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Dans le même numéro

Maurice Blanchot, un lecteur attentif de Simone Weil. Entre Emmanuel Levinas et Albert Camus

août/sept. 2012

#Divers

Entre Emmanuel Levinas et Albert Camus

L’œuvre de Simone Weil apparaît comme un lieu de rencontre et de croisement : elle suscite de grands commentaires d’auteurs venant d’horizons différents. Blanchot, lui-même inclassable et invisible, fait le lien entre Camus et Levinas, dont les approches de la pensée weilienne suivent pourtant des voies éloignées l’une de l’autre.

Apparemment peu lue par les philosophes de l’université qu’elle a toutes les raisons de décontenancer, Simone Weil intervient souvent sur un mode inattendu dans les conversations et les rencontres. Elle est de ces auteurs qui aident des silencieux « à vivre », comme on dit, et sont lus dans le secret de la vie ou bien montrés à la face du monde comme un « exemple ». À l’image de ce tag photographié au début du xxie siècle sur un mur de Valparaiso qui se trouve en couverture de ce numéro. Mais, au-delà de ces lectures sauvages, de ces braconnages en tout genre, de ces appropriations pirates qu’elle favorise, au-delà de l’admiration qu’elle suscite, Simone Weil est d’un abord difficile et suscite des lectures contrastées.

Juriste du travail (Alain Supiot) et mystique (Stanislas Breton)

Comme le souligne d’emblée Maurice Blanchot dans « L’affirmation (le désir, le malheur1) », que nous suivrons tout au long de cet article, ou bien on relève ses contradictions et on souligne ses discordances, ou bien on veut y voir une pensée unifiée et on insiste sur ses harmoniques. Ou bien le multiple, ou bien l’unité ! Face à cette alternative qui ne sied guère à une pensée qui veut associer l’un et le multiple, interpréter Simone Weil est une gageure : elle est toujours « entre deux », le metaxu des Grecs, elle glisse avec la plus grande assurance de la pesanteur à la grâce, du malheur à la joie, elle n’échappe ni à l’un ni à l’autre. Elle est dans l’épreuve permanente, celle qui fait écho à la vigilance ininterrompue d’un Jan Patočka. Mais ces oscillations, ces tremblements ne sont pas arbitraires. Tout d’abord, elle est « là », « là » dans la réalité du travail ou plutôt du travailleur comme le veut la tradition socialiste ou le jeune Marx : Alain Supiot, historien du droit et spécialiste du droit du travail, qui a donné le nom de Simone Weil à la salle de conférences de l’Institut des études avancées qu’il a récemment créé à Nantes, a publié un texte intitulé « Simone Weil, juriste du travail » qui comporte trois séquences (« Connaître : éprouver l’injustice », « Comprendre : penser le droit », « Juger : dire ce qui doit être »). Cette réflexion inscrit la pensée de Simone Weil dans l’expérience du travail la plus contemporaine et dans la perspective de la démocratie sociale : le travail, le malheur, l’injustice, la pauvreté… tous ces termes évoquent une première face de Simone Weil, indissociable d’une autre qui épouse le langage de la grâce, du bien, de la joie.

Mais l’erreur est de vouloir faire le lien entre l’un et l’autre, d’attendre l’heureuse médiation qui conduirait à regarder vers la raison de l’histoire à l’horizon, vers la Gloire d’un Savoir universel. Avec Simone Weil, il n’y a pas de médiation heureuse, le procès implicite de l’hégélianisme et du gouvernement rationnel, les mises en accusation des experts et technocrates en tout genre sont à l’œuvre. Aux tragédies de l’histoire et aux malheurs de la vie quotidienne, elle ne répond pas par une critique nietzs­chéenne radicale, elle n’annonce pas Deleuze ou Foucault. Et pour cause, il y a une deuxième face, la juriste du travail est une femme mystique : Stanislas Breton y a insisté avec sa fougue philosophique, lui qui était un lecteur de Marx et un admirateur de Spinoza, dans « Simone Weil l’admirable2 », un texte publié dans Esprit. Loin d’être une sainte médiatrice, Weil est une mystique qui s’aventure dans l’expérience du bien et du mal, en sachant que les fulgurances du bien sont toujours possibles en dépit de l’absence de dialectique. Simone Weil et le travail, Simone Weil mystique, Simone Weil inapte à une pensée de la médiation dont les bases sont durant ces années en voie d’être sapées par Adorno après Walter Benjamin ! On pourrait en rester là si le soupçon ne se portait pas sur ses liens avec le judaïsme et sur son arrivée au seuil de la conversion au christianisme qui ne l’a jamais conduite à se plier aux règles de l’Église ni à endosser ses surplis.

Si les attaques contre Simone Weil sont légion et souvent violentes3, ce n’est pas le cas du commentaire d’Emmanuel Levinas intitulé « Simone Weil contre la Bible », qui date de 1952. Dans celui-ci, l’auteur de Totalité et Infini se demande comment parler « contre elle », contre celle dont il critique les lectures hâtives de la Bible et l’indifférence à la Torah :

L’intelligence de Simone Weil dont ne témoignent pas seulement ses écrits, tous posthumes, n’avait d’égale que sa grandeur d’âme. Elle a vécu comme une sainte toutes les souffrances du monde. Elle est morte. Devant les trois abîmes qui nous séparent d’elle – et dont un seul est infranchissable – comment parler d’elle, et surtout comment parler contre elle4 ?

D’autres justifient leur prise de distance avec une femme qui ne pouvait pas ne pas savoir, elle qui côtoyait le bureau de Charles de Gaulle à Londres en 1942, quel était le sort des Juifs durant la guerre. Au-delà de tous les procès, ce silence de Simone Weil serait selon eux indiscutable.

Maurice Blanchot, lecteur de Simone Weil

Ce silence intrigue Maurice Blanchot5, lui-même attaqué en raison de ses appartenances à la droite française la plus traditionnelle, lui-même proche d’Emmanuel Levinas qui fut accueilli à Strasbourg par sa famille durant la guerre. Dans l’Entretien infini, il publie un texte sur Simone Weil qui précède une réflexion sur « l’être juif » et des chapitres sur Albert Camus. Ce qui n’est sûrement pas un hasard éditorial. Maurice Blanchot propose une lecture de Simone Weil où intervient le judaïsme : telle est la lecture de Blanchot à laquelle je veux donner un sens, sans chercher à en pousser l’interprétation. D’autres le feront si cela n’a pas déjà été fait6. Suivons-la en évoquant la succession des thèmes d’un texte intitulé « L’affirmation (le désir, le malheur7) ».

De la conversion comme affirmation

Blanchot s’en prend d’abord aux lectures trop chrétiennes qui voient dans la conversion de Simone Weil une réplique de celle de Paul Claudel près de son pilier de Notre-Dame :

Simone Weil n’est pas convertie, et elle ne le sera jamais. L’expérience de ce qui ne peut être saisi dans une expérience ne lui donne même pas la foi. Elle s’aperçoit seulement qu’athée, faisant « profession d’athéisme », elle n’était pas moins tournée vers la même lumière que depuis qu’elle dispose (dangereusement) d’un vocabulaire religieux plus précis8.

Ce qui frappe Blanchot est une démarche qui ne questionne ni ne doute mais ne cesse d’affirmer, et d’affirmer des certitudes. Tournée vers la lumière, elle est attirée par un Dehors qui ne se donne jamais :

Même dans ses notes, les questions sont rares, les doutes presque inconnus. Mais il semble qu’elle se réponde d’abord […] : il y a réponse et puis réponse encore, et puis à nouveau réponse9.

Affirmer, c’est se mettre à l’épreuve sans sacrifier au questionnement infini, c’est faire preuve de confiance en dépit de l’impossible Maîtrise du Bien. Car c’est de la possibilité du bien qu’il s’agit : « Les choses d’ici-bas existent, écrit-elle dans la Connaissance surnaturelle, mais elles ne sont pas le bien. Et qu’est-ce que ce bien ? Je n’en sais rien ? Qu’importe ? »

Mais en quoi réside cette certitude qui ne relève pas d’un pari pascalien ? Elle le doit à Platon et à sa conception du bien :

S’il est vrai qu’elle soit chrétienne, c’est à Platon qu’elle le doit, car c’est dans Platon d’abord qu’elle a trouvé le Bien et c’est par la beauté des textes grecs que le Nom du bien s’est découvert à elle comme la seule réalité, la réponse unique, capable d’éclairer la propre réalité de son désir et l’irréalité de tout le reste10.

La réalité, c’est le Bien et le désir du bien, le désir du bien qui échappe toujours et s’exprime sur un mode discontinu, car « la pensée du bien rompt avec la transcendance et avec l’immanence ». Mais n’y a-t-il pas un fossé entre le désir du bien, entre la réalité du bien que nous ne pouvons que désirer sans l’atteindre et celle du désir ? Ici intervient la grâce, il ne faut « rien de moins que la grâce », rien de moins « pour diminuer cette effrayante distance entre nous qui ne savons rien du bien et ne pouvons rien que le désirer et la “réalité” » du bien11 ». « L’effrayante distance », à l’image de celle qui sépare Dieu de son Peuple chez Hegel ! Mais revenons à Simone Weil pour qui désirer le bien ne permet pas d’échapper à la douleur ni au malheur :

Une partie de nous sera dans la détresse tandis qu’une autre part consentira à cette détresse et, continuant à désirer le bien, deviendra capable du Bien12.

En cela réside la division entre nature et surnature. Le désir et le malheur vont de pair :

Je suis donc comblée par mon désir même, écrit-elle, constamment j’ai le bien quand je le désire, puisque je ne désire que le désirer et non pas l’avoir13.

Désirer le bien sans le posséder ne va pas sans détresse : désir, affirmation, bien et détresse s’entrelacent grâce à la grâce, cette « caresse divine ».

Une certitude mystique

Mais Blanchot relance l’interrogation et se demande d’où vient la certitude. Selon lui, elle est d’origine mystique, l’écho d’une expérience extatique. La connaissance est surnaturelle, mais celle-ci n’engage aucun pouvoir, elle ne renvoie à rien d’appréhendable :

Personne n’a plus vivement écarté toutes les formes du pouvoir, même spirituel. L’homme ne peut rien, et il est hors de la vérité, chaque fois qu’il exerce un pouvoir. Mais Dieu ne peut pas davantage. Il n’est pas le Tout-Puissant […] Il est, au contraire, l’absolu renoncement à la puissance, il est abdication, abandon, consentement à n’être pas ce qu’il pourrait être, et cela aussi bien dans la Création que dans la Passion […] Il y a quelque chose en nous qu’il faut appeler divin […], c’est le mouvement par lequel nous nous effaçons ; c’est l’abandon – abandon de ce que nous croyons être, retrait hors de nous et hors de tout14.

L’abandon est un point commun entre nous et Dieu :

Dieu a abdiqué sa toute-puissance divine, s’est vidé. En abdiquant notre petite puissance humaine, nous devenons, en vide, égaux à Dieu.

De même que Dieu s’est retiré de sa Création, la mystique se retire de son monde sans passer dans un autre monde sans détresse.

La kabbale, la décréation et le retrait de Dieu

C’est alors que Maurice Blanchot suggère, en évoquant le travail de Gershom Scholem sur la mystique juive, un lien avec Isaac Lura et l’ancienne kabbale qui a vu dans la décréation cet acte de retrait et d’abandon de Dieu :

En d’autres termes, le problème essentiel de la création, c’est le problème du néant. Non pas comment quelque chose est créé de rien, mais comme rien est créé afin qu’à partir de lui il y ait lieu à quelque chose15.

Les seuls critères sont le délaissement et le renoncement :

Par le renoncement, Dieu a créé le monde ; par le renoncement, nous décréons le monde16.

Cet abandon est ce qui nous rend Dieu plus présent, son absence est son don le plus admirable :

L’abandon où Dieu nous laisse, c’est sa manière à lui de nous caresser. Le temps qui est notre unique misère, c’est le contact même de sa main17.

Le malheur et l’attention

Face à ce vide de l’abdication divine, le risque est de vouloir lui donner un Nom, de le nommer pour le posséder. C’est ce que se refuse Simone Weil qui tente cependant « en usant de toutes ses forces de préserver ce vide » en recourant à deux formes qui sont celles du malheur et de l’attention. Le malheur est ce qui fait perdre pied et empêche de penser à bien, c’est la perte totale d’attention qui fait perdre le fil du bien et la dignité du mortel. Le malheur est l’impossibilité même de penser, l’impossibilité d’attendre.

La pensée du malheur est précisément la pensée de ce qui ne peut se laisser penser […] La pensée répugne à penser le malheur autant que la chair vivante répugne à la mort18.

Si par le malheur, « nous endurons le temps comme une perpétuité vide qu’il faut à chaque instant supporter indéfiniment », l’attention entretient un même rapport au temps mais un rapport au temps qui attend :

L’attention attend. Elle attend sans précipitation, en laissant vide ce qui est vide et en évitant que notre hâte, notre désir impatient et, plus encore, notre horreur du vide ne le comble prématurément19.

L’attention est un temps d’attente, un temps qui se tourne vers l’autre, un signe d’amour :

C’est l’amour seul – l’amour devenu l’immobilité et la perfection de l’attention – qui, par le regard d’autrui, ouvre une voie vers la clôture du malheur. […] Le malheur est l’extrême de l’inattention. L’attention est l’attention qui se rend supportable au malheur qui ne la supporte pas20.

L’amour fait se rencontrer la détresse et le désir du bien.

« L’être juif », Sisyphe et l’homme révolté

Dans l’ouvrage de Maurice Blanchot, la séquence sur Simone Weil a une double suite : une réflexion sur « l’être juif » qui est « malaise et malheur », et une lecture de Camus qui est une invitation à critiquer les ressorts de la dialectique. Dans le chapitre intitulé « L’indestructible », qui ouvre sur une interrogation sur « l’être juif », Maurice Blanchot reproche fermement à Simone Weil son infidélité au judaïsme et sa trop grande fidélité à Platon et à la « preuve ontologique » grecque :

Pourquoi doit-elle oublier, trop fidèle à la clarté grecque, que toute une réflexion sur une injustice fondamentale passe par la condition faite aux Juifs pendant des millénaires21 ?

La suite du chapitre, qui ne cite pas Emmanuel Levinas mais Albert Memmi, Sartre et Pasternak, évoque la figure de Franz Rosenzweig et s’appuie sur l’Existence juive d’André Neher22, se penche sur « l’être juif » en le distinguant de l’être grec (le visible y règne encore invisiblement en raison du rôle primordial des Idées) et de l’être chrétien (qui abaisse la vie et le monde visible). Dans le texte de 1952, Emmanuel Levinas, qui accorde une primauté à la Torah et à l’interprétation, ce qui s’est toujours accompagné chez lui d’une méfiance envers la kabbale et la mystique juive, s’interroge sur l’amour surnaturel de Dieu dans le christianisme de Simone Weil :

La bonté divine consiste-t-elle à traiter l’homme avec une infinie pitié, dans cette compassion surnaturelle qui meut Simone Weil ou à l’admettre dans Sa Société, à le traiter avec respect […] Dieu a aimé le mal, c’est peut-être – nous le disons avec infiniment de respect – la plus frissonnante vision de ce christianisme et toute la métaphysique de la passion. Mais à notre respect se mêle beaucoup d’effroi. Notre voie est ailleurs […] Aimer la créature parce que ce n’est qu’une créature ou aimer l’homme parce que, dans la créature, il transcende la créature – voilà l’alternative de la charité et de la justice23.

Croisant cette réflexion sur les rapports de Dieu et de son peuple, Blanchot s’engage pour sa part dans une interrogation sur l’exil et l’exode qui fait indirectement écho aux thématiques de Simone Weil sans revenir sur la mystique de la décréation de la kabbale et des gnostiques. De ces deux affirmations – « Sortir de la demeure, oui, aller et venir de manière à affirmer le monde comme parcours, mais non pas parce qu’il faudrait fuir ce monde ou y vivre en fugitif réellement malheureux24 » ; « S’il faut se mettre en route et errer, est-ce parce qu’exclus de la vérité nous sommes condamnés à l’exclusion qui interdit toute demeure25 » – faut-il conclure avec Hegel à une séparation insurmontable (« Le Dieu des Juifs est la plus haute séparation, il exclut toute union » ; « Il y a dans l’esprit du Juif un abîme insurmontable ») ? Faut-il admettre que la pensée juive refuse la médiation et la parole comme médiatrice ? C’est ici que Blanchot rejoint Levinas et valorise la Parole (la Torah chez Levinas). Si l’être juif refuse la médiation (christique pour le chrétien), il n’en donne pas moins à la parole le rôle d’accueillir l’inconnu et le visage de l’autre qui est aussi celui du pauvre et du malheureux :

Parler à quelqu’un, c’est accepter de ne pas l’introduire dans le système des choses à savoir ou des êtres à connaître, c’est le reconnaître inconnu et l’accueillir étranger sans l’obliger à montrer sa différence. En ce sens la parole de la terre promise où l’exil s’accomplit en séjour, puisqu’il ne s’agit pas d’y être chez soi, mais toujours au Dehors, en un mouvement où l’étranger se délivre sans se renoncer26.

Si Maurice Blanchot a rapproché Simone Weil du judaïsme par le biais de la mystique en insistant sur la thèse de la décréation, il souligne ainsi que l’impossibilité de la médiation ne doit pas sacrifier la possibilité de la parole, au sens où l’abîme « entre l’un et l’autre » n’est pas insurmontable. Simone Weil la Grecque refuse également cet abîme dans un autre cadre de pensée qui est celui de l’attention et n’exclut pas un lien à la mystique juive à laquelle Emmanuel Levinas est réfractaire.

Mais un autre auteur, Albert Camus, est convoqué par Maurice Blanchot dans deux chapitres intitulés respectivement « Réflexions sur l’enfer » et « Victoire logique sur l’absurde », qui éclairent sous un autre angle une interrogation sur la médiation qui doit échapper à la rhétorique hégélienne. Celle qui fut si prégnante après guerre quand les Églises en tout genre, soucieuses de conduire à la paix universelle, se portaient bien (communisme, catholicisme, technocratie…). Blanchot se demande comment Albert Camus peut faire le lien entre Sisyphe (l’homme tombé aux enfers qui a le suicide comme destin) et l’homme révolté (celui qui est porté par la révolte et veut changer le monde en vertu de la dialectique qui va lui permettre de prendre la place du maître) : comment faire un lien entre l’absurde, le nihilisme, le suicide de Sisyphe et la révolte de l’esclave qui a déjà un maître pour « rapport » et peut dire non ? Sisyphe est l’homme qui ne se rapporte à personne, qui vit un non-rapport avec lui-même ; Sisyphe est une solitude privée de centre avec lui-même, il n’a pas de rapport, il est dépourvu de tout lien. Cette absence de rapport, celle du malheur absolu, de l’absurde, du nihilisme, des enfers, peut-elle rester cependant sans conséquences sur la poursuite de la révolte quand l’esclave a pris la place du maître ? Devenu par le saut miraculeux de la dialectique le maître, l’esclave d’hier peut-il faire l’impasse sur l’enfer qu’il a vécu, un enfer tel que le suicide l’emportait sur la mort, et ne pas violenter en retour les maîtres d’hier ?

Comment le mouvement de rébellion qui prend son point de départ au niveau des enfers, là où les êtres sont tombés au-dessous de la « dignité » de la mort, tiendrait-il compte des protestations de ceux qui jouissent noblement de la vie27 ?

Comment trouver une issue qui ne peut être une réponse, une solution entre le rapport dialectique qui modifie les places sans changer les valeurs du monde et le non-rapport absolu du nihilisme qui débouche sur le suicide ? Maurice Blanchot tourne autour de cette question qui demeure la nôtre. S’il le fait dans un langage proche de celui de Levinas, sa lecture de Simone Weil manifeste que celle-ci cherche aussi à penser un type de rapport entre le malheur absolu et la révélation trop heureuse. « Le langage est le lieu de l’attention », écrit-il en soulignant la rigueur et la densité de la langue de Simone Weil. Comme si celle qui ne voulait pas nommer son Dieu n’en finissait pas de faire attention à la langue. Ce qui n’est pas sans évoquer le judaïsme. La mystique se vide de son monde, Dieu se sépare de son peuple, mais l’extrême attention permet d’échapper à la séparation divine et au malheur. C’est-à-dire de répondre au nihilisme : il n’y a pas de médiation parfaite, pas de possession de l’Autre, mais des affirmations ou des exils infinis. Si l’on admet ces croisements que Blanchot file avec la dextérité d’un tisserand, le silence de Simone Weil sur les Juifs durant les années de guerre est d’autant plus douloureux.

  • 1.

    Maurice Blanchot, « L’affirmation (le désir, le malheur) », dans l’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969.

  • 2.

    Stanislas Breton écrit : « La schématisation de la justice, en tant qu’idée sensible du Bien achève ainsi, en climat platonicien, le développement de la preuve ontologique », dans « Simone Weil, l’admirable », Esprit, mai 1995, p. 35. Sur sa vie et son œuvre, on peut renvoyer aux livres de Catherine Millot, la Vie parfaite. Jeanne Guyon, Simone Weil, Etty Hillesum, Paris, Gallimard, coll. « L’infini », 2006 ; Christiane Rancé, Simone Weil. Le courage de l’impossible, Paris, Le Seuil, 2009 ; Sylvie Courtine-Denamy, Simone Weil. La quête des racines célestes, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2009, sans oublier le travail de Laure Adler, l’Insoumise. Simone Weil, Paris, Actes Sud, 2012.

  • 3.

    Voir Francis Kaplan, la Passion antisémite habillée par ses idéologues, Paris, Le Félin, 2011 ; George Steiner, De la Bible à Kafka, Paris, Bayard, 2002 : un génial lecteur qui ne fait pas toujours dans la nuance. Pour y voir un peu clair, on se reportera au dossier des Cahiers Simone Weil consacré à cette thématique et aux pages de Robert Chenavier dans Simone Weil. L’attention au réel publié chez Michalon en 2009.

  • 4.

    Emmanuel Levinas, dans Difficile liberté. Essais sur le judaïsme, Paris, Albin Michel, coll. « Présences du judaïsme », 1963, p. 160. Les trois abîmes sont présentés ainsi : 1) S. Weil « impose une lecture de la Bible telle que le Bien y soit toujours d’origine étrangère au judaïsme et le mal spécifiquement juif » ; 2) « Elle se fait du Bien une idée absolue et pure, excluant tout mélange » ; 3) Pour elle « le divin serait absolument universel et ne peut être servi dans la pureté qu’à travers la particularité de chaque peuple, particularité qui se nomme enracinement ».

  • 5.

    Lu dans les années 1970 comme un théoricien de la lecture inspiré par Mallarmé, Maurice Blanchot est aussi et surtout un grand lecteur. Les textes regroupés dans l’Entretien infini sont impressionnants et trouvent mieux leur sens à notre époque où les rêves hégéliens ne se portent pas très bien.

  • 6.

    Voir par exemple le chapitre que Jérôme de Gramont consacre aux rapports philosophiques de Blanchot et d’Emmanuel Levinas dans Blanchot et la phénoménologie. L’effacement, l’événement, Clichy, Éd. de Corlevour, 2011, p. 107-137.

  • 7.

    Voir M. Blanchot, l’Entretien infini, op. cit.

  • 8.

    Ibid., p. 154.

  • 9.

    Ibid., p. 156.

  • 10.

    M. Blanchot, l’Entretien infini, op. cit., p. 158.

  • 11.

    Ibid., p. 162.

  • 12.

    Ibid., p. 163.

  • 13.

    Ibid., p. 164.

  • 14.

    M. Blanchot, l’Entretien infini, op. cit., p. 167.

  • 15.

    Ibid., p. 169.

  • 16.

    Ibid., p. 170.

  • 17.

    M. Blanchot, l’Entretien infini, op. cit., p. 171.

  • 18.

    Ibid., p. 174-176.

  • 19.

    Ibid., p. 176.

  • 20.

    Ibid., p. 178.

  • 21.

    M. Blanchot, l’Entretien infini, op. cit., p. 180.

  • 22.

    André Neher, l’Existence juive, Paris, Le Seuil, coll. « Esprit », 1962.

  • 23.

    E. Levinas, Difficile liberté. Essais sur le judaïsme, op. cit., p. 168-169.

  • 24.

    M. Blanchot, l’Entretien infini, op. cit., p. 184.

  • 25.

    Ibid., p. 185.

  • 26.

    Ibid., p. 187.

  • 27.

    M. Blanchot, l’Entretien infini, op. cit., p. 270.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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