Les villes-refuges : du Proche-Orient à l'Europe
À la mi-février, les négociations de Genève ont été interrompues – avant d’être reprises quelques jours plus tard – dès que les opposants au régime d’Assad ont appris que les avions russes pilonnaient Alep pour accélérer la prise de la ville par les troupes gouvernementales. Depuis, plus de 30 000 personnes remontent vers le nord de la Syrie, avant que l’axe est-ouest soit coupé par l’armée d’Assad, afin de rejoindre la frontière turque à la porte de la Paix (Bab el-Salamah), qui est à ce jour fermée et ne laisse passer que les blessés graves.
Quelques jours plus tard, un rapport des Nations unies issu d’une commission d’enquête accuse le régime syrien d’exterminer ses détenus et de pratiquer la torture sur une population en grande partie civile1. On peut y lire :
L’ampleur et la systématisation de ces pratiques sont sans commune mesure avec les crimes de guerre perpétrés par les groupes djihadistes Front Al-Nosra et par l’organisation État islamique (Ei) également coupables de crimes contre l’humanité.
Ces deux organisations terroristes infligent elles aussi à leurs prisonniers des sévices graves et recourent à des exécutions de masse des soldats gouvernementaux. Du côté de la violence perpétrée, la leçon est double : la barbarie est le fait d’un État comme des groupes terroristes ; « l’État de barbarie » syrien ne date pas d’hier. Par ailleurs, Poutine est un orfèvre de la destruction comme Assad, mais il peut détruire aussi bien des villes que des négociations2.
En Europe, les terroristes ont fait oublier les réfugiés politiques issus de ces zones de guerre, et ceux-ci ont eux-mêmes fait oublier les migrants économiques. Certes, on voit périodiquement des photos de groupes qui marchent sur les routes, et celles d’enfants noyés dont le corps gît sur les rivages grec ou italien… une série inhumaine et sans fin depuis le petit Aylan. Alors que l’Europe essaie, en tout cas Angela Merkel, qui multiplie les rencontres avec le président turc, de favoriser l’accueil des réfugiés en Turquie, il n’est pas inutile de rappeler que l’« urbicide » (la destruction des villes) est une vieille tradition des régimes tyranniques. C’est en 1982 que le régime de Damas – à l’époque de Hafez et non de Bachar – faisait disparaître, à coups de bulldozer, à Hama et à Homs des quartiers entiers habités par les islamistes de l’époque.
L’« urbicide », notion remise en avant durant la guerre en Yougoslavie par Bogdan Bogdanovic, l’ancien maire de Belgrade aujourd’hui disparu, est plus que jamais actuel. À l’époque, on vivait à l’heure de Sarajevo ou de Grozny, aujourd’hui on vit à l’heure d’Alep et de combien d’autres villes, assiégées et affamées par Daech comme par le régime. Née dans les déserts du Proche-Orient, là même où les villes sont saccagées, la tradition juive de la ville-refuge consiste à « devoir » accueillir celui qui a commis un crime involontairement dans le désert. « Accueillir un crime involontaire » : cette expression, qui ne concerne pas les réfugiés d’aujourd’hui, signifie d’abord que la ville a une dimension de justice et d’hospitalité. Si le porche de la justice se trouve à l’entrée de nombreuses villes anciennes au Proche-Orient (Irak et Syrie), c’est parce que le criminel (involontaire) doit pouvoir bénéficier d’un jugement pour échapper à la vengeance.
La ville-refuge est un espace d’urbanité qui rend possible un jugement juste, celui qui doit permettre d’échapper à la vengeance sanguinaire (celle dont parle le rapport de l’Onu). Qu’en est-il dans ce contexte de nos villes européennes qui se targuent (à tort) d’avoir inventé l’urbanité ? La mairesse de Barcelone récemment élue, Ada Colau, est en Europe l’une des rares politiques à avoir évoqué ce thème, que l’on trouve sous les plumes avisées d’Emmanuel Levinas, de Jacques Derrida ou de Daniel Payot, et repris par nombre d’associations.
La ville-refuge n’est pas seulement liée aux thèmes de l’hospitalité et de l’accueil, mais aussi à ceux de l’exil et de la sécurité. Une urbanité contemporaine dessine un territoire qui n’est pas ouvert à tous les vents du désert et qui associe l’hospitalité et la sécurité. L’accueil est lié à la sécurité : celui qui est accueilli peut bénéficier du jugement, mais celui qui accueille l’exilé doit lui assurer la sécurité (de peur, peut-être, que la vengeance ne pénètre au cœur de la ville). Assurer la sécurité est donc indissociable de l’hospitalité et du respect de l’exilé :
La loi de Moïse désigne des villes-refuges où le meurtrier involontaire se réfugie ou s’exile. Se réfugie ou s’exile : il y a les deux. Pour le meurtrier involontaire qui est aussi un meurtrier par imprudence, la ville-refuge est aussi un exil : une sanction. Sommes-nous assez conscients, assez éveillés, hommes déjà assez hommes ? Quoi qu’il en soit, il faut des villes-refuges3…
Mais il faut des villes-refuges pour ceux qui ne sont même pas des meurtriers involontaires et imprudents. L’Europe pourrait méditer ce thème de la ville-refuge né dans le désert du Proche-Orient, où sévissent la guerre et la terreur. Nos villes sécurisées sont moralement abattues par des attentats terroristes, à l’heure où celles du Proche-Orient disparaissent de la carte sous les armes des terroristes et des États terroristes locaux. Ici et là-bas, la ville-refuge pour répondre à l’urbicide.
P.-S. Mi-février, en dépit de l’annonce de la reprise des négociations, la région est devenue plus inflammable que jamais : les Turcs pilonnent désormais les zones kurdes à l’ouest et au nord-ouest d’Alep, les avions russes bombardent les groupes qui résistent aux forces gouvernementales (en épargnant Daech), et Assad annonce que son armée va reconquérir l’ensemble des territoires passés à l’ennemi, à commencer par la région de Deraa près de la frontière jordanienne.
- 1.
Human Rights Council, “Out of Sight, Out of Mind : Deaths in Detention in the Syrian Arab Republic”, 3 février 2016 (www.ohchr.org).
- 2.
Voir Ignace Dalle et Wladimir Glasman, le Cauchemar syrien, Paris, Fayard, 2016.
- 3.
Emmanuel Levinas, « Les villes-refuges », dans l’Au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Minuit, 2004.