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Position: Des gares et des corps

juin 2012

#Divers

La Cité de l’architecture et du patrimoine située au Trocadéro à Paris a confié à celui qui fut pendant des décennies l’architecte des gares de France une exposition sur la circulation destinée à mettre en scène les évolutions contemporaines indissociables de la vitesse. En France, nous avons donc « un » architecte des gares, Jean-Marie Duthilleul, à la fois architecte et polytechnicien, qui s’appuie sur une agence qu’il a créée en 1997 (l’Arep, Aménagement recherche pôles d’échanges) pour les besoins de la Sncf (et qu’il vient de quitter). L’architecte des gares ne peut que susciter des jalousies ; on en apprécie plus ou moins le travail, le choix des matériaux (bois et métal), les couleurs (le gris) et le mobilier découvert le plus souvent au moment de la construction des gares du Tgv Méditerranée (Valence, Aix-en-Provence, Avignon) ou de Lille Europe, autant de signes que l’on retrouve aussi à Turin, Casablanca, Mumbai, en Corée (gare de Séoul) et en Chine (gares de Shanghai-sud et Wuhan). Jean-Marie Duthilleul, qui est aux gares ce que Paul Andreu, l’architecte de Roissy (lui aussi polytechnicien et architecte) et de dizaines d’autres aéroports dans le monde, est aux « voies du ciel », a donc accompagné le glissement de la Sncf de la moyenne vitesse à la « très grande vitesse » : il a imaginé les gares du Tgv qui se distinguent des gares de la petite et de la moyenne vitesse (celles que l’on détruit ou qui se réduisent à un quai de gare jouxtant un parking), il a construit et reconstruit des gares devenues des connexions où plusieurs vitesses s’entrechoquent (gare du Nord, gare Saint-Lazare à Paris par exemple). Il y a un style Duthilleul comme il y a un style Calatrava à Zurich (la gare multimodale) et à Satolas (l’aéroport Saint-Exupéry). Avec lui, on a donc vécu l’entrée dans l’ère du multimodal mais aussi dans celle de l’écologique (voire les gares connectées, vertes et durables comme celle de Bellegarde), ce dont on peut tirer plusieurs leçons malheureusement absentes de l’exposition.

À distance de la gare ferroviaire classique, la gare Tgv se rapproche de l’aéroport, on ne le voit nulle part mieux que dans le cas de la gare gigantesque de Shanghai-sud qui s’élève sur quatre étages et a été confiée à Duthilleul (plutôt une réussite !). Ce n’est pas un hasard puisque la carlingue du Tgv ressemble plus à celle d’un avion qu’à celle d’un Rer ou d’un train Corail de la grande époque1. Ensuite, la connexion ferroviaire Tgv se présente dans le cas de la Chine comme un « sas » destiné à effectuer la sélection des voyageurs et à réguler les flux. De manière plus générale, les gares sont à plusieurs vitesses, ce qui revient à distinguer des connexions branchées sur la grande vitesse (des hyperlieux décontextualisés, comme les gares Tgv, déconnectés des villes et branchés sur les aéroports) des gares à petite vitesse destinées à rentrer chez soi en voiture. La petite gare en rase campagne, en voie de déshérence, fait office de parking (quand elle existe !) pour accéder à la voiture. Dans le cas de la Sncf, le problème est que l’on tend à fermer pas mal de ces lignes secondaires, à développer le transport collectif par autocar comme aux États-Unis et à considérer ceux qui recourent aux trains à petite vitesse comme une clientèle « captive » (à savoir celle qui a le tort de ne pas avoir de voiture dont l’énergie est polluante et doit donc recourir au train, une énergie propre dont la Sncf vante bien sûr les vertus). Bien des débats de la présidentielle auraient pu porter sur l’ouverture de gares Tgv plus ou moins indispensables et la fermeture des lignes à petite et moyenne vitesse, ce qui aurait été une manière de parler concrètement de la fameuse « fracture métropolitaine », vite devenue un thème récurrent durant la campagne présidentielle. Est-il interdit de parler de l’institution ferroviaire (véritable État dans l’État) ou bien faut-il croire que les patrons modernistes de nos villes, souvent à gauche, veulent le Tgv et les gares qui vont avec alors que départements et régions financent comme ils le peuvent les Ter, les réseaux intercités et les lignes secondaires qui restent ? Les professionnels du train laissent pourtant entendre qu’il faut peut-être se calmer en ce qui concerne la création de voies, et que l’essentiel est déjà d’assurer l’entretien des rames et des machines.

Mais revenons à l’architecte des gares, qui travaille aujourd’hui à son compte. On apprend qu’il a également été sollicité par l’épiscopat pour imaginer autrement les circulations dans des cathédrales (Notre-Dame de Paris et Strasbourg) ou dans des églises plus intimistes (Saint-Ignace à Paris) et qu’il aime la liturgie. Ses amis en rajoutent sur ce point bien entendu : « Quand il parle, c’est presque religieux. Pour lui, une gare, c’est comme une assemblée. Il croit profondément que les hommes rassemblés sont bien », raconte l’urbaniste J.-L. Subileau, un temps chargé de Lille. Mais on ne peut pas dire que le maître d’œuvre multiplie les interrogations théologiques dans l’exposition présentée à la Cité de l’architecture : les meilleurs chercheurs ont été convoqués, les représentants de l’État aussi, mais le résultat est mince. Pour une raison simple qui n’est pas le fait de J.-M. Duthilleul : si le quadrillage de la circulation correspond à un état de la technique et de la vitesse, il est décalé de l’appréhension de l’espace de circulation par des corps de nature poétique qui se meuvent avec plus de bonheur que de difficultés dans les espaces de connexion. Vision heureuse de la technique et de l’organisation du territoire à toutes les vitesses !

Le titre de l’exposition explique le malentendu qui correspond à un état d’esprit très français : « Quand nos mouvements façonnent la ville. » Défilent devant nous les métamorphoses de la circulation depuis la révolution industrielle : la voiture, le train, l’avion, des images à n’en plus finir sur les gares du xixe et du xxe siècle, puis on apprend qu’un « autre monde » a commencé dans les années 1980, celui du numérique bien entendu et de la Cité virtuelle qui fait office d’utopie branchée. Il ne reste plus que des corps mobiles et autonomes dans des connexions qui ne seraient que des enveloppes et n’auraient aucune capacité de formatage de ces corps, on apprend même que l’on s’embrasse beaucoup dans les gares. Comme si le technicien des Ponts et Chaussées ne pouvait pas admettre que les techniques modifient les mobilités et les déplacements corporels. On est tombé dans le piège de l’imaginaire contemporain qui juxtapose la ville des flux et la ville piétonnière en faisant semblant de les faire coïncider. Soit on marche à pied et on s’embrasse comme Roméo et Juliette, soit on parcourt le monde à très grande vitesse grâce aux nouvelles techniques. Mais il n’y a pas de lien entre l’un et l’autre, entre le poème et la technique, entre le concret et l’abstrait. On est fasciné par les mobilités du portable et par les nouveaux modes de circulation, comme on peut le lire dans le catalogue devenu une quasi-publicité :

La conception des espaces de circulation doit répondre à de nouvelles exigences : non seulement le citoyen doit pouvoir y trouver en permanence tous les moyens de transport pour se déplacer sans efforts, et à la vitesse qu’il souhaite, mais encore il doit pouvoir y exercer confortablement ses activités quotidiennes grâce à tous les appareils portables dont il est équipé.

Mais on ne se demande pas en quoi nos parcours sont normés et contraints. Les corps heureux flottent dans la ville !

Pourquoi donc l’homme des Ponts et Chaussées, mais aussi l’homme des gares, en est-il encore à dissocier le quadrillage, la technique, la connexion d’un côté et le corps poétique de l’autre ? L’exposition aurait dû s’intituler : « Quand les gares et les connexions façonnent nos mouvements. » Or on a fait tout l’inverse, histoire d’oublier que les techniques et les infrastructures modifient les corps et leurs mouvements tout en transformant nos rapports avec le monde extérieur. Un autre polytechnicien, Marc Desportes, l’a fort bien montré dans son livre Paysages en mouvement2. Quant au virtuel, il ne faut pas s’emballer ; ce qui se joue dans l’univers immatériel du numérique a une réplique dans le monde matériel : il y a là aussi des connexions, des sites et la question de la connexion est avant tout celle de l’accès, de la possibilité d’accéder. Jean-Toussaint Desanti l’a maintes fois souligné : « Le virtuel ne modifie pas tant les choses que le mode d’accès aux choses. » Qui accède et comment peut-on accéder ? C’est bien toute la question que posent les échangeurs de vitesse que sont les gares en mutation rapide. Les corps heureux et amoureux dans les gares subissent la pression des techniques et des connexions que les architectes et ingénieurs mettent en œuvre. Mais pas toujours pour créer de la poésie !

  • 1.

    Voir le roman de Jean-Pierre Martin qui raconte un voyage en Tgv, les Liaisons ferroviaires, Paris, Champ Vallon, 2011.

  • 2.

    Marc Desportes, Paysages en mouvement, Paris, Gallimard, 2005.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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