Les privilèges et l'intérêt général
La loi Macron qui vise les métiers protégés est une loi d’apparence libérale qui participe, tels sont les termes du débat public, de l’évolution du capitalisme contemporain, un capitalisme de marché à l’anglo-saxonne destiné à déréguler les acquis du droit social et à détricoter la protection. Alain Supiot l’a dit ouvertement en élargissant le propos : aujourd’hui, dès lors qu’on laisse tomber la solidarité sociale et l’assistance, il ne reste plus qu’à pratiquer la charité et la philanthropie, promises l’une et l’autre à un grand avenir. Carl Schmitt aurait dit pour sa part : quand il n’y a plus que le marché et la charité, c’est que le politique est en voie de disparition.
Histoire des corporatismes
Mais est-ce si sûr ? La loi Macron, encore inchoative et mal ficelée à cette heure, prise dans les luttes (faussement) idéologiques internes au PS, n’a-t-elle pas pour défaut de se réclamer de l’État tout en restant mutique sur les ressorts de l’intérêt général ? Un retour sur l’histoire des corporatismes en France est éclairant, dans la mesure où il exige de ne pas oublier ce qui spécifie tous ces métiers, protégés par un État dont la conception de l’intérêt général est à géométrie variable. L’économiste Pierre-Cyrille Hautcœur a rappelé à bon escient les faits suivants dans un article1. C’est parce que la liberté d’entreprendre était « entravée par l’organisation en quasi-corporations de professions réglementées » que le décret d’Allarde abolit en mars 1791, rappelle-t-il, les corporations et établit justement la liberté d’entreprendre. Celle-ci était considérée comme une liberté pour la bonne raison que l’égalité proclamée entre les citoyens par le Code civil rendait « acceptable la disparition des protections sociales liées aux corporations ». Mais le retour des corporations (et des protections par l’État) ne s’est pas fait attendre : dès 1815, de nouvelles corporations ont été édifiées sous le double pilotage de l’État et d’un patronat rentier. Plus encore, leur sort s’est progressivement amélioré : toutes ces corporations – notaires, professions de taxis, banquiers et autres – furent modifiées et consolidées sous les gouvernements de Pierre Laval et de Vichy qui en ont renforcé le caractère corporatiste.
Ensuite, la Libération, rappelle toujours Hautcœur, devait adopter une position ambiguë puisqu’elle a avalisé ces corporations comme autant d’« instruments d’un pouvoir d’État afin d’obtenir leur aval à la création de nouveaux droits sociaux en principe universels, ceux de la sécurité sociale ». Tel est le paradoxe : il fallait politiquement s’appuyer sur les métiers protégés pour bâtir la Sécurité sociale, qui est universaliste. À travers la future loi Macron, encore promise à bien des contorsions en ce début janvier 2015, il s’agit donc de savoir si on dérégule ou si on en appelle à une défense de l’intérêt général dont l’État a la charge. Et il en va de même des décisions de Marisol Touraine concernant les médecins généralistes et le tiers payant, qui sont considérées par les syndicats de médecins comme la manifestation d’une étatisation de la santé.
Que veut l’État ?
C’est alors qu’intervient un nouveau paradoxe : l’État/Bercy qui s’insurge contre les privilèges accordés hier à des métiers veut désormais pratiquer de manière plus large une politique reposant sur la négociation et se tenir à double distance du capitalisme d’État d’hier (le colbertisme de l’après-guerre) et du capitalisme de marché, aujourd’hui grand vainqueur. Comme l’affirmait Emmanuel Macron en décembre devant une commission d’enquête de l’Assemblée nationale où il s’expliquait sur les 35 heures et les propos rapides qu’il avait pu tenir dans les médias, l’État doit s’appuyer sur les partenaires sociaux. Mais c’est à lui seul, l’État, et non aux partenaires sociaux, de dire ce qu’il en est de l’intérêt général.
Le dérégulateur présumé est bien l’État, mais celui-ci a perdu le sens de l’intérêt général, en tout cas la capacité de l’énoncer autrement qu’en le proclamant. C’est là que le bât blesse ; il en va de même de la réforme des collectivités territoriales en cours. Il se passe des choses, c’est indubitable, mais on ne sait pas bien ce que veut l’État. Rousseau, qui n’aimait pas la représentation, avait bien vu dans le Contrat social qu’un État faible n’avait plus guère la capacité d’exprimer l’intérêt général, que « l’État près de sa ruine ne subsiste que par une forme illusoire et vaine » et que « le plus vil intérêt se pare effrontément du nom sacré de bien public2 ».
- 1.
Pierre-Cyrille Hautcœur, « La loi Macron : technocratie ou abolition des privilèges ? », Le Monde, 19 décembre 2014.
- 2.
Cité par Corinne Pelluchon dans Les Nourritures. Philosophie du corps politique, Paris, Le Seuil, 2014, p. 232.