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Omdurman : le désordre organisé d'une cérémonie soufie

juin 2015

#Divers

Khartoum, ce n’est pas seulement une mégapole de 8 millions d’habitants (dont un nombre toujours croissant de « réfugiés internes », les « déplacés » politiques et climatiques), mais trois territoires – Khartoum nord, l’ancienne ville coloniale et Omdurman – qui sont rassemblés autour d’une île, encore rurale aujourd’hui, qui symbolise la confluence des deux Nils (le Nil bleu et le Nil blanc). Emblème de Khartoum, Omdurman est la ville la plus marquée par les populations locales, par les traditions religieuses et par les pratiques les moins officielles. Bref, les signes de modernité laissés par l’argent venu de Libye ou des Émirats y sont inexistants.

Tous les vendredis en fin d’après-midi, avant le coucher du soleil, des centaines de personnes se retrouvent dans un vaste terrain mal dessiné qui, hésitant entre le garage (amas de voitures) et le cimetière (présence de tombes), se trouve entre le mausolée d’un saint fondateur (Hamad El Nil) honoré par une communauté soufie et la direction de La Mecque.

Corps habités

Placée à proximité du tombeau du saint, la population rassemblée se trouve dans un « non-lieu » ou plutôt dans un espace soumis à des pratiques très codées qui n’en finissent pas de métamorphoser le terrain de la cérémonie. Tout au long de ce rituel qui dure près de deux heures, des corps bougent pour se rapprocher du saint et du prophète dans un désordre organisé, caractéristique de ce type de rituel. Près d’un millier de personnes se réunissent, mais une frontière va vite apparaître, dessinée en permanence par les rares maîtres de cérémonie qui tracent dans le sable de ce terrain aride, parcelle de désert au cœur de l’extension urbaine, les marques d’une ligne mouvante. Celle-ci n’en finit pas de dessiner un cercle qui sépare ceux qui ont l’autorisation d’être à l’intérieur et ceux qui sont dehors, sans pour autant être des spectateurs passifs.

Si la ligne est séparatrice, si des corps sont à l’intérieur, vêtus d’habits verts, blancs et rouges, les signes d’appartenance à la communauté soufie, qui a sa généalogie et sa hiérarchie, elle n’oppose pas des spectateurs et des acteurs. Tous les participants de la cérémonie sont potentiellement des acteurs : sollicités (pour reprendre les refrains, manifester leur corps par des gesticulations très disciplinées) par des hommes en prière mais surtout par les maîtres de cérémonie qui tracent le cercle, certains seront autorisés à pénétrer à l’intérieur et à franchir la limite. Mais une fois là, il ne suffit pas de se laisser aller : les codes et les règles doivent être strictement respectés. C’est pourquoi le désordre est ordonné par le bâton que quelques maîtres de cérémonie tiennent sur leur dos : le bâton qui a pour rôle de tracer des lignes et des limites en plein désert a également pour fonction de faire respecter l’ordre collectif, car la cérémonie soufie peut être dangereuse, céder à la violence, puisque les corps plus ou moins extatiques, plus ou moins dansants, plus ou moins livrés à eux-mêmes, sont là pour célébrer le Tout-Puissant au risque de passer les limites, des limites qui ne sont pas seulement celles tracées sur le sol mouvant comme un vent de sable.

Le cercle de la communauté

Une seule fois durant cette cérémonie, qui s’est déroulée à la fin du mois de février 2015 comme tous les vendredis soir, un coup de bâton sera donné à un homme qui commençait à en violenter un autre, et l’agresseur renvoyé dehors. Le désordre, le délire des corps est une menace contrôlée par les maîtres soufis : si les femmes sont absentes du cercle intérieur, quelques-unes qui se trouvent en surplomb, comme collées à la paroi du mausolée, font preuve d’une présence impressionnante. Si la cérémonie s’organise autour de ce cercle qui se fait et se défait, les métamorphoses du cercle accompagnent la temporalité de cette fin de journée. Au fur et à mesure que le soleil se couche, la communauté soufie, qui regarde d’abord vers la nécropole, va progressivement se tourner vers La Mecque, changer de direction et terminer la cérémonie en prière. Cette cérémonie de caractère populaire fait ainsi passer du tombeau du saint à celui du prophète.

On est au Soudan, pays dirigé par un islamiste ; ce type de cérémonie n’y est pas la règle et se trouve confronté aux usages sociaux d’un islam normé, peu communautaire, juridique et limité à des pratiques qui ne libèrent pas les corps.

Après la cérémonie, les gens restent, les religieux nous parlent ; nous n’avons pas assisté à un spectacle, nous avons été happés par un rituel dont on ne nous a pas rejetés une seconde. La Pléiade vient de rééditer l’Afrique fantôme de Michel Leiris, qui relate une odyssée anthropologique au début des années 1930, de Dakar à Djibouti en passant par Omdurman et Juba (devenue aujourd’hui la capitale du Soudan du Sud et soumise à une guerre civile intraitable). Dans cette région où Afrique et monde arabe se rencontrent, la violence ritualisée des cérémonies soufies est à mille lieues d’une violence d’un tout autre ordre, celle de Daech et de Boko Haram.

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    Tous mes remerciements à Bruno Aubert et à Sophie Gherardi.