Position – Où sont les classes moyennes émergentes ?
La Coupe du monde de football qui se déroule jusqu’au 13 juillet dans plusieurs villes du Brésil aura moins été l’occasion de célébrer les éternelles vertus footballistique1 du pays que de s’interroger sur les travers et inégalités qui persistent au sein des pays émergents. Si le brave Platini, devenu patron de l’Uefa, ne voit pas plus loin que le bout de ses chaussures « de haut niveau » quand il ose demander aux Brésiliens, ceux qui manifestent bruyamment contre tous les excès financiers de cet événement, de rester calmes pendant un mois pour que le monde entier puisse profiter de la Coupe du monde, les commentaires habituels sont d’une autre nature. En effet, ce qu’on attend des populations émergentes, des Brésiliens mais aussi bien des Chinois ou des Indiens, c’est qu’ils en finissent avec une violence endémique, qu’ils la contrôlent, qu’ils la pacifient, qu’ils fassent de l’urbanité tout en urbanisant. Ce qui vaut pour les favelas vaut pour les mingongs qui campent à la périphérie des villes chinoises. Mais ce raisonnement se poursuit généralement par une invocation de la classe moyenne : ceux qui seraient pris dans les chaînes de la violence n’auraient pas encore accédé à ce royaume. Regardez le Brésil : les violences urbaines sont un archaïsme qui ne devrait pas résister longtemps si la croissance veut bien suivre, et même aller plus vite.
À ce stade, on est en droit de s’interroger sur cette vision rassurante, qu’un film récent comme Bruits de Recife2 dément totalement. Tout d’abord, appartenir à la classe moyenne revient le plus souvent dans les commentaires à devenir un consommateur à part entière. Est-il si sûr que celle-ci se réduise à ce statut économique?? Ne doit-on pas rappeler que la classe moyenne est d’autant plus « ?moyenne? » qu’elle fait le lien entre le haut et le bas, entre la richesse et la pauvreté, qu’elle fait marcher l’ascenseur social, qu’elle met en relation les groupes et les classes, non sans un certain souci d’apaisement et de justice sociale?? C’est tout le sens de la création de l’État social en France, qui a été en partie une réponse aux journées révolutionnaires de juin 18483?: la classe moyenne n’est pas uniquement consommatrice, elle doit être en mesure de prendre ses responsabilités et de faire le pari de la solidarité. Pour Ildefons Cerdà, qui a inventé la notion d’urbanisme en 1867 à Barcelone, ce mot renvoie à une ville qui est à elle seule un petit État social, à savoir un espace commun où une population est susceptible de partager les risques et de mutualiser les services. « ?Classe moyenne? »?: ce n’est pas seulement l’argent qui rentre chez vous pour mieux consommer, et du même coup faire marcher la machine économique?!
Mais alors, pourquoi nous, Européens, qui braquons des projecteurs sur les émergents, tenons-nous tant à ce que ceux-ci fassent émerger leurs classes moyennes?? Les raisons ne sont peut-être pas très glorieuses. Tout d’abord, les émergents doivent réussir leur pari d’une croissance ultrarapide, car nous dépendons de plus en plus d’eux?: la diplomatie économique chère à Laurent Fabius ne peut se passer de la croyance qu’une classe émergente en train de se constituer va stabiliser l’économie, comme cela a été le cas chez nous. Ensuite, nous faisons d’autant plus la course aux émergents, nous les collons avec d’autant plus d’avidité que nous refusons de revenir sur notre mode de croissance, qui n’a pas le droit de faiblir?: bref, la réussite de leur croissance, à l’aveugle pour l’instant, est la condition de la poursuite de la nôtre. Mais il y a encore une autre raison de se rassurer avec les classes moyennes émergentes?: la fragilité de plus en plus manifeste de nos classes moyennes nous oblige à croire que tout doit aller pour le mieux « ?dans le meilleur des nouveaux mondes? » dont nous sommes dépendants. Cet appel plaintif traduit le désarroi d’une Europe qui ne sait plus où elle en est avec ses propres classes moyennes. Et qui ne veut pas voir que la mondialisation économique est à l’origine d’un nouveau type d’inégalités, celles que décrivent Joseph Stiglitz, Zygmunt Bauman ou François Bourguignon4?: des inégalités qui tirent vers le haut ou vers le bas, au risque de sacrifier ces fameuses classes moyennes. Croire aux classes moyennes émergentes, c’est vouloir que le monde soit de plus en plus riche et croissant et qu’il suive la pente occidentale. Mais c’est aussi ne pas vouloir ou pouvoir se confronter au régime inédit des inégalités qui est, puisque globalisé, notre lot à tous. Il est temps de remettre les pendules à l’heure, de ne pas se contenter de nos croyances rassurantes sur nous-mêmes comme sur les autres, ces émergents si pénibles et retardataires quand ils manifestent dans les rues de Rio. Même si lors de la Coupe du monde au Qatar en 2022, personne ne viendra perturber les plaisirs de Michel Platini, dans cet univers où la démocratie est un mirage dans la fournaise du désert…
- 1.
Une exception cependant, Olivier Guez, Éloge de l’esquive, Paris, Grasset, 2014.
- 2.
Film de Kleber Mendonça Filho, sorti en février 2014, qui décrit la vie d’un quartier de la classe moyenne de Recife lorsque s’y installe une société de sécurité privée.
- 3.
Voir Jacques Donzelot, l’Invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques, Paris, Le Seuil, coll. « ?Points essais? », 1994.
- 4.
Voir la note de lecture sur le dernier ouvrage de Zygmunt Bauman, Les riches font-ils le bonheur de tous??, dans ce numéro, p. 156.