Positions – Le cumul des mandats et l'enfermement mental dans la France locale
Le Hollande bashing, qui fait vivre la presse magazine, Le Point de Giesbert mais aussi Le Nouvel Observateur, fait sourire tant les reproches faits aux politiques valent pour les journalistes politiques à la française. Il suffit de consulter El País pour voir comment l’essorage économique violent que subit l’Espagne n’empêche pas de mener des enquêtes et de faire preuve d’intelligence politique. Faire preuve d’intelligence politique pour la presse, ce serait par exemple s’inscrire franchement dans le débat sur le cumul des mandats.
Fortement mis en avant par Martine Aubry durant les primaires puis au sein du Parti socialiste, le renoncement au cumul des mandats est porté moins vivement par le président de la République qui n’oublie jamais qu’il a d’abord été un élu local. Le sujet a donné lieu à mille dossiers et expertises dont on connaît les conclusions : au-delà des critiques portant sur des cumuls financiers abusifs et du faux argument selon lequel l’élection locale favorise l’élection nationale comme député, la question du renouvellement du personnel politique est décisive ainsi que le constat que le cumul des mandats est une exception française à l’échelle européenne1. Mais il a été progressivement contourné depuis l’élection présidentielle. On a commencé par laisser entendre que la commission Jospin, nommée dès juillet, devait donner un avis sur ce point comme s’il fallait vérifier avec des juristes le bien-fondé d’une mesure qui est avant tout politique. Puis les élus rétifs ont commencé à faire entendre leur son de cloche : les barons qui ont remplacé les éléphants d’hier au sein du Parti socialiste (Gérard Collomb, élu maire de Lyon et sénateur, et président de la communauté urbaine) ou François Rebsamen, un proche du président auquel Manuel Valls a pris le ministère de l’Intérieur, qui ne cesse d’affirmer en tant que président du groupe socialiste au Sénat qu’un sénateur doit « naturellement » cumuler puisqu’il est un représentant des collectivités locales au sein de la chambre des territoires.
Dans ce contexte où l’indiscipline est une règle naturelle, on a l’impression que l’exception française du cumul des mandats est aussi une exception « socialiste », mais une exception qui n’est pas sans éclairer les difficultés auxquelles ont été rapidement confrontés Matignon et l’Élysée. À force de répéter à la manière de Rebsamen que le local doit se faire entendre au niveau national, à force de se glorifier de la victoire des élus locaux (qui n’ont pas été pour rien dans le soutien à Manuel Valls cet été pour la fermeture des camps roms), à force de souligner (contre les travaux d’un Laurent Davezies par exemple, qui publie en octobre au Seuil la Crise qui vient) que les inégalités territoriales coupent la France en deux, entre les territoires qui gagnent et les territoires qui perdent, on crée un syndrome du local qui finira par se retourner contre l’élu local lui-même.
Chez les élus socialistes, la prise en compte nécessaire du local se fait à reculons, comme si le changement d’échelle, le passage du local au supralocal (de la commune au national en passant par la région et les établissements publics de coopération intercommunale [Epci], puis à l’Europe et au monde) était tendanciellement négatif ! Dès lors que les députés ne sont pas prêts à modifier les configurations territoriales (quid des propositions d’un Pierre Mauroy sur les métropoles, sur des territoires politiques cohérents susceptibles de s’inscrire dans les flux mondialisés ?) et qu’on ne veut toucher à rien sur ce plan (on se contente de gommer à juste titre les réformes de Sarkozy sans trop s’inquiéter de ce que peut devenir la fonction publique territoriale !), on se bloque sur un local qui devient le nerf de la guerre de l’action politique dans un monde mondialisé qui n’est pas uniquement constitué d’États-nations recroquevillés sur eux-mêmes. Le culte du local est devenu la condition de la démondialisation à la Montebourg (qui certes ne recourt plus beaucoup à ce mot !), ce qui a du sens quand on parle d’une délocalisation industrielle mais n’en a plus guère dans le cas des liens du national et du local puisque le national est lui-même dépendant de ce qui se passe au niveau européen et mondial. Le gouvernement est dirigé par Jean-Marc Ayrault, le maire de la métropole nantaise souvent donné en exemple voire en modèle. Celui-ci lui impulse cependant un rythme plus sénatorial que « métropolitain ». La France au pouvoir est une France d’élus locaux qui se bloquent sur le cumul des mandats au risque de ne pas voir qu’il ne faut surtout pas s’y enfermer et que notre avenir national et local passe d’abord par une Assemblée nationale plus délibérative des problèmes de l’Europe et du monde ! Même les esprits les plus énervés contre les Allemands et Mme Merkel n’ont pas pu ne pas apprécier le sérieux de la discussion au Bundesrat.
C’est à ce stade qu’une proposition formulée par Laurent Bach retient l’attention : pour lui, le cumul des mandats est une erreur, une mauvaise exception française, mais il pourrait devenir une bonne exception européenne si l’on tirait bien les leçons d’une analyse sérieuse des effets du cumul. Pourquoi ? Il est tout simplement inimaginable que les députés européens soient considérés comme des députés « à la marge » par les partis. Il est d’autre part indispensable d’instituer une seconde Chambre qui aurait pour fonction de porter des députés nationaux représentatifs (et donc issus de la chambre nationale) à un niveau européen. Le député européen serait un député de l’Europe dans une première chambre (nationale) et un député national représentant son pays et sa population dans une seconde chambre (européenne). Ce qui exigerait de rendre à nouveau possible le cumul des fonctions nationales et supranationales, interdit depuis 2000. À l’heure où les populismes sont une réponse au déficit démocratique et au règne des experts et des rois de la calculette, l’avenir de l’Europe passe par une représentation qui puisse renverser le poids des populismes et contrer les échecs quasi assurés des référendums sur l’Europe.
En effet, les institutions européennes sont amenées à se pencher de plus en plus sur des thèmes qui relèvent aujourd’hui de l’échelon national, notamment les finances publiques. Les mandats de représentants national et européen risquent de se ressembler de plus en plus, et il est probable qu’il y ait une demande plus grande pour avoir les hommes forts de chaque parti présents simultanément dans les deux institutions. Pour y parvenir, plusieurs solutions existent. La première est de simplement autoriser le cumul mandat national/mandat européen comme c’était le cas avant 2000. Une autre solution est la création d’une seconde Chambre européenne, qui serait composée d’une petite partie des membres de chaque parlement national. L’avantage serait de graver dans le marbre la nécessaire coordination entre les niveaux d’administration national et européen2.
Et l’auteur d’en appeler sur un mode volontariste à une obligation de cumul à l’échelon européen.
À l’heure d’une mondialisation mal vécue par une classe politique française qui se la représente fort mal (et tend à opposer le local et le global dont l’Europe serait le porte-avions), il est temps de mettre les pendules à l’heure (des territoires et de leur représentation à diverses échelles) et de se demander comment associer le global, l’européen, le national et le local afin de sortir de notre enfermement mental dans le local. François Hollande est le président de la France, celle des communes et de la nation, mais aussi d’une France mondialisée comme tous les pays du monde aujourd’hui. Le 9 septembre 2012, il n’a pas prononcé une seule fois le mot Europe au cours de sa conférence de presse, comme si les menaces qui pèsent à gauche sur le traité européen le muselaient.
- 1.
Voir la remarquable mise au point de Laurent Bach, Faut-il abolir le cumul des mandats ?, Paris, Éditions rue d’Ulm, « Collection du Cepremap (Centre pour la recherche économique et ses applications) », mai 2012, n° 27. Il y affirme nettement que « la détention de mandats locaux n’a dans les faits aucune conséquence sur le résultat des élections législatives » (p. 111).
- 2.
L. Bach, Faut-il abolir le cumul des mandats ?, op. cit, p. 112.