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Liberté d'expression et États antiterroristes : une coexistence pacifique de courte durée

février 2015

#Divers

Une coexistence pacifique de courte durée

Que s’est-il passé sur le plan politique depuis le double massacre des 7 et 9 janvier 2015 à Paris ? Un rassemblement d’union nationale contre le terrorisme et l’antisémitisme, une manifestation républicaine, une grande communion mondiale ? Si le vœu de la classe politique nationale a été dans un premier temps, à l’instigation du Parti socialiste, de défiler sous la bannière d’un front républicain élargi, il a vite fallu se raviser et se rendre compte qu’un front républicain sans le Front national ne pouvait rimer avec l’idée du rassemblement citoyen d’abord annoncé par le président de la République. Exprimant sans doute un sentiment très largement partagé, nombreux sont ceux qui, comme Alain Juppé, François Bayrou, Noël Mamère et Daniel Cohn-Bendit, ont réclamé que la classe politique se tienne en retrait d’une manifestation ouverte à tous les citoyens. Si cela n’a pas plu à tous (Mélenchon et le Front de gauche ne voulaient de toute façon pas défiler avec les autres politiciens), la réponse citoyenne a précédé partout et balayé très vite ces débats : même si la manifestation parisienne aura été la plus visible, des rassemblements spontanés se sont multipliés partout dès le mercredi 7 janvier au soir, avant de culminer dans les marches du 11 janvier.

Si l’ampleur de la mobilisation a éteint le débat sur le risque de récupération, elle évoque aussi l’état d’esprit des mouvements d’indignation, nés de la crise économique, des mouvements de refus, de rejet, qui n’en appellent pas pour autant à la traduction/ représentation politique. Mais les citoyens étaient avant tout mobilisés par la défense de la liberté d’expression. On n’a pas vu de slogans contre l’islam ou contre l’extrême droite, on a vu des gens qui faisaient corps et groupe au nom de la parole libre en brandissant des crayons et des dessins. Dans ces mouvements d’allure très transgénérationnelle, on retrouvait côte à côte l’esprit libertaire et soixante-huitard d’un Cabu, qui n’a jamais rien attendu des politiques, et celui de jeunes qui, entrés dans le monde globalisé, ont découvert un État affaibli, une représentation politique exténuée et dévorent des bandes dessinées qui n’ont plus grand-chose à voir avec Pilote. En ce sens, la politique des partis est sous le choc, quelque peu renvoyée en coulisses, mais on a évité, en retour, l’invocation de l’opposition ami-ennemi à la Carl Schmitt, celle des terroristes mais aussi celle des fauteurs de guerre qui ne connaissent pas d’autre réponse à la violence extrême que l’éradication. Tel était le terreau de ces manifestations au pluriel, des marches silencieuses, des crayons brandis en symbole qui ont marqué la France durant plusieurs jours, des manifestations où des individus regroupés ne cherchaient pas d’abord à sauver la politique et ses partis. Un temps de deuil sûrement, un temps de retrait politique aussi.

Mais une seconde manifestation, plus courte et plus officielle, a coexisté pacifiquement avec la première à Paris. Elle réunissait de nombreux dirigeants venus d’Europe et du monde entier et, parmi eux, de nombreux acteurs de la lutte antiterroriste internationale (à l’exception notoire d’Obama et John Kerry). Si la première manifestation a résisté naturellement aux illusions passagères d’un front républicain, le front antiterroriste mondialisé était là et bien là. Parmi eux, une majorité d’États qui ne brillent pas par leur défense de la liberté d’expression, entre autres la Russie, la Turquie et les nombreuses dictatures arabes présentes, à l’exception de l’Arabie saoudite. Alors que le terroriste islamiste puise son énergie dans sa volonté de vengeance contre nos régimes de liberté qui caricaturent le prophète, alors que nous connaissons les dégâts provoqués par l’intervention post-11 Septembre en Irak, fallait-il inviter les acteurs étatiques les plus divers pour célébrer un front antiterroriste mondial chaotique ? Si les manifestations d’indignation défendent la liberté d’expression, celle-ci n’est guère le souci d’États qui la brident pour mieux se défendre contre le terrorisme. C’est le cercle vicieux égyptien : la dictature militaire du maréchal Sissi repose sur une entreprise d’éradication des islamistes assimilés à des terroristes potentiels, ce qui n’est pas sans effet de contagion, comme les homosexuels égyptiens l’ont appris à leurs dépens. C’est à ce cercle de la violence que nos représentants politiques doivent essayer de répondre ! N’oublions pas que Daech est monté en puissance en Syrie du fait de notre incapacité à soutenir rapidement les opposants non violents et démocrates. On reconnaîtra à François Hollande qu’il était favorable à une intervention mais qu’il a été freiné par Cameron et Obama ! C’est un autre cercle vicieux : l’inaction favorise la montée en puissance des terroristes, et ce sont des États « de barbarie » (selon l’expression de Michel Seurat) comme la Syrie (et l’Iran, aujourd’hui en voie de reconnaissance internationale) qui ont été des acteurs de la terreur (voir les attentats à Paris durant les années 1980). Il n’y a pas de ligne séparant les terroristes et les États mais des intrications complexes. Quoi qu’il en soit, les diverses manifestations ont été à l’image du monde contemporain et des blocages de la politique en démocratie : des manifestations en mal de représentation politique et des États trop présents au nom de la sécurité. La lutte contre le terrorisme mondialisé passe par la critique de sa récupération par les dictateurs et les régimes oppressifs qui, malgré leur marche parisienne, ne chérissent pas la liberté d’expression.

La coexistence pacifique que nous avons connue le dimanche 11 janvier entre les défenseurs de la liberté d’expression et des États peu reluisants ne peut durer qu’un temps,  car la lutte contre le terrorisme doit être simultanément une lutte pour la liberté d’expression. Les manifestants et les représentants démocratiques qui partageaient le pavé parisien doivent être portés par un même souci : revenir à une conception de la vie politique pacificatrice de la violence pour ne pas s’enfermer dans l’identitaire et le religieux qui ont vite fait de radicaliser le recours à la force. Tel doit être le prolongement de l’esprit du 11 janvier !

12 janvier 2015

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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