Positions – Éloge de la ville tremplin, ou le pari urbain de l’informel
Publié au Canada par Doug Saunders, grand reporter d’un journal de Toronto, Globe and Mail, cet ouvrage1, que les éditions du Seuil viennent de traduire sous le titre Du village à la ville. Comment les migrants changent le monde, a toutes les raisons de scandaliser ceux qui s’inquiètent des flux migratoires dans notre pays et dans une Europe qui n’est pas prête de se débarrasser d’un populisme qui lui est de plus en plus consubstantiel. Ce dont ont témoigné à la mi-octobre 2012 les élections municipales en Belgique. Délibérément optimiste, libéral diront certains, Du village à la ville est une enquête à l’anglo-saxonne qui traverse la plupart des pays du monde, des villes, des États ou des quartiers (Chine, Angleterre, Inde, Bangladesh, Kenya, Brésil, Californie, Maryland, Pologne, Paris, Chicago, Toronto, Istanbul, Téhéran, Évry, Berlin, Espagne, Mumbai, le quartier de Slotervaart à Amsterdam, Le Caire…) et pose un cadre de réflexion clair et précis. Écrit par un Canadien, pays de grande migration comme les États-Unis, marqué par l’esprit du Nouveau Monde qui regarde plus vers le Pacifique que vers l’Atlantique et la Méditerranée, ce livre ne s’embarrasse pas des fioritures habituelles de la recherche et il se risque à des constats planétaires et des hypothèses globales qui convainquent la plupart du temps. En ce sens, ce livre est une « prise de position » sur la ville tremplin qui mérite que l’on en parle dans cette rubrique.
Le constat est connu, mais pas toujours bien compris : l’urbanisation est mondialisée car généralisée, il y a de la ville partout, de l’urbain partout, ce qui ne veut pas dire qu’il y a de la construction et de la densité partout mais que la ville, qui était centripète, est devenue centrifuge, qu’elle s’est littéralement retournée sur elle-même et que les mœurs urbaines n’épargnent plus aucun territoire. C’est ce qui a fait dire, et cela depuis les années 1970, aux analystes qui osaient regarder ce qui se passait hors d’Europe et de nos villes historiques « admirables2 » qu’on était entré dans un monde de l’« après-ville » et qu’il fallait reconfigurer les territoires. Enquêtant partout, mais surtout en Chine et en Asie du Sud-Est, Saunders souligne deux points décisifs : d’une part, il observe que le mouvement d’urbanisation (du village à la ville) est le dernier que connaîtra la planète, ce qui ne sera pas sans conséquences sur le plan démographique (contrôle des naissances et vieillissement démographique se font déjà sentir en Amérique latine) ; d’autre part, il rappelle que la croissance n’est pas encore endogène partout (elle l’est dans les grandes métropoles sud-américaines mais pas encore en Asie) et qu’elle est extrêmement rapide et pressante (d’où le maintien du hukou, le certificat de résidence urbain en Chine par exemple, qui est un instrument de contrôle démographique et politique3).
Au-delà de cette invitation à prendre acte de ce qu’il faut bien appeler la « mondialisation urbaine » (bonne occasion de rappeler que la mondialisation contemporaine, indissociable qu’elle est des nouvelles technologies, n’est pas seulement un phénomène économique, même si celui-ci est particulièrement sensible en Europe), le « pragmatique anglo-saxon » Saunders a des convictions politiques relatives aux possibilités de l’intégration urbaine. Observant que ceux qui arrivent des villages vers les villes s’installent dans des espaces la plupart du temps informels (les bidonvilles d’hier en France, les favelas d’aujourd’hui en Amérique latine, les quartiers geconkudu, ce qui signifie les « arrivés de nuit », à Istanbul), l’auteur raconte des histoires de vie qui se passent dans de très nombreuses villes et peuvent se résumer ainsi : celui qui migre d’un village indien, andin ou philippin (en raison de la misère et de l’impossibilité de survivre) peut faire plusieurs tentatives, mais il ne parviendra à s’intégrer (s’installer dans ce qui tient lieu de logement dans un premier temps) que s’il bénéficie des conditions d’accueil (les anciens du village déjà montés à la ville qui sont le seul contact et l’unique adresse). C’est pourquoi il faut parler de « chaîne migratoire » : le principal facteur de l’intégration urbaine sur le moyen terme est aussi un facteur de survie du village du fait des envois d’argent depuis la ville. Vivre dans un espace informel, ce que l’auteur appelle ici un « quartier tremplin », un quartier de transit, est une première condition, mais la possibilité d’en sortir est indissociable de l’achat d’un petit appartement dans un immeuble (qui peut être construit là même où le logement informel a été érigé, ce qui engage une politique d’accès au foncier qui est l’une des clefs de la réussite de l’intégration à Istanbul, par exemple). La thèse de Saunders peut choquer : elle valorise pourtant moins l’informel que la mutation juridique de l’informel en propriété ; elle en appelle à des quartiers de transit pas très « républicains » sur le plan de la loi, elle ne croit donc pas que l’État (qui n’existe pas partout et est souvent démissionnaire) doit produire un type de logement assurant l’intégration réussie, ce qui fut la croyance de l’État social à la française qui a débouché sur les cités et les banlieues (qui ne sont pas parvenues à être des villes tremplins). À l’échelle mondiale, ce livre suit à la loupe la multiplication de ces quartiers de transit qui ont leur propre histoire : d’abord situés à la périphérie des mégapoles, ils se trouvent ensuite encastrés dans un espace métropolitain en extension. Ou bien le quartier tremplin devient un quartier à part entière, comme c’est le cas d’un quartier périphérique de Chongqing (ville continentale de 3, 5 millions d’habitants où s’est déroulée l’affaire Bo Xilai), ou bien l’habitant du quartier tremplin parvient à en sortir pour progresser dans l’espace urbain.
Faut-il en conclure que l’auteur est un horrible libéral, un démagogue épris d’un univers informel qui le fascine (à Rio on visite des favelas « propres » pour les touristes !) mais auquel il échappe dans son quotidien ? Ce n’est pas le cas puisque Saunders en appelle à l’action de l’État (mise en place initiale d’un système viaire, installation de l’eau et de l’électricité comme ce fut longtemps le cas à Lima avant que l’État néolibéral renonce provisoirement à ces avancées, accès juridique à la propriété du foncier). Mais il défend également des formes de soutien qui ne sont pas nécessairement cosmopolites (c’était l’esprit de l’École de Chicago) car elles peuvent accompagner des dynamiques ethniques, avant de souligner l’importance de l’octroi de la citoyenneté (l’échec berlinois concernant la population turque est lié aux conditions drastiques d’attribution de la citoyenneté). Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas, à lire cet ouvrage, du décalage observé entre les modes d’intégration ratés de l’Amérique du Nord et de l’Europe et les modalités de l’urbanisation dans le reste du monde. Ce qui ne veut pas dire que Saunders ne donne pas nombre d’exemples négatifs ailleurs, et pas uniquement celui des pires favelas de Caracas. Pour lui, tout est question de capacité, de mobilité et d’accès : les conditions de l’intégration urbaine concernent l’État social aussi bien que la possibilité individuelle et collective d’accéder à un logement et à un emploi qui exige de s’inscrire dans la compétition économique.
Écrit par un Canadien du Nouveau Monde qui travaille pour un journal de Toronto, ville soumise à d’énormes flux migratoires, ce livre reste proche des migrants qu’il suit à la trace et ne se contente pas de décider de ce que l’État devrait faire. Reste à s’interroger sur le devenir de ces villes issues des quartiers tremplins, souvent des pieuvres, des monstres que cette urbanisation/métropolisation en cours favorise. L’auteur répond peu à cette question, qui porte non plus sur l’arrivée dans la ville mais sur la possibilité d’en sortir (comme on est déjà sorti du village) pour vivre dans d’autres quartiers. C’est un autre paradoxe : ici, en Europe, on se gausse d’un discours néo-urbain et local qui renouerait avec une ruralité heureuse. Alors qu’on veut vivre dans des villages conviviaux dans la ville et hors de la ville4, Saunders nous parle d’une urbanisation difficile qui consiste à quitter des villages devenus des lieux de survie et de détresse. Ce n’est pas un hasard : le village que l’on veut quitter en Afrique ou en Asie a subi les contrecoups négatifs de l’urbanisation, de la mondialisation économique et du consensus de Washington alors qu’on recherche ici dans le village réinventé la suite d’une urbanisation mal vécue. Les malentendus sont multiples, mais il ressort de ce livre que l’Europe n’est pas le meilleur modèle de l’intégration possible « pour tout le monde ». Le lecteur pressé pourra lire la longue séquence, très informée sur le plan historique, concernant la ville d’Évry, celle dont notre ministre Manuel Valls fut le maire, et du quartier des Pyramides. On comprend mieux alors pourquoi l’État ne réussit pas à lui tout seul à résoudre les problèmes de l’intégration urbaine et donc républicaine5.
- 1.
Doug Saunders, Arrival City: The Final Migration and Our Next World, Toronto, Alfred A. Knopf Canada, 2010.
- 2.
Dans un ouvrage récemment publié en français, le Vol de l‘histoire (Paris, Gallimard, coll. « Essais », 2010), l’anthropologue historien Jack Goody rappelle que la culture européenne n’est pas la seule civilisation urbaine au monde, qu’on a pensé et pratiqué la ville ailleurs, en Chine, au Maghreb (Ibn Khaldun), dans l’Empire ottoman (Sinan)…
- 3.
Voir Olivier Mongin, « Le Hukou, ou comment contenir l’urbanisation en Chine », Esprit, août-septembre 2012.
- 4.
Voir dans ce numéro l’article de Cynthia Ghorra-Gobin, « L’espace public : entre privatisation et patrimonialisation », p. 88.
- 5.
Voir Jacques Donzelot, « De quelle politique “l’égalité des territoires” est-elle le nom ? », Esprit, août-septembre 2012.