La suprématie du dehors

Rogelio Salmona († 2007) est considéré en Colombie et dans l’ensemble des pays andins comme un « maestro », un « chef d’orchestre » de l’urbanisme et de l’architecture au point d’occuper une place mythique auprès de la population comme Botero pour la peinture ou García Márquez pour la littérature… Impossible de ne pas faire le lien entre les espaces ouverts et publics qu’il a construits à Bogotá depuis les années 1960 et la politique affichée aujourd’hui sur un mode volontariste de valorisation des espaces publics par les municipalités de Bogotá ou de Medellín. Par contre, on ne se souvient pas toujours en France qu’il fut, avec Iannis Xenakis, l’un des premiers directeurs d’agence de Le Corbusier qu’il quitta au bout d’une dizaine d’années pour rejoindre sa ville natale de Bogotá. Architecte franco-colombien dont la famille barcelonaise avait rejoint la Colombie, Rogelio Salmona est une figure majeure de l’architecture universelle, plus connue aux États-Unis et en Amérique latine qu’en Europe si l’on excepte les pays scandinaves, et un architecte dont la production est liée à une ville singulière, au site de Bogotá, la capitale politique de la Colombie située sur les premiers contreforts des hauteurs andines, à 2 600 mètres d’altitude.

Il n’y a pas un modèle Salmona exportable, mais il est possible de tirer aux quatre coins du monde les leçons d’une œuvre « située » dans la géographie et l’histoire de la Colombie pour se prémunir des méfaits d’un urbanisme internationalisé qui oscille entre la fascination du chaotique, un style architectural international, et l’environnement sécurisé. En opposition au dogme moderniste, pour lequel l’urbanisme peut s’universaliser abstraitement, « hors contexte », « hors sol », les réalisations de Rogelio Salmona mettent à l’épreuve l’architecture et l’urbanisme dans un site considéré comme unique. S’appuyant sur le principe « albertien » selon lequel le rapport au site est primordial, précède tout programme architectural et urbanistique et invite à respecter la dimension temporelle, les couches de la mémoire, son œuvre accède à une dimension « anthropologique » qui prend tout son sens aujourd’hui. Encore ne faut-il pas construire la légende d’un Salmona se retournant contre Le Corbusier (avec lequel il a travaillé de 1948 à 1958) et quittant la France ! Si diverses soient les influences qui ont marqué sa formation, l’historien de l’architecture Kenneth Frampton en évoque trois : l’influence intellectuelle d’abord, celle de Pierre Francastel, un historien de l’art spécialiste du Quattrocento, ce qui explique les références constantes de Salmona à l’œuvre de Leon B. Alberti. Un intérêt affiché pour la culture urbaine préindustrielle qui le conduit à la valorisation du « monument », au double sens de monumentum1 et d’« espace public », et de la tradition architecturale, vernaculaire ou non, en Espagne et en Afrique du Nord. Enfin, des liens ambivalents avec Le Corbusier (ironie du sort, celui-ci avait été chargé d’un plan urbain pour la ville de Bogotá !) qui sont tangibles dans des projets comme les maisons dérivées du megaron méditerranéen mais aussi dans certains choix techniques comme la « maçonnerie à voûtes en berceau surbaissé » et les « murs de refend » qui sont des caractéristiques de l’architecture vernaculaire des Cyclades et de l’Afrique du Nord. L’œuvre de R. Salmona n’est pas celle d’un professionnel soucieux de respecter les règles d’une école architecturale mais celle d’un disciple d’Alberti qui croise les métiers, les artisanats, l’architecture vernaculaire pour mieux retrouver le sens d’une anthropologie de l’espace construit. Suivant les préceptes d’Alberti dans un Nouveau Monde, celui des Andes, fort éloigné de celui de l’Italie de la Renaissance, Salmona, qui ne sépare pas le microcosme et le macrocosme, la maison d’architecte et l’agglomération urbaine, respecte les trois principes qui forment la matrice du Traité d’architecture (la necessitas, la commoditas et la voluptas). Cette tripartition est à l’origine des trois séquences qui suivent : elle souligne d’abord la précellence du site et la place impartie aux « éléments naturels » qui le composent (la necessitas) ; elle insiste ensuite sur le rôle des espaces publics et des établissements publics (la commoditas) dans une œuvre architecturale destinée à valoriser un monde commun et la beauté (la voluptas).

Salmona, un albertien à Bogotá

Alberti propose après Vitruve une trilogie conceptuelle destinée à encadrer l’« art d’édifier » (voir l’Art d’édifier, qui date de 1452 ; Pierre Caye et Françoise Choay en ont proposé une nouvelle traduction publiée en 2004 aux éditions du Seuil, voir Esprit, octobre 2005, « L’utopie et le statut anthropologique de l’espace édifié », entretien avec Françoise Choay) : la necessitas, la commoditas et la voluptas. Si la necessitas désigne d’abord la place prioritaire impartie aux « éléments naturels » qui le composent, elle invite aussi l’architecte à respecter les lois de la physique (il faut que la construction dure) et à créer les conditions de la meilleure santé (le bien-vivre) pour les habitants. La commoditas insiste ensuite sur le respect de ceux qui doivent habiter (les usagers) et sur le rôle indispensable des espaces publics et des établissements publics. Quant à la dimension esthétique de la voluptas, elle a pour but de valoriser un monde commun au sens où le bien-vivre et le beau s’accordent. Si le site est un préalable en tant que « bien commun », la vie urbaine est indissociable d’espaces publics qui sont le « lot du commun ».

La necessitas ou la préexistence du site

Les cinq sens, les éléments et la mémoire du lieu

Si le site est le point de départ, l’appui du travail de l’architecte, il n’est pourtant pas à première vue « délimité » naturellement. Certes, le site andin de Bogotá existe au-delà des limites administratives, mais il ne fait « site » qu’en lien avec deux types d’espaces : les espaces construits ou non qui le composent à l’intérieur de l’agglomération, et l’environnement extérieur plus large dans lequel il est enserré (plateaux, montagnes, horizons andins, rivières et fleuves…). Un site urbain, c’est donc une double « formation » : des petits paysages urbains (des rues, des avenues, des quartiers, des bâtiments, des perspectives, des végétations, des espaces verts, des parcs, des bâtiments publics…), mais aussi un grand paysage, celui qui renvoie à un « horizon » qui représente une limite perméable, poreuse, ruisselante, quasi maritime, où le ciel rencontre la terre2. Pour s’inscrire dans un espace il faut accorder le ciel et la terre, regarder vers les nuages (la hauteur obsède les constructeurs) mais ne pas perdre pied (s’élever ne doit pas empêcher de trouver une place pour les corps qui se tiennent debout). Ce qui signifie qu’il faut être à la fois terrestre et aérien, éprouver les éléments les plus élémentaires qui s’accordent plus ou moins à nos sens qui sont également élémentaires. Les éléments naturels, nos sens corporels en tension avec ces éléments auxquels il faut s’acclimater, surtout dans une ville de pluie, de boue et d’orage comme Bogotá, existent donc préalablement : ils sont un « commun », un préexistant qui rend possible une existence commune et irrigue l’art d’habiter. Si « le site est ce qui existe », « l’architecte est celui qui met en forme le site », cette scène préalable qui attend une mise en forme, une empreinte.

Avec l’architecture se conçoit un lieu. S’enraciner dans un site, c’est créer un lieu habitable. Le site géographique est donné, mais, par l’architecture, il devient lieu, un lieu habitable.

(603)

Le lieu habitable se crée en fonction d’un site : on ne construit pas n’importe comment car on ne doit pas construire n’importe où.

Dès lors, comment rendre un lieu habitable ? Construire dans un lieu implique d’avoir entrelacé trois choses : un site, un lieu et l’habitation susceptible de leur faire écho. La maison de fin de semaine que Rogelio Salmona a construite pour lui et ses proches est à l’image d’un mouvement de bascule, dès lors qu’un lien entre la terre et le ciel doit être opéré. La maison nommée Casa en Río Frío (une maison de week-end rythmée par des patios, des cours, des abris, des recoins et des espaces clos) où l’on se retire (un espace de retrait intime, intellectuel et quasi monastique) doit descendre dans la terre pour mieux remonter vers le ciel. Au sein de la nature vigoureuse et luxuriante de cette campagne distante de Bogotá, la savane, Rogelio Salmona vit un face-à-face direct avec les éléments qui exige de pouvoir se retirer à l’intérieur ou de s’offrir à l’extérieur, à jouer corporellement du haut et du bas, de la terre et du ciel, à creuser dans le sol pour mieux voir ce qui s’élève au-dessus des têtes dans les éperons andins. Il en va de même de la maison des invités à Cartagena (construite pour la présidence de la République) qui est située au-dessus de la mer. Ce mouvement de bascule qu’il affectionne, Salmona le met en scène aussi en pleine ville dans le cas, un exemple parmi d’autres, de la bibliothèque Virgilio-Barco en plein centre de Bogotá mais au milieu d’un parc.

Cette reconnaissance préalable du site se décale cependant de l’approche du Quattrocento, puisque tous les sens élémentaires sont respectés et que la vision n’est pas le sens principal :

L’architecture doit proposer des espaces qui remplissent d’émotion, qui puissent être appréhendés avec la vue mais également avec l’odorat et le toucher, avec le silence et le son, la lumière, l’ombre et la transparence, permettant de la sorte de découvrir des espaces surprenants lorsqu’on les parcourt.

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À cela il faut ajouter qu’un site n’est pas seulement un espace « existant » mais un territoire qui, parce qu’il est « préexistant », participe d’une histoire sans limites qui n’a ni début ni fin et n’oppose jamais un avant et un après. Dès lors, cette histoire est aussi singulière que la texture spatiale, et le travail de l’architecture doit emprunter aux traditions de construction autochtones et valoriser les métiers de la construction puisque l’architecture savante ne doit jouir d’aucun privilège.

Dans le cas de Bogotá et de son environnement andin, Salmona évoque les traditions andines précolombiennes et l’architecture néocoloniale hispanique dont les liens avec le monde arabo-musulman sont frappants. Ses premières réalisations renvoyaient d’ailleurs à la conception archi-pyramidale précolombienne. La nature urbaine rend sensible une rythmique « élémentaire » qui met en relation « tendue » notre corps, nos sens et les éléments naturels. Préexistant, le site est donc moins un espace originel correspondant à un habiter immuable que la capacité de mettre en mouvement les éléments de la nature et nos sens. Corps individuel et corps naturel se répondent et favorisent une mise en mouvement qui exige des haltes, des espaces, des retraits, des maisons, des monuments, des lieux de retraite. Le site n’est pas une délimitation mais un espace-temps qui met en relation avec ce qui excède nos limites. La précellence du site qui instruit la relation de notre corps à un environnement rend possible un art de l’habiter.

Le site comme monument

Si on est loin de la conception des liens avec la nature que Le Corbusier valorisait, il est intéressant de comparer celle des deux responsables d’agence que furent l’architecte-musicien Xenakis et l’architecte-paysagiste Salmona. Le musicien-architecte, le mathématicien, l’un des inventeurs de la musique sérielle, cherchait à atteindre la nature (le cosmos au sens grec) en la formalisant à l’extrême, en la faisant entendre différemment grâce à des mises en équation. Pas de meilleur exemple que le pavillon Philips de l’exposition universelle de Bruxelles, dont il est le concepteur et qu’il formalise par le biais de formules mathématiques qui sont l’expression abstraite de multiples dessins de toiles d’araignée. Contre l’image d’un formalisme étranger à la nature concrète, Xenakis recrée, à l’instar d’un monument architectural, les toiles d’araignée qu’il a dessinées puis conceptualisées. Par contraste, et à distance, R. Salmona ne ramène pas les formes (toiles d’araignée, formes végétales, sites géographiques particuliers, vol d’oiseaux) à des formules et écritures mathématiques, c’est un homme de l’espace qui retrouve des formes déjà présentes dans le monde visible. Mais là où le musicien épris d’abstraction mathématique et l’architecte polysensoriel travaillant dans une montagne à la végétation aussi luxuriante que menaçante convergent, c’est dans la mise en forme d’un site : soit qu’il ait été donné, soit qu’il faille le pressentir de façon élémentaire. Dans les deux cas de figure, il faut rendre visible ce qui demeure invisible et oblige à des médiations (mathématiques ou élémentaires). Peut-être faut-il renvoyer alors aux singularités spatiales : dans le cas de Xenakis au désert des montagnes pelées de la Grèce et de la Corse, ou dans le cas de Salmona à la richesse naturelle d’une montagne forêt vierge, d’un monde andin où la silva, la sierra et la mare, l’arbre, la pierre et l’eau, la végétation, le marécage, la neige et les torrents se font écho et donnent lieu à des musiques indiennes qui évoquent un monde précolombien. Celui qui voulait retrouver le ciel dans la montagne, là où les aigles n’en finissent pas de tourner en rond pour faire peur aux dieux et aux hommes. Au sens où il renvoie à un milieu, le site est un monument qui peut se passer de constructions, un Grand Paysage. Il y a une suprématie du dehors sur le dedans.

La commoditas : l’espace public comme paysage urbain

Les éléments, les sens et le site sont « le bien commun préalable » qui rend possible l’invention d’un art de la construction respectueux de l’habiter. Mais, comme ce bien, celui du bien habiter, est un bien commun, il exige que la construction conserve les traces de ce monde commun. Si c’est le cas de la maison d’architecte (celle de fin de semaine ou bien la casa Altazar ouverte sur la nature andine), l’espace public s’impose comme le préalable des réalisations de Rogelio Salmona dans l’espace urbain de la ville de Bogotá. Les exemples sont nombreux d’un préalable commun qui peut avoir diverses connotations.

Le préalable peut être symbolisé par des sapins immenses flanqués contre la montagne en pleine ville de Bogotá, des « arbres » que l’architecte refuse de couper pour faciliter la construction d’immeubles tours en paliers. C’est la tour, l’immeuble résidentiel tiré vers le haut, qui doit trouver sa place par rapport à ces deux sapins qui sont ici le préexistant, la marque d’un microsite dans le macrosite montagnard de Bogotá. Mais le préalable peut être aussi un parc public ou un monument (la plaza de toros) auxquels s’adosse la construction de tours (les célèbres turros, une balise dans le ciel brumeux de Bogotá). Le préalable, ce peut être encore le quartier dans lequel un bâtiment culturel est posé comme dans le cas du bâtiment García-Márquez réalisé pour le Fundo cultural du Mexique dans le centre historique ; là encore le bâtiment est un sémaphore dans un quartier propice aux violences. Le préalable est dans la plupart des cas une invitation à inscrire une construction dans un « espace public » qui rappelle au monde « privé » qu’il est toujours second, postérieur par rapport au bien commun du site et à l’espace public urbain (le privé est « privé » de public, en état de manque). Le quartier (un bloc d’immeubles aujourd’hui grillagé contre la volonté de l’architecte à proximité du bâtiment des Archives) construit par R. Salmona offre des bordures ouvertes et une cour intérieure faisant office de plaza, ce qui contraste avec les îlots fermés des cités européennes.

Dans de nombreux cas, l’espace public préalable correspond à une transformation de l’environnement proche destinée à créer un site mettant en relation le petit paysage et le grand : les meilleurs exemples en sont une grande avenue du centre-ville et la bibliothèque Virgilio-Barco. L’aménagement de l’avenida Jimenez-de-Quesada (1998-2000), une avenue rendue aux piétons, suit une rivière transformée en canal avant d’être recouverte. Elle relie le centre de la ville à la colline de Montserrat qui associe des allées pour les bus (Bogotá a inventé en 2000 le célèbre Transmilenio, un bus circulant sur une voie rapide, destiné à remplacer un métro dont le projet a été plusieurs fois repoussé) et un trottoir central paysager planté dont le sol est une marqueterie originale : ici l’élémentaire (l’eau) est à l’origine de la scène publique urbaine où coexistent des vitesses multiples, celle du bus et celle du marcheur.

La bibliothèque Virgilio-Barco, quant à elle, a exigé la création d’un parc et d’un lac où les habitants de Bogotá viennent se promener en plein centre-ville à côté de ce monument consacré à la lecture. Mais la réalisation d’un espace public est ici fort exigeante, puisque l’architecte (c’est le mouvement de bascule déjà évoqué) a imaginé un espace qui se protège sans se cacher de la fournaise urbaine environnante et ouvre des perspectives sur les montagnes andines. On n’est pas aspiré dans un trou noir marécageux, mais happé par un espace discrètement décalé qui permet de se sentir loin de la ville alors qu’on se trouve en plein cœur de celle-ci à proximité de l’un de ses plus grands parcs urbains. Telle est la signification d’un espace public in situ : être un lieu où l’on peut se retrouver seul (la solitude du lecteur de la bibliothèque) ou à plusieurs sans être l’otage des pollutions urbaines en tous genres. Chez Salmona, l’espace public qui fait site urbain est un « milieu » (et non pas une enclave) car tout espace public mérite d’être préservé comme un bien commun préalable (un construit ou un donné). Dans la vie urbaine, le site n’a de chance de tenir et de résister au temps, i.e. de durer, d’être durable au sens où Merleau-Ponty parle de « durée publique », que s’il est soutenu par des espaces publics, ces étais qui portent les immeubles privés et les établissements publics.

La voluptas comme bien-vivre urbain : l’exemple de Bogotá

La singularité d’une ville

Mais il faut s’interroger sur ces espaces publics urbains réalisés en grand nombre par Rogelio Salmona à Bogotá. Y a-t-il beaucoup d’autres exemples d’un architecte composant tant d’œuvres et laissant tant de traces dans une seule et même ville ? Salmona est d’abord l’architecte d’une ville difficile, chaotique, d’une ville située à 2 600 mètres d’altitude, entre un massif élevé à l’ouest (et donc infranchissable) et un front collinaire (où s’étend naturellement la ville à l’est), d’une ville confrontée à la délinquance et à la violence, d’une ville souvent caricaturée comme si elle était livrée à elle-même. Encore faut-il saisir que Salmona a d’abord réalisé ces espaces publics (bâtiments, monuments, parcs, jardins, avenues) pour les habitants de Bogotá. De même que l’architecture va de pair avec le respect de l’artisanat et des métiers (la brique qu’il a longtemps affectionnée avant de renouer avec le béton) qui ne bafouent pas l’art d’habiter, Salmona crée d’abord et avant tout pour des habitants. Si l’urbanisme et l’architecture ne valent que par les pratiques qu’ils rendent possibles, il est intéressant de se pencher sur le type de bâtiments publics privilégiés par l’architecte pour comprendre que ces constructions effectives ne sont pas sans lien avec les composantes du site. Mais du site entendu cette fois sur le plan historique, au sens où les établissements font écho à la mémoire, à la culture et à l’imagination de Bogotá et de la Colombie.

Je regrette que mon œuvre architecturale n’ait pas été plus attentive à produire davantage d’espaces publics pour la ville. Ce que je ressens le plus douloureusement est le fait que nous, les architectes, n’ayons pas pu faire davantage pour la défense du patrimoine idéologique, n’ayons pu faire une architecture en relation avec la géographie particulière de chaque région, qui mette en évidence la beauté des lieux et leur topographie tristement oubliée, et surtout, que nous n’ayons pu singulariser les villes. Je souffre encore davantage que ni l’État, ni nous-mêmes n’ayons été capables de donner une réponse architecturale et poétique à l’habitant populaire et à ses centres communautaires, avec la beauté de l’harmonie qui sont nécessaires pour « vivre bien ».

(11)

Favoriser l’accès à la mémoire et à la culture : éloge de l’universitas

Si Rogelio Salmona a construit dans un premier temps des lotissements sociaux (immeubles de location, viviendas) ou un célèbre hôtel pour les hôtes étrangers du président de la République à Cartagena sur la côte caraïbe, sa création architecturale ne porte pas prioritairement sur des bâtiments publics commandés ou non par des politiques mais sur ce qui rend possible une vie politique démocratique digne de ce nom. En ce sens, il met en avant une double priorité correspondant à une conviction : rendre les gens capables de profiter des biens communs (pour vivre bien et mieux) et favoriser les formes d’accès à ces biens communs. Si Salmona a inscrit ses logements dans des espaces publics préalables, il a également construit des espaces publics au sens strict du terme, des espaces ouverts destinés à activer la vie publique et citoyenne dans un pays marqué par des années de violence. À côté du respect du site comme « bien commun naturel », le parti pris de l’espace public traduit le souci d’accueillir celui qui est hors jeu, hors du site…

Il n’est donc pas étonnant que les espaces publics soient d’abord des monuments qui symbolisent le patrimoine commun d’une ville ou d’un pays. C’est pourquoi le bâtiment des Archives réalisé par Salmona revêt une telle importance dans son travail. Les Archives, qui témoignent qu’il n’y a pas de ville sans des traces communes, sans un palimpseste, sont le cimetière vivant des textes communs, le lieu où l’on conserve les traces d’une généalogie collective. En ce sens, les Archives sont le monument public par excellence avec la nature, le monumentum qui interpelle et fait mémoire.

Autre lieu de mémoire et de culture, l’université est aussi un pôle de dynamisation de la ville en Amérique du Sud, par contraste avec l’Europe. On le voit aujourd’hui à Bogotá où les quartiers de la montagne (Montserrat) sont occupés par des universités récemment édifiées ou encore en voie de construction. Comme élément de reconquête et d’animation de l’espace, l’universitas est un lieu public qui doit être revalorisé. Le bâtiment des postgraduates de l’université publique de Bogotá réalisée par Salmona est dans cette optique une réussite incontestable. Condensant les ressorts spécifiques de son architecture, il favorise les parcours, les mobilités, mais aussi les espaces de repli (le mouvement et la méditation), associe des voies dallées et des plazas, des lieux de rencontre ouverts et des coins isolés, et il joue sur différents rythmes en multipliant les pentes et les escaliers. Cette matrice se retrouve dans la plupart des bâtiments culturels qu’il a construits à Bogotá ou ailleurs (Cali, Medellín) : des musées qui reprennent et prolongent le style des Archives et valorisent la mémoire, des centres culturels qui sont des espaces d’animation. Dans tous les cas, la multiplication des parcours témoigne de la volonté de favoriser les modes d’accès au lieu. Telle est l’une des règles de Salmona : un espace public doit favoriser les conditions de son accès. Salmona n’a pas construit d’hôpital, mais on peut imaginer qu’il aurait applaudi la rue traversière empruntée par les habitants du quartier dans le cas de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul à Lille. En effet, pour Salmona, tout le monde doit pouvoir accéder à un lieu public, il faut donc pouvoir l’approcher et le pénétrer directement. Tout cela ne va pas sans une volonté d’ouvrir les horaires et de faciliter l’accès.

Dernier exemple de ces lieux de culture : la bibliothèque Virgilio-Barco déjà évoquée. C’est avec cette bibliothèque, située en première périphérie de la ville, que cette philosophie est la plus visible. Dans ce cas comme dans d’autres, Salmona a répondu à la demande inattendue et remarquable sur le plan politique d’un maire qui voulait faciliter l’accès aux bibliothèques à des non-lecteurs, puisque le taux d’analphabétisme de la ville de Bogotá est (et demeure) très élevé. Comment donner envie de lire à des gens qui ne savent pas lire (médias, dessins, enfants, films) ? C’est à cette question impossible et intraitable que le maestro a tenté de répondre à merveille en nouant dans ce lieu toutes les qualités de son art : créer un site en phase avec le grand paysage de Bogotá, multiplier les parcours permettant de trouver une place dans ce site et d’accéder par des détours et des ruses à la lecture qui n’est pas imposée de l’extérieur. Si la bibliothèque doit rendre possible des parcours vers le livre qui est un horizon, il s’agit bien de faire accéder au savoir celui qui ne sait pas, et de créer des espaces pour prendre le temps, pour acquérir le sens de la durée.

*

« Vivre bien » exige de respecter l’espace proche et l’espace lointain, ceux sans lesquels un site ne peut prendre forme car l’urbain allie l’imaginaire et le dur, le mental et le naturel. Salmona a eu un double mérite : d’un côté, se vouer à une ville4, la sienne, en traquer l’originalité et la spécificité en multipliant et variant les formes et les scènes, en écrire le récit unique pour que les habitants en soient fiers ; de l’autre, respecter les impératifs anthropologiques les plus fondamentaux qui reposent sur la conviction que personne n’habite n’importe où n’importe comment. Si bien habiter rend possible une vie commune meilleure, améliorer le bien-vivre commun est indispensable. Salmona a créé les conditions d’un mieux habiter dans une ville sans pareille en concrétisant les principes d’Alberti à Bogotá. Comme Xenakis a cherché à retrouver les lois de la nature dans une musique associant chaos et cosmos, Salmona a tenté de créer, dans un lieu chaotique et ne faisant guère milieu, les conditions d’une renaturation de l’urbain. Que le site précède le programme devrait être la règle architecturale la mieux partagée. Bogotá est une ville dure comme Lima ou La Paz, Salmona ne l’a pas transformée idéalement, il a apporté ses fondations, il a ouvert le site, le lieu et les habitations dans le souci de les inscrire dans un commun, un dehors qui est un préalable. Et il est désormais lui-même une part de la mémoire active de cette ville exemplaire mais sûrement pas modèle.

Architecte reconnu dans toute l’Amérique latine, salué dans les pays scandinaves qui lui ont accordé des prix, Rogelio Salmona a moins de chance avec l’Europe continentale et avec la France alors même qu’il y a été formé et y a vécu. S’il faut rappeler que la Cité de l’architecture (Chaillot) lui a consacré (juste avant sa disparition) une exposition discrète et estivale (26 juin-16 septembre 2007) qui reprenait une exposition présentée en Colombie, on dispose de peu d’études et d’articles le concernant ; citons cependant le catalogue publié en français pour l’exposition (reprise en français du catalogue colombien sans aucun ajout : Espaces ouverts/espaces collectifs, Paris, éditions Cité de l’architecture et du patrimoine, 2007) et le texte que lui a consacré juste avant sa mort Françoise Choay, qui le connaissait personnellement, dans Urbanisme (novembre-décembre 2007). Alors que les jeunes étudiants en architecture français continuent à visiter Brasilia avec les yeux de Le Corbusier et de Niemeyer (qui contrôle toujours l’urbanisme de la capitale brésilienne plus de cinquante ans après son inauguration), l’œuvre colombienne de Salmona trouve tout son sens chez ceux pour lesquels « le site précède le programme urbain ». En attendant que les Français se réveillent et s’intéressent sérieusement à lui (il a été chargé peu avant sa mort par l’ambassade de France à Bogotá d’un bâtiment culturel situé près de celle-ci), on peut signaler des textes en espagnol permettant une approche de Rogelio Salmona, l’article publié ici n’étant qu’une « invitation à la découverte » et non pas un commentaire architectural. Voir donc sur la généalogie urbaine de Bogotá, l’architecture en Colombie et Salmona : Alberto Saldarriaga Roa, Bogotá. Siglo XX. Urbanismo, Arquitectura y vida urbana, Ed. Alcaldía Mayor de Bogotá ;

L.F. Gonzalez Escobar, Ciudad y arquitectura urbana en Colombia, 1980-2010, Medellín, Editorial Universidad de Antioquia, 2010 ; collectif, Rogelio Salmona. Arquitectura et poetica del lugar, Bogotá, Ed. Facultad de arquitectura universidad de los Andes, 1991, et surtout les deux livres de référence qui présentent et commentent toutes les réalisations de l’architecte-urbaniste : Ricardo L. Castro, Salmona, deux tomes publiés successivement en 1998 et 2008 à Bogotá, Villegas Editores, Bogotá. Voir également le site internet des amis de Salmona qu’anime entre autres Maria Elvira Madriñán.

  • 1.

    Avant de renvoyer au monument historique, le monument renvoie à l’idée d’un collectif, d’un commun. Voir Françoise Choay, l’Allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil, 1992.

  • 2.

    Michel Corajoud, Le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent, Arles, Actes Sud, 2012.

  • 3.

    Les citations renvoient au catalogue publié par la Cité de l’architecture (voir encadré p. 123).

  • 4.

    Ce qui ne l’a pas empêché de regretter de ne pas avoir été plus sollicité à l’étranger.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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