Position. D'une place à l'autre : Le Caire, Kiev, Istanbul
Les images de la place Tahrir (midan Tahrir), celles que l’on voit dans le film de Stefano Savona (Tahrir, place de la Libération1, 2011), sont encore dans toutes les mémoires. Mais les images de liberté et d’émancipation d’hier sont aujourd’hui des images de violence, de viol et de harcèlement, les seules que l’on retienne désormais. « Vidé » un temps par la révolution du 11 janvier 2011 de tous les instruments et de tous les agents de pouvoir – partis, militaires, policiers… –, ce havre de discussion a été réoccupé par les militants et hommes de main du pouvoir déchu et des partis religieux (salafistes et Frères musulmans) qui y sèment régulièrement des graines de violence. Si la liberté de parole retrouvée ne fait guère de doute, deux ans après le début de la révolution de janvier 2011, si les gens s’expriment sans s’inquiéter des contrôles et des représailles policières et militaires, ils se plaignent plutôt de la disparition de ceux qui ont pour mission d’assurer la sécurité : hier l’une des villes les plus policières du monde, Le Caire est devenue un territoire d’insécurité du fait de la désertion apparente de la police.
Mais la ville n’est pourtant pas réduite à l’état de nature, la jungle n’est pas la règle, les pistolets et les armes ne sont pas visibles comme dans les villes mafieuses. Le Caire vibre encore par ses mots, mais la ville est inquiète des menaces qui pèsent. Elle est triste de ne pas voir d’issue politique (tant la division du Front démocratique est forte, comme en Tunisie) à la prise de pouvoir par les Frères musulmans et le président Morsi, mais également d’observer que l’Occident a déjà renoncé à croire au printemps égyptien. Concrètement, il n’y avait début mai (avant les grandes chaleurs) déjà plus de touristes au Khan el-Khalili, le grand bazar cairote, seuls des Russes fortunés s’aventurent dans le Sinaï fermé de Charm el-Cheikh, et il n’y a plus que dix bateaux de touristes qui naviguent sur le Nil sur les cinq cents habituels. Tel est le dilemme : la démocratie n’est certes pas gagnée mais ce n’est pas en refusant, nous les Européens épris de démocratie et de laïcité, de se rendre dans une Égypte prétendument mise à feu et à sang qu’on aide le mouvement des femmes et des hommes de la place Tahrir, qu’ils soient voilés ou non, barbus ou non. L’économie égyptienne a besoin des touristes qui suivent le Nil ou s’aventurent dans les oasis. Aujourd’hui, l’Europe ne va plus en Égypte, encore un peu en Tunisie. Est-ce la meilleure manière de soutenir les printemps arabes que de les contourner et d’en avoir peur ? Rien de pire que la peur de la peur. Le marché est impitoyable et le tourisme est un marché. Reste que les titres des journaux évoquent en ce début de juin 2013 les soubresauts de la place Taksim à Istanbul. Une révolte de plus sur une place, encore une agora éphémère !
À Kiev, la ville n’est pas désertée, mais elle est comme oubliée par ceux qui cèdent aux volontés politiques d’un Poutine qui a décidé que l’Ukraine n’avait pas à se détourner de Moscou. La place de l’indépendance est l’une de ces places (place se dit midan en arabe et maidan en ukrainien), tout comme la midan Tahrir, où la liberté s’est manifestée durant la « révolution orange » de 2004. Mais, là encore, on se demande pourquoi l’Europe oublie si vite ces places qui correspondent aux moments de fondation chers à Hannah Arendt ou à Cornelius Castoriadis. Et nombreux sont ceux qui se réclament en Ukraine du livre de Timothy Snyder (Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, voir les articles parus dans Esprit en février 2013), espèrent que l’Europe regardera autrement ces territoires qui ont subi la famine, les camps, les répressions féroces, et plaident pour que l’Europe n’oublie pas l’Ukraine, celle de Boulgakov, de Malevitch et des victimes inconnues, mais aussi les autres terres de sang, la Pologne aujourd’hui mieux reconnue, les pays baltes et la Biélorussie. Pourtant, on se courbe devant Poutine qui protège ses oléoducs, son pétrole, ses oligarques et s’en prend aux oligarques d’ailleurs, au risque d’oublier pour des raisons d’équilibre géopolitique les rebelles syriens et de laisser bien des situations chaotiques s’envenimer. Si l’Europe connaît une crise institutionnelle de nature économique, elle connaît aussi une crise de sa conscience historique, celle d’une Europe qui oublie, voire met entre parenthèses des morceaux d’elle-même, ces territoires qui nous ont réappris un temps l’exigence démocratique. Ce n’est pas de politique qu’il s’agit là mais d’histoire. La mémoire est douloureuse mais l’Europe s’escrime à ne pas parler de ce qui lui a fait mal durant un xxe siècle qui fut un siècle des catastrophes plus qu’un âge d’or !
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Voir la présentation d’Élise Domenach, Esprit, octobre 2011.