Les voyages d'Abdelwahab Meddeb
Poète et homme de parole, Abdelwahab Meddeb avait un sens aigu de la conversation (le conversar andalou), qui pouvait aller de pair avec un hédonisme, la recherche d’un plaisir commun, celui qui frappait déjà dans ses premiers récits, Talismano et Phantasia1. Mais s’il aimait partager les joies de la table avec d’autres, converser avec lui ne signifiait pas qu’on parlait de tout et de n’importe quoi. On ne perdait pas son temps à fustiger les ennemis et les imposteurs : il pratiquait un art de l’amitié robuste, une amitié qui oblige chacun à sortir de ses convictions, voire de ses gonds, un art que l’on ressentait intensément en l’écoutant dans son émission Cultures d’Islam sur France Culture (une aventure radiophonique que poursuit désormais Abdennour Bidar). Où qu’il fût, Meddeb « donnait de la voix », se faisait entendre, extrayait les paroles du plus profond de la mine du langage et du corps : le poème commençait ainsi non sans vigueur dans cette exigence des paroles partagées. Voilà pourquoi les amitiés pouvaient durer.
L’écriture en marche
L’amitié était aussi robuste dans un sens très physique : il fallait se dépenser avec lui, bouger, vagabonder, sortir. Abdelwahab était un voyageur qui tenait difficilement en place. Le poème était pour lui indissociable d’un parcours, d’une randonnée (les 99 Stations de Yale, Aya dans les villes2…). Ceux qui ont eu la chance de marcher longuement avec lui dans des villes proches ou lointaines, en Europe, au Moyen-Orient ou ailleurs, en savent quelque chose : son écriture passait par des déplacements corporels, des noms de lieux, de villes… Comme s’il fallait se tenir « entre les lieux » et non pas à l’écart, entendre les résonances du Japon à Belo Horizonte, de Tunis à Tanger ou Santiago du Chili. Quelques souvenirs personnels : le mausolée d’Ibn Arabî dans la crypte de la mosquée Sheikh ed-Din à Damas, une ville où il a longtemps séjourné ; un fort abandonné sur l’Euphrate à quelque distance d’Alep (aujourd’hui une zone dévastée par le groupe État islamique et Assad) ; les rues populaires en mal d’asphalte, du vieux Caire ou de Khan Younès… Dans tous les cas, la marche, celle qui rythme son dernier recueil – paru quelques jours avant son grand départ grâce à Michel Deguy : Portrait du poète en soufi3 – et qui évoque des villes multiples, était l’occasion de s’arrêter et de se retirer dans un espace protégé.
Le plus souvent, il prenait le temps d’écrire en s’allongeant sur le sol de l’une de ces mosquées ouvertes à l’infini de l’univers, l’un de ces espaces sacrés où le ciel tombe sur celui qui prie, « un plein désert » dans des villes pourtant épuisantes et impossibles – comme Le Caire. Meddeb y priait à sa manière en écrivant. C’est toujours dans les mosquées qu’il se rendait. Il avait une affection particulière pour celle fréquentée par des Pakistanais près de Bab El-Futuh au Caire ; là, il s’arrêtait pour écrire, avec un crayon noir affûté, des pensées… qui devenaient l’esquisse d’un poème, comme une calligraphie, comme une peinture.
Meddeb avait une de ces voix-cathédrale qui vous enveloppait avec des tonalités que j’imagine, chez lui, propres à la langue arabe, et cette voix d’outre-vie qui venait vous chercher avec patience avait un côté implacable. C’est que l’exigence spirituelle de Meddeb était une affaire de ressorts culturels multiples et de gisements d’une incroyable diversité : la mystique, l’enseignement théologique, une philosophie plus nietzschéenne que kantienne, la traduction d’un poète du Japon ancien, Saigyô… Une pluralité d’ancrages culturels, de langues et de « disciplines », dont témoignent parallèlement les amitiés premières, celles de l’arrivée à Paris dans les années 1970 : l’écriture/parole de Serge Daney, le cinéma de Raoul Ruiz, le jazz de Michel Portal… Cette culture peu universitaire car indépendante et iconoclaste était celle d’un éditeur (il a un temps travaillé avec Pierre Bernard) et surtout d’un homme de revue qui rassemblait des collectifs précieux : la revue Dédale4, qu’il a portée à bout de bras avec son épouse Amina, est exemplaire (les dossiers sur Jérusalem et l’interdit de l’image divine sont aujourd’hui des classiques). Mais cette œuvre était d’abord celle d’un artisan du langage, d’un poète qui ne cessait de passer le détroit de Gibraltar et de regarder le Nouveau Monde depuis Tanger, cette pointe atlantique de l’Orient.
L’Occident vu d’Orient
C’est de là, de l’Orient, de Tanger mais aussi de sa Tunisie natale, qu’il ne cessait de regarder l’Occident, de cette Tunisie où il avait retrouvé le sens de la politique depuis le printemps de Tunis de 2011 (titre d’un de ses derniers ouvrages5). Cette inflexion, qui correspond à la « logique des Orientaux » chère à son ami Christian Jambet, il l’a mise en scène avec force dans l’admirable exposition de Barcelone organisée à l’initiative de Josep Ramoneda au Centre de culture contemporaine de Barcelone et intitulée en catalan Occident vist des d’Orient (on ne comprend vraiment pas pourquoi cette exposition n’a pas franchi les Pyrénées !). Quoi qu’il en soit de ses colères prodémocratiques et laïques contre tous les islamistes en France, en Tunisie ou ailleurs, Meddeb ne s’était pas exilé en France, assimilé, expatrié ; il continuait d’assurer des liens fragiles entre l’Occident et l’Orient… Reste qu’il n’y a pas pour lui équivalence et équidistance entre les deux : son regard comme sa parole continuaient à puiser une grande part de leur énergie dans l’Orient, dans le Machrek qu’il attirait avec sa plume voyageuse vers l’Occident du Nouveau Monde.
Ce « transmarin », proche d’Édouard Glissant le Caribéen, était aussi un Européen inquiet du devenir mondialisé : lors de l’une de nos ultimes rencontres, il m’a incité à lire l’un des derniers textes de Simone Weil (« À propos de la question coloniale dans ses rapports avec le destin du peuple français », 1943) qui préfigurait les conséquences d’une américanisation du monde, avec le risque d’une nouvelle « colonisation » matérielle et mentale. On y est, et on y est aussi en Orient d’ailleurs : l’Amérique, l’ennemi décrié, a imposé un modèle économique globalisé qui n’a pas besoin de s’appuyer sur l’esprit de la démocratie pour être adopté à Abou Dhabi ou à Dubaï. La colonisation économique met désormais entre parenthèses la volonté démocratique, et la tradition côtoie l’hypermodernité, comme l’avait prédit Daryush Shayegan, encore un grand ami de Meddeb !
Homme de colère et de conviction dont la parole médiatique s’est politisée après les attentats de 20016 (et aurait explosé après le 7 janvier 2015), Meddeb oscillait entre un désespoir profond (celui qui fait rechercher le sens) et une passion toute voltairienne contre l’intégrisme, les mensonges et les préjugés de la religion. Comme Nietzsche qui admirait Voltaire, Meddeb était un mystique qui pouvait se passer des dogmes inutiles de la religion et traduire les éloges du vide de Saigyô ou d’Ibn Arabî. Il ne pouvait donc partager une vision utilitariste de la religion comme celle de Napoléon débarquant en Égypte et s’apprêtant à devenir musulman s’il le fallait. À distance de Rousseau, ce voltairien/nietzschéen était un Aufklärer, qui pensait que l’on pouvait se débarrasser des servitudes du monde et peut-être mettre un terme à sa noirceur en écrivant des poèmes. Moins voltairien, comme dans le remarquable livre d’entretiens trop méconnu avec Philippe Petit7, il s’adonnait en d’autres occasions à une lecture théologico-politique (qui s’appuyait sur Spinoza et la connaissance par genres) de même qu’à une comparaison entre les trois monothéismes, celle qui augurait l’« histoire des juifs et des musulmans8 » qu’il a menée à bien avec Benjamin Stora et l’appui de l’éditeur Jean Mouttapa. Ce laïc qui ne se disait pas croyant était un grand religieux.
- 1.
Abdelwahab Meddeb, Talismano, Paris, Christian Bourgois, 1979, 2e éd. Paris, Sindbad, 1987 ; Phantasia, Paris, Sindbad, 1986.
- 2.
A. Meddeb, les 99 Stations de Yale, Montpellier, Fata Morgana, 1995 ; Aya dans les villes, Montpellier, Fata Morgana, 1999.
- 3.
A. Meddeb, Portrait du poète en soufi, Paris, Belin, coll. « L’extrême contemporain », 2014.
- 4.
Quelques exemplaires de la revue Dédale sont encore disponibles : Multiple Jérusalem (nos 3 & 4, 624 p.), Postcolonialisme (nos 5 & 6, 432 p.), Déserts (nos 7 & 8, 515 p.) et Poésie (nos 11 & 12, 672 p.). Contactez la société Transfaire pour de plus amples renseignements au 04 92 55 18 14 ou par courriel à contact@transfaire.com
- 5.
A. Meddeb, Printemps de Tunis. La métamorphose de l’histoire, Paris, Albin Michel, 2011.
- 6.
Voir le texte de Jean-Louis Schlegel, p. 119.
- 7.
A. Meddeb, Face à l’islam, Paris, Textuel, 2004.
- 8.
Benjamin Stora et Abdelwahab Meddeb (sous la dir. de), Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours, Paris, Albin Michel, 2013.