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Mumbai et Le Caire. La ville privée, « la » bidonville et la ville éclatée

décembre 2012

#Divers

La ville privée, « la » bidonville et la ville éclatée

L’urbanisation contemporaine tend à séparer les habitants et à creuser les inégalités territoriales. Un pays émergent comme l’Inde en témoigne : un tiers des 1, 21 milliard d’Indiens habitant désormais en ville, et le pays devrait compter, d’ici 2030, deux fois plus d’habitants que l’Europe. Mais les dépenses publiques par habitant consacrées aux citadins ne représentent que le sixième de celles destinées aux ruraux. Un vieux fond de ruralisme militant qui date de Gandhi oppose l’Inde authentique, celle des campagnes, aux villes créées par la colonisation. Par ailleurs, la moitié des habitants de Bombay (Mumbai) vit en bidonville, dans des constructions illégales qui peuvent être détruites du jour au lendemain par la police1. En ce sens, Bombay est une « ville bidonville » comme Salvador de Bahia est au Brésil une « rue bidonville ». C’est seulement dans les années 1990 que l’État indien a jugé le phénomène de la métropolisation urbaine comme inéluctable, et qu’il a mis en place en 2005 un programme de renouvellement urbain portant sur les soixante-trois plus grosses villes de l’Inde2.

Dans ce contexte, centres commerciaux climatisés et complexes résidentiels attirent comme des aimants une population qui fuit la métropole congestionnée. Ce qui favorise l’émergence de villes privées comme Gurgaon, une ville satellite de Delhi passée en peu d’années de quelques milliers d’habitants à plus de 1, 5 million. C’est l’une de ces villes privées qui promettent le bonheur vert et dont les résidences s’appellent « Vert numérique », « Parc des conquérants » ou encore « Course aux chevreuils ». Pourtant, une catastrophe est attendue à Gurgaon : celle qui se prépare dans la ville souterraine où 30 000 puits creusés illégalement sont à l’origine d’une baisse de niveau de nappes phréatiques également contaminées par l’infiltration des eaux usées. Dans l’une des résidences, celle d’Arlais, tous les appartements donnent sur les terrains de golf qui contribuent à pomper un peu plus ces nappes phréatiques. Cette « ville qui se noie dans ses excréments », comme l’affirme une étude publiée par le Centre pour la science et l’environnement (Cse), cette « ville privée » créée pour les classes aisées est donc confrontée aux mêmes problèmes (le risque d’autodestruction) qu’un bidonville.

Et il en va des eaux usées comme des autres infrastructures : routes défoncées, absence de trottoirs, électricité intermittente, absence d’éclairage public et d’espaces publics qui génère un sentiment d’insécurité, mais aussi celui de vivre dans une bulle. Seule compte ici la vie dans les complexes résidentiels qui marquent le succès de la gestion privée de la ville et traduisent la volonté d’échapper à une gouvernance publique synonyme de corruption et de dysfonctionnement.

Un promoteur, Kushal Pal Singh, a imaginé ce type de ville destinée aux classes moyennes émergentes, des villes délimitées par des enceintes et où il n’y a aucune continuité entre les espaces privés et publics. Il les a multipliées sans aucune vision d’ensemble : alors qu’il y en avait cent quarante-trois en 2011, quatre cents sont aujourd’hui en cours de création. Ces complexes résidentiels peuvent également comporter des pôles technologiques pourvoyeurs d’emploi qualifié : Magarpatta City est l’une de ces enclaves sécurisées pour privilégiés située à Pune, à une centaine de kilomètres de Mumbai. Autour de l’immense parc central s’étend Cybercity, un ensemble composé de douze tours de bureaux en verre abritant plus de 500 000 mètres carrés d’espace de travail destinés aux technologies de l’information. Le cœur de la vie commerciale est le Destination Center, qui regroupe boutiques, bureaux administratifs, banques et petits restaurants.

Le Caire : global, vert, connecté

La représentation que l’on se fait du Caire, cette ville considérée par les Cairotes comme « la mère du monde », Umm al-dunya, change d’une autre manière :

Celle-ci était au nombre des grandes cités historiques dont on admirait les splendeurs patrimoniales ; elle est aujourd’hui perçue comme une métropole en voie de globalisation – un futur « Dubaï sur Nil3 ».

Le Caire considérée comme un « Dubaï sur Nil » ? Cela n’a de sens que pour les promoteurs, décideurs et agents d’un libéralisme autoritaire qui veulent créer une ville globale et branchée dans les vastes territoires, ceux du désert, qui s’étendent à l’infini aux portes de la ville, en mitant les rares terres agricoles et en laissant bâtir des constructions informelles (62 % de ce qui se construit au Caire ; en 2009, 63 % de la population du Grand Caire). Un projet quelque peu remis en cause par les séquences successives qui rythment les événements politiques en cours. Mais le projet de requalification urbaine suit son cours, ce qui se traduit par une extension tentaculaire, par l’exode des populations pauvres vivant dans le centre historique vers les constructions illégales des territoires périurbains, et par l’édification de lotissements sécurisés et de villes privées pour les couches moyennes et populations aisées en périphérie.

Alors que cette ville était aimantée par ses pyramides surgissant du désert, par son histoire pharaonique et son caractère mythique, alors que le fait majeur des dix dernières années est

la mutation radicale d’échelle métropolitaine de la ville, qui l’a fait passer d’un ensemble compact centralisé de 350 km2 à une entité multipolaire se déployant désormais sur une aire urbanisée de taille au moins quatre fois supérieure qui s’étend de la ville nouvelle du 6 octobre à celle de New Cairo4,

le plus frappant est la double volonté de patrimonialiser et de globaliser qui se traduit dans une stratégie urbaine destinée à contrer l’anarchie.

En effet, l’ambition affichée de créer un Dubaï cairote va de pair avec celle d’expulser les habitants d’un centre-ville dont la requalification était d’abord destinée à mieux accueillir des flux touristiques considérablement freinés depuis les événements terroristes de 2001.

Trois concepts animent la vision adoptée en 2009 pour Le Caire, à l’issue d’une large concertation : global/vert/connecté. La stratégie prévoit des projets pharamineux de tours sur le Nil et d’équipements hôteliers autour des pyramides pour satisfaire la demande « globale » : tourisme et finance, à l’instar de ce que bâtissent les voisins du Golfe. La préoccupation écologique entend décupler les zones vertes très réduites, il est vrai, dans toute l’agglomération. Enfin un plan visionnaire pour les déplacements doit combiner la petite desserte par tramway, l’extension du réseau du métro, la division du transport routier, la construction de parkings souterrains5.

« Global/vert/connecté » : ce slogan frise la caricature ! Reste que Le Caire n’est pas une ville du Golfe ! Si une ville globalisée comme Dubaï agglomère toutes les composantes de la ville/connexion, Le Caire ne peut se globaliser qu’en éclatant et en fragmentant un territoire soumis à de puissantes pressions démographiques : la ville globale doit correspondre à un quartier d’affaires composé de tours et connecté au centre historique et à un aéroport tandis que les populations aisées se déplacent vers des villes privées (et le reste de la population vers les constructions illégales).

Cela évite certes de faire du Caire un futur Mumbai, une ville bidonville, mais cela préfigure une ville qui sera de moins en moins habitée par ses habitants : associer la patrimonialisation et la globalisation repousse de facto toutes les populations le plus loin possible de la zone réservée au patrimoine et à la connexion globalisée.

Il est à craindre que la stratégie du « Grand Caire 2050 » ne vienne fragmenter un peu plus la ville. Il est question, entre autres, d’évacuer plusieurs zones d’habitat spontané – Imbaba, Boulaq Al-Dakrour, Manshiet Nasser –, afin de permettre aux quartiers centraux de respirer, et de percer de nouveaux axes traversants. La Cité des morts, vidée de ses habitants (les nécropoles ont été au fil des siècles habitées par les « vivants »), serait transformée en parc thématique6.

Ainsi, le rêve de devenir un « Dubaï sur Nil » vide la ville de ses habitants et donc de son histoire. N’y a-t-il donc pas d’autre choix que celui de la ville bidonville ou de la ville globalisée qui fait le vide autour d’elle ? Aujourd’hui, le nom de Naguib Mahfouz est associé à un restaurant réservé aux touristes et devenu inabordable pour les Cairotes. Mais Le Caire est confronté à un avenir incertain qui pèse sur la stratégie urbaine.

« La » bidonville

L’éclatement urbain peut aussi conduire à parler de « la » bidonville. C’est le cas de Salvador de Bahia, où l’axe principal qui traverse la ville longe des quartiers de bidonvilles et des zones touristiques repliées sur elles-mêmes du côté de l’océan et du quartier historique, patrimoine mondial de l’humanité. Si l’éclatement accompagne les plans urbains contemporains qui favorisent la juxtaposition de villes nouvelles, d’enclaves résidentielles, de pôles de travail technologique globalisés et de bidonvilles, il est rare que la ville se présente comme « une » bidonville. Pour Katherine Boo, qui a consacré un ouvrage au bidonville d’Annawadi, où s’entassent trois mille personnes en plein cœur de Mumbai, à proximité de l’aéroport, la mégapole de Mumbai est « la » bidonville par excellence puisque 62 % des habitants du Grand Mumbai habitent dans des bidonvilles comme celui de Dharavi où vivent entre sept cent mille et un million de personnes sur plus de deux cents hectares. Alors que le quartier historique et portuaire du vieux Bombay, nommé Island City, se trouve au sud de la baie avec ses 3 150 000 habitants, l’agglomération s’est développée comme un immense bidonville qui correspond à la banlieue proche (9 500 000 habitants) comme au district suburbain lui-même qui est environné de centres d’affaires, d’unités résidentielles, de villes privées (Thane District) et de la ville nouvelle de Navi Mumbai située de l’autre côté de la baie où se regroupent les couches émergentes. Dans ce cas de figure, « la » bidonville éclatée ne parvient pas à marginaliser ses bidonvilles ni à les enclaver : ceux-ci ont pris le dessus alors qu’ailleurs, ils sont d’habitude contenus dans ou hors de la cité. La ville privée sécurisée ou la bidonville sont l’une et l’autre des enclaves qui ne sont pas repliées sur elles-mêmes mais pèsent sur la dynamique méga-politaine. Au point de la couper en deux.

  • 1.

    Les expulsés reviennent cycliquement monter des tentes sur les bases de leur ancienne maison.

  • 2.

    Les données et informations contenues dans cette note s’appuient sur un article du Monde portant sur Gurgaon (mai 2012) et un dossier du Courrier international portant sur Mumbai (printemps 2012).

  • 3.

    Mercedes Volait, Claudine Piaton et Juliette Hueber, Le Caire, Paris, Cité de l’architecture et du patrimoine/Ifa, 2011, p. 3.

  • 4.

    Pierre-Arnaud Barthel, Safaa Monqid, Le Caire, Paris, Autrement, 2011, p. 5.

  • 5.

    P.-A. Barthel, S. Monqid, Le Caire, op. cit., p. 65.

  • 6.

    P.-A. Barthel, S. Monqid, Le Caire, op. cit., p. 65.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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