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Dans le même numéro

Métamorphose de l’espace public

novembre 2012

#Divers

À l’heure où les lieux publics se font moins monumentaux, où l’espace virtuel semble parfois prendre le pas sur l’espace matériel, comment repenser l’espace public ? Les rues, les places sont trop souvent modelées, balisées ; il s’agit donc de reconfigurer ces lieux de passage pour retrouver une diversité des vitesses, des échelles, dans l’arpentage de l’espace public.

L’espace public : au singulier et au pluriel

L’espace public se décline aujourd’hui d’une double manière, au singulier et au pluriel1. Cette distinction renvoie à deux conceptions qui ne sont pas divergentes mais parallèles : le pluriel correspond à l’espace public qui offre au public une « commune visibilité », celle des rues, des places, des lieux et des monuments qui font émerger un espace commun ; le singulier renvoie à l’« espace public politique » qui est indissociable de dispositifs, de procédures ou de lieux tangibles favorisant le débat public. Si le singulier d’espace public évoque le débat politique et la pratique démocratique, les espaces publics désignent pour leur part des lieux considérés comme publics car accessibles à tous. Si l’espace public passe dans les deux cas par des lieux et des monuments visibles, l’espace public politique peut être déterritorialisé, ce qui était déjà le cas de la citoyenneté grecque qui, jusqu’à la réforme de Clisthène, ne renvoyait pas à des lieux balisés et précis mais à un espace mental et virtuel. Ces deux conceptions de l’espace public sont aujourd’hui confrontées à des mutations qui affectent la monumentalité, la sphère publique et la représentation de ce qui est commun. Tout d’abord,

la très ancienne monumentalité a perdu ses assises, et même la plupart de ses repères. Le concept d’espace public comme visibilité liée à cette monumentalité est lui aussi en crise. La ville fragmentée, la ville en archipel, ne se préoccupe plus de cette visibilité qui restait, même dans les systèmes politiques autoritaires, un bien collectif offert au regard de tous2.

Ensuite, l’espace public politique, celui de la délibération, est de plus en plus virtuel en raison de la révolution numérique et donc délié d’un espace matériel visible et tangible. Sur le plan de l’information, les kiosques à journaux se font rares et il n’y aura bientôt plus de journaux dans les kiosques : « flux tendu stock zéro », la formule vaut aussi pour la communication, toutes les informations étant immédiatement disponibles à l’état brut sur l’écran « privé » du mobile. Appréhender l’espace public contemporain exige d’admettre ces deux phénomènes qui s’entrecroisent de la « mise en suspens » du territoire et de la privatisation : d’un côté, la « dissémination » et le « gonflement » d’échanges virtuels sont un facteur de déterritorialisation ; de l’autre, la privatisation de la vie publique, dont l’envers est la publicisation de l’espace privé, trouble les représentations du privé et du public qui ne correspondent plus à une frontière bien établie entre privé et public, entre le domaine privé et l’agora. Mais privatisation et déterritorialisation ne font pas disparaître l’espace public, elles le transforment.

Des espaces publics en perte de monumentalité et de visibilité politique

Quelle est donc la nature des métamorphoses en cours ? L’espace public souffre avant tout d’une crise de visibilité dont la crise des banlieues a été l’un des révélateurs en 2005 puisqu’elle s’en prenait à des espaces publics en déshérence ou cachés. Marqué par des monuments associés le plus souvent au pouvoir, il se démarque aujourd’hui de la monumentalité politique qui avait pris le relais de la monumentalité historique et religieuse. Indissociable d’espaces matériels de délibération comme l’Assemblée nationale, l’espace public est désormais aspiré par des flux virtuels qui laissent croire à la disparition des espaces de la politique. S’arrêter sur ces deux érosions urbaines, celle du monument et celle de la spatialité politique liée au monument, permet de saisir pourquoi la recherche du « commun » l’emporte aujourd’hui sur l’attraction d’espaces publics qui ont souvent été des projections de l’État dans un pays à État fort comme la France. Les aborder successivement permet de saisir leur recoupement, qui est de nature politique, et de comprendre pourquoi la notion de commun l’emporte progressivement sur celle de public.

Selon Marcel Hénaff, la crise du modèle monumental et de la visibilité se fait sentir dans les trois domaines de la technique, de l’administration et de l’architecture : à savoir le domaine technique de la concentration des forces productives, le domaine gestionnaire de la centralisation administrative et le domaine architectural de la monumentalité elle-même. En ce qui concerne le domaine technique, le réseau qui a succédé à la ville-machine industrielle « fragmente le monument ». Celui-ci n’est plus un facteur de polarisation lié au pouvoir central mais un « morceau de ville » quand il subsiste, comme patrimoine le plus souvent :

L’ancienne fonction techno-sociale de la ville s’est largement transférée sur le réseau de communication. […] Ce n’est plus seulement la ville qui gère, distribue, confère les statuts, c’est une autre instance qui s’impose et qui est le réseau même d’une organisation industrielle aux implantations variables3.

Ce dispositif semble totalement se dématérialiser et l’appareil purement spatial laisser la place au dispositif ubiquitaire et immatériel de la Cité virtuelle. L’obsolescence de la centralité administrative relègue de son côté des espaces de pouvoir qui se font plus discrets et se fondent dans la masse de constructions urbaines aléatoires au risque de devenir invisibles. Le pouvoir n’a pas disparu mais il se montre moins du fait de la perte de monumentalité. Dans le cas de la France, la transformation de l’État qui s’adapte aux contraintes des réseaux immatériels et matériels (les connexions) est à l’origine soit d’une perte de visibilité des lieux de pouvoir dont la dimension symbolique garde tout son sens aujourd’hui, soit d’une dissémination (déplacement annoncé du Palais de Justice dans une tour confiée à Renzo Piano à la porte d’Asnières à Paris. Mais les finances ne seront peut-être pas au rendez-vous). Enfin, la crise de la monumentalité est celle de la monumentalité architecturale elle-même qui, au-delà de la folie des grandeurs des gratte-ciel et du gigantisme (Dubaï, Hong Kong, Londres…), oscille entre une monumentalité privée (à commencer par celle des malls) dont les styles sont variés et un retrait de la monumentalité publique.

Tandis que les buildings privés deviennent « monumentaux » (gratte-ciel), en revanche bien des nouveaux bâtiments publics (préfectures, hôtels de ville, palais de justice, voire églises) ressemblent à n’importe quelle construction utilitaire4.

Tous ces éléments montrent bien que la crise de la monumentalité est d’abord celle d’un espace public visible longtemps marqué par la place de l’État et du pouvoir. Or, cette crise de la monumentalité politique est exacerbée par les changements qui affectent l’espace public politique lui-même.

Si l’espace public est historiquement lié à des monuments ou à des places qui sont les uns et les autres indissociables d’un modèle politique de nature optique qui exige la visibilité et la possibilité pour le pouvoir de se montrer5, l’échange démocratique et citoyen est aujourd’hui activé par des « réseaux sociaux » qui sont le plus souvent de nature informelle et virtuelle. À ce constat il faut ajouter que l’espace public est aujourd’hui associé à l’idée de « raison communicationnelle » (Jürgen Habermas) qui, de nature procédurale et universaliste, n’a pas de contrainte spatiale puisqu’elle est formelle et non pas substantielle, tangible, visible. De cela, il ressort que le monument, dont la forte visibilité est la plupart du temps liée au pouvoir politique ou religieux, est en voie de disparition au profit des seuls échanges virtuels ou d’une raison communicationnelle formelle et atopique, le risque étant alors de souscrire à l’idée que l’espace public se passe désormais de toute inscription spatiale.

C’est d’abord oublier que dans des pays où l’État central et pyramidal organise le territoire et les services publics, ceux-ci sont définis sur le plan juridique, certes au nom de l’intérêt général, par ceux qui en ont la charge (les agents) et la mission avant même que ne soient prises en considération les conditions de l’accès à ces services. Or, le double réseau immatériel et matériel enseigne que la question de l’accès est désormais primordiale : il n’y a pas de service public qui ne se préoccupe désormais en priorité des usagers, qui ne sont pas des clients mais des habitants.

Si le concept de sphère publique est associé depuis l’Antiquité et l’âge des Lumières à celui d’universel et de loi partout vérifiable, le local a longtemps relevé, à l’inverse, de la contingence et s’est présenté comme un simple point d’application du « général ». Reste que la pensée du global et la prééminence du réseau sur le rapport centre-périphérie a modifié les données : l’universalité n’est plus de droit mais de connexion. Dans ces conditions, l’espace public contemporain met en relation le global et le local, ce qui l’identifie à une connexion qui peut être à la fois immatérielle et matérielle. L’espace public ne relève donc pas d’une raison communicationnelle strictement procédurale et formelle consistant à appliquer des règles mais d’une « mise en situation » qui oblige à tenir compte des relations du global et du local. Le local est donc valorisé et avec lui la possibilité de privilégier les connexions et les sites. Par ailleurs, les réseaux sociaux, qui n’en appellent pas à de nouveaux monuments, renouent avec l’idée de place vide, avec l’agora chère aux Grecs.

Un espace vide est un milieu où il est possible de parler et de débattre, Hannah Arendt et Jean-Pierre Vernant l’ont souligné maintes fois. Mais la délibération au cœur de l’agora est aussi un espace de manifestation qui oscille entre la manifestation politique et la manifestation de soi. Les échanges virtuels sont à l’origine de formes de socialisation inédites qui n’en exigent pas moins de se rassembler sur la place vide de l’agora. C’est ce que nous appellerons, suite aux événements qui ont secoué le monde arabe depuis la fin de l’année 2010, le syndrome de la place Tahrir : un mouvement virtuel porté par Facebook, Twitter et l’internet doit nécessairement prendre corps et s’inscrire dans un espace qui est celui de la place s’il veut prendre une dimension politique. Tous les acteurs des réseaux sociaux ont fini par se retrouver sur cette place et les divisions s’y expriment aujourd’hui encore, et non sans violence. Les réseaux sociaux en appellent à un territoire qui est celui de la place vide, un espace de manifestation qui symbolise l’espace commun par excellence, un « milieu ». Faut-il s’étonner que ces mêmes acteurs se retrouvent sous d’autres latitudes dans des lieux ouverts aux publics qui se présentent comme des espaces de mise en relation ?

Mais ce sont alors moins des places vides destinées à manifester politiquement que des espaces où des gens se manifestent et célèbrent provisoirement une présence commune. À Paris, les ponts Simone-de-Beauvoir ou Léopold-Senghor conçus par Marc Mimram sont des espaces placés au-dessus de la Seine, un peu dans le vide donc, où se retrouvent des gens mis en contact par le réseau virtuel. Le virtuel n’est pas désincorporé, il postule au contraire des formes de rassemblement qui inventent des lieux inédits se distinguant de la monumentalité classique, celle qui arbore l’enseigne et les signes du pouvoir. Entre la place Tahrir et ces nouveaux espaces du rassemblement festifs et conviviaux, c’est l’espace vide qui prend le dessus, mais un espace vide de contact et donc physique, un espace qui est un théâtre où des gens improvisent des pratiques et des formes d’échange inédites. Si la connectivité réelle et virtuelle met en avant la question de l’accès et du site, il n’est pas surprenant que les réseaux sociaux qui invitent à accéder à un site physique valorisent l’espace vide de la place publique. Prendre en considération ces deux points (la connexion comme territoire, la place publique comme espace vide) permet de saisir qu’une réflexion sur l’espace public associe la connexion, le vide et la capacité d’accès.

Du public au commun. L’accès, la connexion et le site

La rue comme métaphore de l’accès

La rue, considérée spontanément comme l’espace public par excellence, suscite des malentendus en tant qu’espace public : comme elle se privatise en raison du rôle croissant des outils technologiques qui contribuent à la déserter physiquement et mentalement, la riposte imaginée par les habitants est souvent celle d’une rue souriante, conviviale, festive, villageoise. Celle des gens qui se connaissent et parlent ensemble. Alors que la rue est une ouverture non contrôlée, le seuil décisif où le dehors rentre au dedans et où le dedans sort au dehors, un milieu non prévisible, on la transforme en un espace électif ou en un lieu créateur d’événements organisés et prévisibles. Dans ce retour à l’esprit du village, à l’esprit de bulle, l’interconnaissance l’emporte sur l’anonymat cher à Baudelaire.

On a beau s’appeler Anonymous, les réseaux sociaux, les repas de voisins consistent souvent à se retrouver avec ses pairs, avec des proches. Avec cette levée de l’anonymat propre à l’espace public, le risque est d’oublier « la liberté de ne pas être avec », celle qu’évoque la célèbre formule d’après laquelle « l’air de la ville rend libre ». Il y a une liberté de ne pas être happé dans le collectif dont Jane Jacobs, l’auteur de The Death and Life of Great American Cities6, a bien vu l’esprit. Les contacts, furtifs, rapides, biaisés, décalés, de la rue sont essentiels pour que s’établisse un climat de confiance, qui doit se diffuser dans tout l’espace urbain. « Il faut laisser parler la rue », c’est ce qui devrait se passer mais l’urbanisme le plus branché offre à sa manière des espaces piétonniers et des lieux festifs où les pouvoirs locaux organisent des fêtes collectives contrôlées7. La ville fait événement, elle est festive car elle maîtrise les fêtes et les événements. Alors que l’espace public politique, longtemps marqué par les signes monumentaux de l’État et du pouvoir, est en voie de désaffection, alors que le pouvoir se rend moins visible, l’espace public est de plus en plus livré à une logique « élective » de privatisation et de marchandisation.

Ce qui ne va pas sans paradoxe : les rues sont de plus en plus normées par les pouvoirs publics (lois, codes de l’urbanisme) ou les collectivités locales alors que les individus les empruntent et les parcourent dans une indifférence croissante aux autres individus. L’architecte Nicolas Soulier parle, dans le cas de la France, d’une urgence à reconquérir la rue contre des voiries stérilisées à coup de règlement (villes, copropriétés, lotissements), de priorité à la voiture et d’obsession sécuritaire.

La rue classique était faite du barda que les gens mettaient dehors, de tout ce qui dépassait de la façade : plantes, linge, vélo, perron, marquise. À la place, on impose une régulation de la circulation qui passe par des giratoires et des rocades, qui oblige à emprunter des voies de décélération pour s’arrêter, comme si la grande rue à glissière était la loi. Dans ces conditions, la privatisation gagne du terrain, le commerce avance sur la rue et suscite l’ire des voisins : les mêmes qui chantent les louanges des bistrots parisiens ne supportent pas qu’ils débordent sur les trottoirs8.

Avec la rue piétonnière on observe un chassé-croisé entre un espace public de plus en plus chalandisé, entre une extension de la zone commerciale (terrasses de café, commerces) et un repli dans l’espace privé dont la rue piétonnière est le prolongement. Ce qui disparaît dans tous les cas, à Paris comme à Brasilia, ce sont les espaces intermédiaires, les sas, les pas-de-porte, les lieux où ça cause : les digicodes ont remplacé les concierges et les loges, la sécurité est rentrée dans l’immeuble, il faut montrer patte blanche pour passer du public au privé, de la rue à la résidence. La rue n’est plus un « mélangeur » de privé et de public, un grouillement, et le privé gagne doublement du terrain : en se repliant du point de vue de l’individu au dedans et en étalant commercialement son domaine d’intervention au dehors.

Cette vision pessimiste de la rue comme espace public primordial a cependant un défaut : elle méprise la capacité des habitants, qui ne sont pas tous des voisins irascibles, de « braconner », de chasser, de parader, de fureter en dépit de l’allongement des distances physiques, elle oublie bêtement les habitants9. Mais surtout, elle met entre parenthèses deux phénomènes : la possibilité de reconquérir des espaces vides, et la nécessité de repenser la dimension publique en accordant toute leur importance aux questions de l’accès, de la connexion et du site. Autant de termes issus du langage numérique qui prennent tout leur sens dans la réalité urbaine la plus proche ou la plus lointaine. Le flou des frontières entre privé et public, la valorisation des lieux publics institués par les normes en vigueur ne doivent pas empêcher les habitants de partir, dans le cadre métropolitain qui est le nôtre, à la reconquête d’un espace public en voie de métamorphose sur le plan mental et physique.

Faut-il être surpris, dans ce contexte, que la rue redevienne la condition sine qua non de la mise en relation entre le dedans et le dehors, entre l’habitation privée et l’espace « commun10 » ? Si le monument fut la substance d’un pouvoir qui se laissait regarder, la rue et la place ont toujours été l’espace de la manifestation de ceux qui devaient regarder le pouvoir. Aujourd’hui, celui-ci se laisse moins voir, et la rue retrouve une dimension qui est celle de la manifestation de soi à soi, mais aussi celle de soi aux autres qui s’exerce de manière plus élective que mélangée, plus volontaire qu’improvisée. Si la rue est aujourd’hui privatisée au sens où les pratiques de mobilité sont individualisées du fait des « mobiles » en tous genres ou de l’interdiction de fumer dans les lieux publics fermés, si la rue a perdu de son caractère baudelairien, de sa force d’anonymat, si le social oscille entre une convivialité volontaire et une individualisation exhibée (je parle grâce à mon mobile avec des partenaires qui ne sont pas là, dans l’indifférence à ceux qui sont là), elle est le lieu préalable où « ça se passe » dans la mesure où elle est considérée comme un mélangeur indispensable, un mélangeur de fonctions et de populations.

Les connexions comme métaphores des espaces publics contemporains

Si la rue métaphorise l’accès, elle permet en conséquence d’accéder à des connexions, à commencer par la place, qui sont, elles, des métaphores de l’espace public. Il faut imaginer et concevoir des espaces publics qui ne se résument pas aux monuments ou aux connexions chargées (sur un mode privé ou public) d’assurer la circulation et les transports. À contre-courant de l’urbanisme fonctionnaliste qui a évacué la rue, fustigé les espaces mélangeurs et exacerbé la place impartie à la voiture. Mais aussi, à contre-courant de l’urbanisme de secteurs qui assujettit la rue à la voiture, il faut retrouver le sens de ces espaces mixtes. À la rue s’ajoute la place comme espace de rassemblement et de transit : si on peut la traverser comme une rue, elle est pourtant singulière et plus gratuite dans son existence :

Ce qu’elle offre, c’est d’abord une ouverture dans les volumes, elle invite davantage à regarder, à lever les yeux, à s’arrêter. La rue va toujours ailleurs ; la place reste où elle est11.

Si on « passe » dans la rue, on « s’arrête » sur la place, on y stationne, on cherche à faire de la place et à y trouver sa place. Dans la formation de l’espace public, la dimension de la place indique que l’anonymat peut être levé dans certaines conditions : la manifestation de rue autorisée commence sur une place et se termine sur une autre place. Ce que rappellent les cortèges qui relient rituellement la Bastille à la République. Ce qui fait de la place le lieu de rassemblement, de la revendication de liberté comme celui de l’assujettissement des foules convoquées pour écouter la harangue du tyran (Place Rouge, place Tian-an-Men…). Cela se vit aujourd’hui sur des modes divers, sur la place Tahrir ou sur le pont de Solférino, cela exige de renouer avec des rues et des places, mais aussi avec tout ce qui assure transitions et mélanges, avec les ponts, les fenêtres et les portes urbaines chers à Georg Simmel.

Cela exige de valoriser les parvis pour entrer dans les nouveaux monuments que sont les musées. C’est le cas à Metz, où Shigaru Ban a conçu un parvis qui est une ouverture sur l’extérieur comme des rideaux que l’on soulève. Tel est le défi du parvis : pour faire entrer le public dans les bâtiments, le bâtiment doit sortir de lui-même, se pousser dehors. Cela exige également de valoriser les cours d’immeuble qui assurent le continuum des espaces publics, comme à Barcelone. Mais ce qui manque aussi, c’est un espace « du public » rendant possible les échanges de la vie quotidienne dans ce que l’on appelle les lieux publics et qu’il vaudrait mieux définir comme des espaces communs : ceux que composent rues, trottoirs, boutiques, restaurants, places, cafés, parcs, musées, salles de spectacles. Si la rue, la place, le système viaire sont des conditions, des préalables, il faut s’interroger de concert sur le rôle des connexions indissociables qui renvoient à des vitesses spécifiques. La ville passante est moins la ville des passants/piétons que celle qui fait passer d’un rythme à l’autre. C’est pourquoi les espaces publics, indissociables alors de l’ensemble des connexions, doivent favoriser le glissement d’une vitesse à l’autre, ce qui offre la possibilité de ne pas garder la vitesse douce et lente pour soi dans des villages urbains. Les exemples en sont nombreux et contrastés. Alors qu’il a décontextualisé la gare de Liège en la coupant du quartier environnant, l’architecte Santiago Calatrava a conçu à Zurich une gare qui offre une rythmique marquée par la multiplicité des vitesses : celle du train, celle du tramway, celle du vélo, celle de la marche, autant de vitesses assurant des transitions et échappant à la prégnance de l’auto mobile.

Mais quels sont alors les espaces publics à privilégier ? Dans l’esprit contemporain, la connexion est toujours assimilée à une gare, à un lieu de transports et de circulation (gare ferroviaire mais aussi gare routière, gare portuaire, aéroports), les équipes qui ont travaillé sur le projet du Grand Paris, si décalées soient-elles par rapport à l’héritage fonctionnaliste, n’ont pas dérogé et ont mis l’accent, tout comme l’État, sur les seules connexions de transports. Du Grand Paris, on n’a retenu le plus souvent que la grande rocade (le double 8, devenu bien utopique par manque de moyens), à propos de laquelle on a multiplié les variations permettant de mettre en réseau les pôles de la métropole en devenir, ou bien le projet de ligne à grande vitesse entre Le Havre et Paris susceptible de rendre plus performants les liens entre la capitale et son port (lui aussi remis en cause). Telle est la première urgence, celle de considérer qu’un espace commun est celui qui offre des biens communs : il faut donc se figurer comme espace public des espaces qui ne sont pas seulement les gares, mais aussi des hôpitaux, des espaces de savoir, des espaces culturels… À cela s’ajoute une deuxième urgence : l’offre d’espaces publics implique la possibilité d’y accéder, un critère décisif puisque connexion, contrôle et fermeture vont souvent de pair. À la connexion comportant des contrôles dans des zones limitées et peu accessibles, il faut substituer des espaces publics susceptibles de ne pas se présenter comme des bunkers d’apparence fermée (comme y arrive bien la Bibliothèque publique de Lyon à la sortie du hub ferroviaire de la Part-Dieu).

Bien sûr, les connexions de transports que sont les gares routières, ferroviaires, mais aussi les hôpitaux, les espaces culturels, les universités, les lieux de justice ne sont pas tous des bunkers. Mais une connexion ne devient un espace public que si elle est pensée autrement qu’une zone commerciale et franchisée ou qu’un espace de loisirs privé. Il faut par exemple offrir autre chose que le seul service du transport au sein d’une connexion de transport : la gare de Brasilia, à la différence des gares françaises franchisées, comporte des espaces qui s’adressent aux femmes battues, aux chômeurs, aux assurés sociaux. La gare qui articule les modes de circulation, les cars, les bus et le métro, est l’occasion de localiser dans un lieu public des services administratifs et sociaux, voire un bureau d’information pour les syndicats ! Il faut ensuite mélanger ce lieu public plus ou moins ouvert à l’espace environnant : la rue traversante de l’hôpital Saint-Joseph à Lille, près de la gare de Lille/Flandres, est un espace qui met en relation les patients et les bien portants du quartier, et donc les liens de ceux-ci avec la maladie. Il faut également réfléchir aux conditions d’accès offertes par ces espaces publics quand tout le monde n’ose pas aller vers le service offert : l’exemple de la bibliothèque Virgilio-Barco conçue par Rogelio Salmona à la demande d’un maire de Bogotá qui voulait une bibliothèque pour des gens qui ne savent pas lire est exemplaire12.

Alors que Le Corbusier convoque la rue tant méprisée au sein même de l’unité d’habitation, l’intensité d’un espace public sera jugée à sa capacité de respecter l’esprit de la rue et de la place mais aussi à sa volonté d’en créer, de leur faire de la place. Ainsi, la place et la rue peuvent border ou contenir un espace public, mais elles doivent également les intégrer en s’y enveloppant. La rue n’est pas le dehors du dedans, elle est ce qui exprime la prévalence du dehors : elle est une ouverture. C’est le cas du mall commercial conçu par Bernard Reichen qui relie la gare au port à Saint-Nazaire, du centre García-Márquez à Bogotá qui est une rue n’en finissant pas de tourner et de s’ouvrir sur elle-même ou de la Tour sociale de Lion Bardi à São Paulo. L’espace public doit être conçu et pensé différemment : il faut en multiplier les formes, les dispositifs, les offres et surtout en favoriser les conditions d’accès. Mais l’espace public, ce sont aussi les espaces verts en tous genres. Et ce sont également les friches à recycler qui sont ferroviaires, portuaires, résidentielles.

Si le grand paysage qui articule le site naturel et l’espace habitable peut enfin être considéré comme espace public, cela signifie au moins trois choses dans une métropole soucieuse de « refaire contexte », de refaire de la ville dans l’urbain généralisé. Tout d’abord, rappeler qu’il y a un espace, un sol commun préalable à la privatisation et à l’appropriation, que ce soit la maison privée, un ensemble fermé ou un mall commercial. Alexandre Chemettoff le formule à sa manière à propos d’une zone d’aménagement concerté (Zac) qu’il a rénovée à Rennes : l’espace public prend le dessus quand il fait oublier les maisons privées qui y sont construites, si réussies soient-elles. Mais s’il prend le dessus, c’est qu’il est déjà là. Dans une métropole multipolaire, il a aussi pour fonction d’assurer les sas, les transitions et les médiations, de faire tenir ensemble et de relier. Ensuite, l’espace public approfondit notre relation à l’espace : alors que la culture politique française, jacobine, laisse croire que l’on passe directement du privé au public, de la volonté individuelle à la volonté générale, du local au national (sur le plan politique), l’expérience publique urbaine13 renvoie à des strates et des couches qui l’animent et le dynamisent de manière multidimensionnelle. Habiter associe les échelles, du local au global et inversement. Il faut enfin admettre que, dans un monde qui privilégie un urbanisme de secteurs et d’environnements sécurisés (malls, lotissements, connexions), il est essentiel de repartir des zones floues et chaotiques, des friches et des délaissés.

Hier en rupture avec des paysages non urbains qu’il rejetait au dehors, le paysage urbain métropolitain doit composer avec tous les autres paysages et revaloriser un dehors qui est un site singulier mais aussi la Terre commune. L’espace public, c’est le respect du Dehors sans lequel « refaire monde » est une gageure. Il faut sortir de l’alternative opposant l’espace de connexion rivé au global et l’espace de la ville passante. L’espace public est là pour faire glisser d’une vitesse à l’autre. Autrement dit, il faut retrouver la variété des vitesses et des échelles dans un monde des flux et respecter la pluralité des mobilités.

Foules indignées, places occupées

Comment fait-on pour occuper un lieu qui, en théorie, appartient à tous ? Que se passe-t-il lorsque le public, soudain, occupe son espace ? Ces questions se sont posées en 2011 quand, dans le sillage des révolutions arabes, des mouvements se sont dessinés, en Europe occidentale et aux États-Unis, qui avaient pour principale technique de mobilisation l’occupation de places, de parcs, de lieux publics en somme. Les Indignés de la Puerta del Sol à Madrid et du parvis de la cathédrale Saint-Paul à Londres, les défenseurs du mouvement Occupy Wall Street (Ows) du Zuccotti Park de New York, ont tous élu domicile, pour quelques semaines ou quelques mois, dans ces lieux que l’on aurait naguère appelé les « communs ». Ils s’y sont installés, avec leurs tentes et leurs casseroles, s’y sont organisés, mettant en place un système de cantines, des commissions pour l’hygiène, des groupes d’aide aux sans-abri, et y ont discuté, employant la méthode du consensus (continuer le débat jusqu’à parvenir à un accord) et la technique du mégaphone humain (après que les forces de police ont prohibé l’utilisation de micros) pour relayer la parole des orateurs. Quoi de neuf, diront certains ; les occupations sont depuis longtemps une manière d’exprimer des revendications politiques. L’espace public est depuis toujours le lieu de la contestation – et celui de la répression. L’occupation continue, elle non plus, n’est pas une nouveauté ; on en a vu un exemple récent avec la « ronde des obstinés » de 2009, l’une des innovations les plus intéressantes du mouvement de protestation venu des universités.

Pourtant, il y a quelque chose d’autre qui s’est joué chez les Indignés et les Occupy : en effet, l’indétermination de leurs revendications, qui leur a souvent été reprochée – le succès du slogan « Nous sommes les 99% » a certes remis la question des inégalités au cœur de la campagne américaine, mais n’a pas vraiment débouché sur des exigences précises –, a en réalité permis de faire de l’occupation elle-même un geste politique. Répondant ironiquement à ceux qui les accusaient de n’être que des fainéants qui cherchent simplement à occuper leurs journées (reproche que l’on fait souvent aussi aux étudiants qui se mobilisent), les campeurs d’Ows ont d’ailleurs répondu avec humour : « Pas besoin de boulot, j’ai trouvé une occupation1. » Comme l’écrit Michel Lussault,

le campement, l’installation urbaine, devient sa propre finalité ; il ne sert pas une cause, il est la cause, il est en lui-même protestation. Ainsi, ce qui compte est d’apparaître, de s’imposer dans l’espace public concret – pas la sphère publique abstraite du champ politique, mais ce bon espace matériel de la vie urbaine de tous les jours2 […].

C’est ce retour au concret qui nous importe ici. Les « occupants » veulent en effet manifester leur présence matérielle ; ils opposent leurs corps qui mangent, font leurs besoins, prennent de la place, parlent, à l’abstraction de la finance et de la spéculation, à l’évanescence de ces « 1% » contre lesquels ils se mobilisent. Ils ne veulent pas marcher, comme dans les manifestations traditionnelles qui traversent l’espace public pendant un temps limité, scandant des mots d’ordre sous des bâtiments symbolisant l’autorité. Non, ils veulent « se poser », prendre le temps comme ils prennent l’espace, se rendre manifestes, plutôt que de manifester.

Ces mouvements d’occupation de l’espace public réaffirment ainsi les droits du public sur certains lieux – parcs, places, parvis – que la sphère institutionnelle a tendance à s’approprier (organisation de spectacles, d’activités diverses, « sécurisation » par la présence de caméras vidéo ou de policiers3), et permettent également de donner corps à une certaine conception de la politique, qui demeurerait sinon discursive ou virtuelle, présente uniquement dans le « débat public » ou dans des « forums » sur l’internet. Or, l’occupation est associée à la discussion, à ces longues conversations sur des sujets divers (pour le mouvement Occupy, les thèmes incluaient le plein-emploi, la question du revenu garanti, la transparence politique, la politique de santé, l’arrêt Citizen United de la Cour suprême sur les financements politiques, etc.) qui animent les soirées solitaires sur la toile ; c’est, en quelque sorte, une chatroom en live. Ou encore, une agora. Dire que ces rassemblements matériels, dans l’espace urbain, sont une transposition de modes de communication et de mobilisation qui se déroulent sur l’internet n’est paradoxal qu’en apparence. En effet, ceux qui ont été à l’initiative des mouvements des Indignés ou d’Occupy sont souvent des jeunes gens hyperconnectés, habitués à débattre en ligne, à créer des forums, à lancer des appels sur Facebook, à faire signer des pétitions sur iPhone. À bien des égards, l’originalité de ces nouvelles formes d’occupation réside dans le fait que non seulement elles sont connectées par le biais du réseau (ce qui explique aussi leur forte médiatisation), mais qu’elles sont, en un sens, des applications concrètes de manières de concevoir le débat que l’on pratique en ligne. La vogue des Commons, ces programmes ou sites de contenu en accès libre sur le net (l’exemple le plus connu est probablement Wikipédia), déborde du virtuel ; par ces mouvements, des groupes de gens revendiquent un retour aux « communs », à l’accessibilité de l’espace public. On se pose aujourd’hui beaucoup de questions sur l’accès à l’internet (quel est le rôle et le pouvoir des fournisseurs d’accès, à quels contenus doit-on donner accès gratuitement, faut-il ou non réglementer davantage l’espace virtuel), mais on en oublierait presque l’accès aux espaces concrets de la ville, de plus en plus privatisés, patrimonialisés, sectorisés. Les mouvements d’occupation des places, par leur souci de ne pas enfermer leurs revendications dans des bâtiments ou des zones closes, par leur volonté de se mobiliser dans des espaces ouverts, théoriquement accessibles à tous, représentent certes la possibilité d’une autre forme de débat public, la nécessité de réduire les distances qui séparent aujourd’hui le peuple de ses représentants ; mais ils appellent aussi, si on les dépouille de ces atours métaphoriques, à reprendre possession de ces espaces, avant qu’ils ne soient complètement confisqués, pour que personne ne puisse dire, lorsqu’on demande à y entrer : « Ah, non, c’est occupé. »

Alice Béja

1.

Voir l’introduction de Jade Lingaard à Occupy Wall Street! Textes, essais et témoignages des indignés, Paris, Les Arènes, 2012, et notre compte rendu dans ce numéro, p. 153.

2.

Voir l’excellent article de Michel Lussault, « Bienvenue dans la nouvelle lutte des places », publié sur raison-publique.fr le 3 janvier 2012 : http://www.raison-publique.fr/article491.html

3.

Voir dans ce numéro les articles d’Olivier Mongin, p. 73, et de Cynthia Ghorra-Gobin, p. 88.

  • 1.

    Voir Thierry Paquot, l’Espace public, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2009.

  • 2.

    Marcel Hénaff, la Ville à venir, Paris, Éditions de l’Herne, 2008, p. 182.

  • 3.

    M. Hénaff, la Ville à venir, op. cit., p. 164-165.

  • 4.

    M. Hénaff, la Ville à venir, op. cit., p. 170.

  • 5.

    La place de la Renaissance confronte le pouvoir et la foule rassemblée.

  • 6.

    Jane Jacobs, The Death and Life of Great American Cities, New York, Random House, 1961. Ce livre vient d’être retraduit : J. Jacobs, Déclin et survie des grandes villes américaines, trad. française de Claire Parin, postface de Thierry Paquot, Marseille, Parenthèses, 2012.

  • 7.

    Voir dans ce numéro l’article de Cynthia Ghorra-Gobin, « L’espace public : entre privatisation et patrimonialisation », p. 88.

  • 8.

    Nicolas Soulier, Reconquérir les rues, Paris, Ulmer, 2012.

  • 9.

    On donne souvent l’exemple de Brasilia, ville Capitale conçue pour la voiture, que les habitants des quartiers se sont progressivement réappropriés.

  • 10.

    La loi sur l’interdiction du port de la burqua dans l’espace public a conduit à assimiler la rue à un établissement public. Mais la rue, ce mélangeur, n’est pas un hôpital qui requiert l’absence du port des signes distinctifs. Voir Patrick Weil, Le Monde, 24 novembre 2010 : « Le législateur a défini l’espace public comme “constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés au service public”. Il a ainsi confondu les hôpitaux, écoles, mairies ou ministères avec la rue, espaces différents, auxquels jusqu’alors notre laïcité et la Cour européenne des droits de l’homme appliquaient des règles distinctes. »

  • 11.

    M. Hénaff, la Ville à venir, op. cit., p. 213.

  • 12.

    Voir dans ce numéro l’article d’Olivier Mongin, « Les espaces ouverts de Rogelio Salmona à Bogotá », p. 112.

  • 13.

    Voir Olivier Mongin, la Condition urbaine, Paris, Le Seuil, 2005.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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