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Positions – Attentes démocratiques : la double leçon de l'Égypte et du Brésil

août/sept. 2013

#Divers

Le deuxième acte de la Révolution égyptienne, la destitution par l’armée du premier président sorti des urnes, a débuté le 3 juillet 2013 après des rassemblements monstres place Tahrir au Caire et dans d’autres villes d’Égypte. Mais en dépit de l’enthousiasme d’un peuple désireux de se libérer de la tutelle d’un président qui n’a pas respecté son contrat, en dépit des discours rassurants affirmant que l’armée s’était mise au service du peuple, il a fallu convenir après le « massacre » de cinquante « frères » cinq jours plus tard que ce deuxième acte passait par un encadrement militaire guère pacifique du processus démocratique.

Pour saisir les raisons de ce climat de violence, arrêtons-nous sur l’implication des divers acteurs en présence. Le soulèvement populaire tout d’abord : depuis février 2011, il est symbolisé par les événements successifs se déroulant place Tahrir et il a été dynamisé depuis quelques mois par l’action du mouvement Tammarod (Rébellion) qui a recueilli vingt millions de signatures anti-Morsi. Mais ce « groupe en fusion » souffre depuis l’origine des mêmes maux : fortes divisions politiques, culturelles, voire religieuses entre les nassériens, les musulmans libéraux, les Coptes qui en appellent à l’Égypte prémusulmane qu’ils incarnent et les réseaux sociaux, mais aussi présence d’incontrôlables à l’origine des viols qui dénaturent la rébellion. Cette Égypte en acte est de nature paradoxale : le soulèvement populaire est à la fois très unifié car massif mais aussi très divisé car bigarré, ce qui ne favorise pas le passage à l’institution, à la représentation politique et à l’apparition de leaders (on a pu entendre : « Où est donc le Mandela égyptien ? »).

Les deux autres acteurs, l’armée et les Frères musulmans, ont un point commun, le rejet du pluralisme et le recours à la violence. Après le moment d’illusion lyrique1 qui a suivi le discours du général Al-Sissi (qui était entouré du patriarche d’Al-Azhar, du pape copte et du laïc Mohamed El Baradei), il a vite fallu remettre les pendules à l’heure militaire. Si l’on a compris que la diplomatie ne pouvait guère évoquer un coup d’État militaire alors même qu’elle s’inquiétait de la remise en cause d’élections démocratiques2, les plus réalistes ont rappelé que l’Égypte nilotique est un État bureaucratique qui s’est toujours appuyé dans sa longue histoire sur l’armée3, que les militaires, dont Nasser demeure la figure de proue, encadrent et contrôlent le pays depuis 1952, que l’institution militaire a des privilèges, des intérêts économiques et financiers énormes qu’elle veut impérativement préserver. Par ailleurs, ceux qui n’ont pas la mémoire courte se sont vite souvenus que la première période de transition (février 2011-mai 2012) conduite par l’armée sous l’égide du Csfa (Conseil supérieur des forces armées) avait donné lieu à des actions violentes qui traduisaient une incapacité à gouverner pacifiquement. Ceux qui l’avaient oublié ont vite pris acte des maladresses (arrestation en nombre de leaders – dont le guide des Frères, Hazem Beblawi – au risque de nourrir la martyrologie des Frères et leur complexe obsidional, fermeture des chaînes de télévision…) qui ont précédé le massacre du 8 juillet 2013 perpétré contre les Frères rassemblés devant le palais de la Garde républicaine où, selon la rumeur, était enfermé Morsi. Les conséquences ont été immédiates : le pape copte a dénoncé la violence et le parti salafiste Al-Nour a quitté la table des négociations destinées à former un gouvernement provisoire. Aujourd’hui, à la mi-juillet, un calme précaire est revenu et des décisions attendues ont été prises (nomination d’un Premier ministre et mise en place d’un gouvernement chargé de réviser la Constitution islamisée par Morsi et de préparer des élections). Sans qu’il faille comparer ce coup d’État militaire à l’Algérie de 1991 (mise en cause du résultat des urnes par les militaires qui a fait entrer le pays dans une décennie de guerre civile), sans nier la dynamique populaire anti-Morsi, il ne faut pas sous-estimer les tendances éradicatrices de l’armée, la militarisation du pays et un recours mal maîtrisé à la violence. Comment imaginer que les militaires égyptiens soient des pacificateurs et des démocrates en puissance alors qu’ils ne donnent aucune preuve d’ouverture et de respect du pluralisme ? C’est paradoxalement tout ce qu’ils reprochent aux Frères, cette volonté de s’arroger les pleins pouvoirs, qui a fait échouer la stratégie (soutenue par les Américains) d’une alliance possible entre l’armée et les Frères.

Quant aux Frères eux-mêmes, ils ont tout perdu en quelques heures et risquent de se retrouver à nouveau derrière les barreaux. Tout a commencé à mal tourner pour eux en décembre 2012 quand l’islamisation de la Constitution par Morsi, qui n’était guère un signe de pluralisme, a relancé les mouvements de rue qui ont été réprimés par le pouvoir via ses propres milices avec une violence acharnée. Là encore, la violence a été l’unique réponse politique avec l’incapacité de négocier et l’inaptitude à gouverner dont on sait les conséquences économiques. Il y a donc eu le 3 juillet lyrique et le 8 juillet sanglant : d’un côté un soulèvement populaire majoritairement non violent, de l’autre une armée et des Frères qui ne reculent pas devant la violence, d’où la difficulté à instituer le pluralisme, à accepter la division et l’inaptitude à la représentation. Comme en Tunisie, on peut gager que la priorité des priorités porte sur la rédaction d’une constitution d’esprit pluraliste. Mais une telle volonté de constituer le pluralisme ne peut pas passer par une éradication à l’algérienne des Frères, voire des autres courants islamistes.

Dans une autre partie du monde, dans un pays démocratique qui a porté au pouvoir des figures populaires (Lula et Dilma Roussef, jusqu’aux récentes revendications), on s’en prend aussi au pouvoir en place, mais dans des conditions très différentes. En effet, le Brésil démocratique, un pays continent sorti d’une dictature militaire (dont les actes de terreur et de violence qui bénéficient de la lustration ne seront pas jugés), n’a jamais réussi à se débarrasser de la corruption des représentants élus, du népotisme et du clientélisme parlementaire. Lula n’a pas brillé dans la réforme politique. Quant à Dilma Roussef, qui a dû reculer devant les lobbys des partis ruralistas responsables de l’augmentation de la déforestation, elle se préparait avant les événements de juin 2013 à faire voter une loi (le projet de loi Pec 37) destinée à affaiblir l’action des procureurs et des juges dans les affaires de corruption. Aujourd’hui, au plus bas dans les sondages, elle a promis un référendum en vue de réformer la vie politique du pays et de la démocratiser, mais son projet a déjà été retoqué par les représentants des principaux partis politiques. Si les « déclencheurs urbains » soulignent la dureté d’un pays qui est d’autant plus inégalitaire qu’il est émergent (les inégalités sont de un à cinq en France, de un à cent au Brésil) et rappellent que l’État fédéral investit peu dans les transports (0, 8 % du budget), la santé ou l’éducation, la fragilité de la représentation politique et la méfiance qu’elle suscite sont la raison majeure de ces soulèvements.

Le moins que l’on puisse dire est que l’on a renoué avec l’histoire en Égypte et au Brésil, que la rue se réveille. Mais il ne faut pas confondre la stabilité des États et la vitalité démocratique : la stabilité égyptienne passe par une reprise en main de l’armée qui n’a guère appris les méthodes de pacification et la négociation avec ceux qui ne vont pas dans le sens de ses intérêts ; la stabilité brésilienne par la possibilité pour une « représentation politique » fortement contestée de se réformer en profondeur. En Égypte, il faut créer une scène démocratique dont la charpente sera la Constitution. Au Brésil, il faut imaginer une représentation dont la corruption ne vienne pas miner jusqu’à un parti comme le PT (Parti des travailleurs) qui a propulsé Lula le syndicaliste à la présidence de la République.

  • 1.

    Les propos tenus sur la nécessité d’arrêter un processus démocratique fondé par l’élection ne sont pas sans susciter quelque inquiétude : faut-il rappeler que la souveraineté liée à l’élection, qui doit certes s’accompagner du respect libéral des droits de l’homme et de l’État de droit (ce que Pierre Hassner appelle « le triangle magique »), est la source de l’autorité du pouvoir ? La démocratie est un équilibre instable, mais on ne se débarrasse pas d’un mot de la souveraineté, surtout quand on veut répondre à un parti au pouvoir qui a eu recours à l’élection pour imposer après coup la seule autorité du religieux. On est au cœur de la question théologico-politique !

  • 2.

    Voir l’article de Christophe Ayad (« “Révoluputsch” ou “putscholution” ? », Le Monde, 11 juillet 2013) qui rappelle entre autres qu’un État démocratique ne peut accorder une aide économique à un régime issu d’un coup d’État militaire. Si les États-Unis parlent explicitement d’un coup d’État militaire, ils doivent mettre un terme à l’aide annuelle de 1, 3 milliard d’euros dont l’armée est la principale bénéficiaire. Pour Olivier Roy, qui tance vertement les libéraux initiateurs de la révolution, un coup d’État militaire est un coup d’État militaire, qu’on le veuille ou non : « L’armée a redonné aux Frères leur auréole de martyrs et d’opposants, qui est au fond la seule posture qui leur convienne. Mais l’armée a aussi déconsidéré l’opposition aux Frères. Comment de prétendus libéraux peuvent-ils accepter de venir au pouvoir grâce à des baïonnettes ensanglantées ? Comment de pieux salafistes, qui avaient courageusement accepté de se prêter au jeu politique, peuvent-ils accepter que l’on tire sur leurs cousins islamistes ? Comment les anciens révolutionnaires de la place Tahrir peuvent-ils se réjouir d’un coup d’État ? », Le Monde, 12 juillet 2013.

  • 3.

    Jacques Berque, qui publiait fréquemment dans Esprit à l’époque de J.-M. Domenach, est l’auteur d’un ouvrage sur les ressorts historiques de l’État égyptien qui est toujours d’actualité ! Voir J. Berque, l’Égypte. Impérialisme et révolution, Paris, Gallimard, 1967.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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