Martha Gellhorn : en voyage comme à la guerre
Hasard des traductions, des éditeurs audacieux viennent de publier coup sur coup deux ouvrages de la journaliste américaine Martha Gellhorn (1908-1998) : le premier est un recueil qui regroupe la plupart de ses reportages de guerre, de Madrid en 1937 à Panama en 19901 ; le second est le journal écrit au retour de ses voyages dans plusieurs parties du monde2. Dans la préface du journaliste Marc Kravetz, longtemps homme de terrain à Libération, ou dans celle de l’un de ses traducteurs, Pierre Guglielmina, qui souligne la force de son écriture et la relation que celle-ci noue avec la guerre et la violence, Martha Gellhorn constitue une vraie découverte qui rompt avec la légende du seul New Journalism Usa. Elle retient d’autant plus l’attention de son lecteur qu’elle mêle constamment le voyage et la guerre : ses reportages sont des voyages, ses voyages sont des cauchemars qui ne sont jamais loin d’être des théâtres de guerre.
Quand elle rédige des reportages, et cela dans les endroits les plus dangereux pour une femme seule (une originalité totale à l’époque !), elle donne l’impression de voyager, de prendre son temps. Elle observe et décrit ceux qui font la guerre, car il n’y a, selon elle, que des ressentis singuliers de la guerre, des guerres de chacun avec chacun. Peut-être que le premier reportage, son arrivée à Madrid durant la guerre d’Espagne, a revêtu un caractère inaugural. Elle découvre la gratuité et la solidarité des relations et des solitudes sur le champ de bataille (et cela commence avec le taxi qui ne la fait pas payer à son arrivée à Madrid) et ne cède jamais aux sollicitations des hiérarchies. De fait, elle prend tout son temps (et donc le temps de l’écriture) pour découvrir des personnes au fil de ces reportages, qui sont une histoire du xxe siècle, entre l’Espagne et l’Amérique centrale (en passant par la Finlande, la Chine, les fronts multiples de la Seconde Guerre mondiale, Java, le Vietnam, Israël et l’Amérique centrale). Mais les introductions et conclusions successives (rédigées entre 1959 et 1988) lui donnent parallèlement l’occasion d’interrogations politiques sur le nucléaire et sur la stratégie militaire américaine, qu’elle n’épargne jamais. On ne sera pas surpris qu’elle anticipe la violence masquée des drones et les ventes d’armes, et qu’elle s’arrête sur le sort des juifs qu’elle découvre dans les camps en 1944. Ce qui la conduit à défendre mordicus Israël (d’où un reportage amusé quand elle retrouve en Israël des communautés de hippies à l’américaine).
De leur côté, les « voyages cauchemardesques » de Martha Gellhorn se lisent avec bonheur et d’une traite, non sans susciter des éclats de rire, car le rire est pour elle l’arme absolue face à l’absurdité de certaines situations. Les premiers voyages sont encore des reportages rédigés à la demande de la revue américaine Collier’s, pour laquelle elle a travaillé une grande partie de sa vie, et les derniers voyages correspondent à la mise en écriture de journaux écrits quotidiennement pour son propre compte. Durant un voyage dans la Chine de Tchang Kaï-chek en guerre, qu’elle accomplit avec son mari Ernest Hemingway (lui aussi pratique simultanément la guerre et l’écriture), elle observe les liens avec les autorités chinoises et l’art du mensonge généralisé (c’est Hemingway, un mari qui ne devait pas le rester longtemps, car il supportait mal sa présence dans les mauvais endroits de la guerre, qui noue les liens avec les Chinois, Hemingway qu’elle surnomme C. R., le compagnon réticent).
Ensuite, c’est un très long voyage en Afrique qu’elle parcourt seule et à ses frais qui est le cœur du livre. De l’Afrique française de l’Ouest en voie d’indépendance (elle déteste les colons français et elle ne le cache pas) à l’Afrique de l’Est qui se sépare du Royaume-Uni, elle ne cesse de se plaindre des hôtels insalubres (quand ils existent), des voitures, des Africains en général, des chauffeurs qui ne savent pas conduire, des routes qui n’en sont pas, des cartes défaillantes. Mais elle n’en finit pas de voyager, elle ne peut pas se passer de voyager, même s’il faut se plaindre des conditions de ces voyages impossibles. De temps à autre, on sursaute, un lecteur politiquement correct d’aujourd’hui la traitera de raciste, mais il s’en faut, car son arme demeure le rire et l’ironie.
Il y a un second remède, plus rare, quand elle découvre par hasard des havres de paix en pleine nature dans les parcs naturels du Kenya ou au bord de l’océan Indien. Là même où elle s’installe plusieurs années dans une maison isolée d’où elle écrit ses lettres aux amis du monde entier. Son vrai bonheur finalement ! Prendre des bains en eau de mer ! Elle connaissait la carte mondiale des meilleures eaux où se baigner dans des criques isolées. Le rêve absolu ! Mais le cauchemar n’est jamais loin : son premier grand bain prolongé au terme de la virée africaine commence par un coup de soleil qui la retient au lit ! Toujours un cauchemar à l’horizon, un couac, une violence, un pépin, un casse-pieds, un colon ou un Africain ! Martha Gellhorn, une sacrée grande dame, s’est suicidée en 1998. Guerre et paix se chamaillent en permanence chez elle car elles voyagent ensemble.
- 1.
Martha Gellhorn, la Guerre de face, traduit de l’anglais par Pierre Guglielmina, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Mémoires de Guerre », 2015.
- 2.
Id., Mes saisons en enfer. Cinq voyages cauchemardesques, traduit de l’anglais par David Fauquemberg, avec une préface de Marc Kravetz, Paris, Les Éditions du Sonneur, 2015.