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Position – L'inflation sans bornes du patrimoine

novembre 2013

#Divers

Les dernières Journées du patrimoine, en septembre, ont connu un succès inégalé : on a parlé de treize millions de visiteurs qui se sont succédé dans les allées du pouvoir, au Conseil d’État ou au Conseil constitutionnel, avant de se perdre dans celles des musées. Mais tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes du patrimoine, puisque le ministère de la Culture et les institutions concernées sont mis à la diète et doivent opérer des choix drastiques. Rappelons que le patrimoine est une invention récente, qui superpose et mélange deux notions fort contrastées : « le monument » – une simple pierre, un menhir par exemple – entendu comme un signe anthropologique qui renvoie « universellement » à une communauté d’appartenance, à un collectif humain (monere signifie se souvenir), et le « monument historique » qui est une invention historique française (« Guerre aux démolisseurs ! » s’écrie Hugo en 1825) qui a débouché sur plusieurs textes dont la loi aujourd’hui « centenaire » de 1913. En moins d’un siècle, le patrimoine s’est étendu et généralisé (le nombre d’éléments classés ou inscrits s’élevait à quarante-quatre mille en 2010), au risque de devenir une affaire ingérable, sans parler des problèmes propres au label « patrimoine mondial de l’humanité » de l’Unesco. À ne prendre que l’exemple français, on voit que la patrimonialisation (longtemps réservée à des périodes anciennes de l’histoire de l’art) se rapproche de plus en plus du contemporain et que, si l’on n’y prend pas garde, un nom propre d’architecte sera bientôt un argument suffisant avant même qu’intervienne la construction. Par ailleurs, le patrimoine historique matériel a laissé place au patrimoine industriel (dix mille classements et inscriptions) et au patrimoine immatériel entendu en deux sens (celui des mœurs et celui du virtuel).

À ceux qui se scandaliseront que l’on doute d’un patrimoine qui est avant tout de nature politique et un ressort indispensable à la République, rappelons deux choses. D’une part, Pierre Nora a conclu le périple des « lieux de mémoire » sur ce constat : le surcroît de mémoire est indissociable du présentisme et de l’incapacité à s’orienter vers un futur, ce qui affecte le « roman national » et l’épuise. Moins il y a représentation de l’avenir, plus il y a focalisation sur le présent et plus la mémoire s’alourdit. L’obésité contemporaine de la mémoire n’est pourtant pas la meilleure manière de « refaire histoire » : Nietzsche s’en était déjà pris à ce régime (très chrétien selon lui) de la dette infinie, une dette qui n’avait donc pas qu’une signification économique (trop de dette empêche de se tourner vers l’avenir), et Paul Ricœur, célébré ce mois-ci car lui aussi centenaire, a intitulé non sans faire scandale chez les défenseurs du devoir de mémoire l’un de ses livres : la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli. Conserver, lutter contre les vandales de tous bords qui sont d’éternels revenants, préserver notre culture politique n’est pas une invitation à tout faire rentrer indifféremment dans les casiers de la mémoire. Conserver exige de faire des choix et de se demander comment on conserve : la question garde tout son sens à l’heure d’une globalisation dynamisée par des révolutions technologiques majeures. Faut-il alors calmer le jeu et se protéger ? Ce n’est pas ce qui semble se passer, si l’on en juge par la double réaction des archivistes et des historiens regroupés autour de « Liberté pour l’histoire », qui mettent en cause un projet européen destiné à protéger le patrimoine virtuel et la liberté de conscience1. Allant dans le sens du droit à l’oubli numérique, ce projet revient à garantir l’application du « droit à l’effacement des données » qui est devenu peu efficace à l’heure du web, d’où la consécration juridique de l’expression « droit à l’oubli » (right to be forgotten) citée dans l’article 17 du projet de règlement européen2.

Par ailleurs, l’État républicain est de moins en moins l’acteur majeur de la patrimonialisation puisque l’enquête sur le patrimoine en 2004 a été confiée aux régions : à l’Inventaire général des monuments et des richesses artistiques, créé à l’initiative d’André Malraux et d’André Chastel en 19643, a en effet succédé en 2004 un Inventaire général du patrimoine culturel. À l’époque, il y avait déjà (entre autres) quatre cents aéroports, cinq cents hôpitaux, sept raffineries de pétrole et quatre centrales nucléaires, et l’inflation n’a pas cessé depuis en dépit de la diminution du nombre des dossiers4. Si le débat sur le patrimoine se prête à des polémiques qui ne sont pas toujours inutiles, tant il est indissociable d’une muséification5 qui se cache derrière l’exemple (devenu passe-partout) du musée de Bilbao de Frank Gehry, il rappelle à bon escient que l’on ne peut tout garder, tout conserver, tout entretenir, qu’il faut faire des choix en vue de prendre des décisions ne pénalisant pas l’avenir. La question de l’endettement symbolique, politique et spirituel est aussi importante que celle de la dette économique. Et on peut même croire que la seule appréhension économique de la dette est à l’origine du pire des aveuglements. Ce qui nous amène à faire du surplace historique sous le poids d’un patrimoine sans frontières.

  • 1.

    « Je ne peux pas dire aujourd’hui quelles archives vont être utiles aux historiens dans trente ans ! » affirme l’historien Denis Peschanski. Voir la note des historiens sur le projet de règlement européen (www.lph-asso.fr, rubrique « Actualités »).

  • 2.

    Voir « L’histoire au piège de la toile », Le Monde, 5 octobre 2013. Cet article cite l’ouvrage non traduit de Viktor Mayer-Schönberger, Delete : The Virtue of Forgetting in the Digital Age, Princeton, Princeton University Press, 2009.

  • 3.

    Un désaccord existait entre eux deux : pour Malraux et son Musée imaginaire, l’inventaire était ouvert à l’infini, pour Chastel, il devait être clos. Reste que classer n’empêche pas de déclasser, mais les exemples de déclassements sont peu nombreux.

  • 4.

    Voir Michel Melot, Mirabilia. Essai sur l’Inventaire général du patrimoine culturel, Paris, Gallimard, 2012 (compte rendu de Thierry Paquot dans Esprit, octobre 2013).

  • 5.

    Voir un ouvrage quelque peu iconoclaste pour une fonctionnaire de l’art, Catherine Grenier, directrice adjointe du Musée national d’art moderne (Paris), la Fin des musées ?, Paris, Éditions du Regard, 2013.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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