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Positions – Un monde inégalitaire en mal de classes moyennes

décembre 2012

#Divers

La mondialisation économique s’incarne dans des pays qui sont d’une grande variété si on les considère sur le plan du territoire et de la puissance : les uns sont des émergents (le Brésil, l’Afrique du Sud, l’Inde…) et d’autres des ré-émergents (la Chine était la principale puissance économique du monde au milieu du xixe siècle de même que l’Argentine était le deuxième pays industriel durant les deux guerres mondiales), les cités-États de la péninsule arabique se distinguent de pays continentaux comme le Brésil, le capitalisme financier n’est pas la règle pour beaucoup d’entre eux et l’expression « Brics » mélange des États rentiers et les autres. Si la dynamique d’ensemble des émergents est ressentie en bien (ce sont des clients potentiels sur le plan de la consommation) et en mal (ce sont des concurrents effectifs sur le plan de la production) par ceux qui ont occupé ces deux derniers siècles une position hégémonique, comment qualifier la croissance des émergents en dépit de leurs différences ? Favorise-t-elle ou non un développement moins inégalitaire ?

Impressionné par l’expansion de la Chine, par sa démographie, par la vitesse du développement de ses infrastructures (2, 5 % du Pib dépensé pour les grands travaux aux États-Unis, 5 % en Europe et 9 % en Chine), fasciné par la rapidité à laquelle progressent les émergents, on se satisfait un peu vite du constat que la mondialisation en cours réduit les inégalités. Cela revient à mettre sur le même plan ce qui se passe « globalement » du point de vue de la croissance et ce qui vaut à l’intérieur des pays (émergents ou non) : alors que les inégalités se réduisent à l’échelle mondiale entre les puissances (mais comment comparer Abou Dhabi et un pays continent comme les États-Unis, la cité-État portuaire de Singapour et le Brésil ou l’Allemagne ?), les inégalités croissent simultanément au sein des pays émergents mais aussi en Europe. Même si la baisse des inégalités est exemplaire dans un pays comme le Brésil, le fossé entre les plus pauvres et les plus riches a tendance à croître à peu près partout.

Alors que l’on a été habitué à se représenter en Europe la croissance en termes d’ascenseur social, il faut se demander, en dépit des leçons optimistes de la plupart des institutions internationales, qui aiment faire croire que l’on va vers un monde meilleur, si la question à venir n’est pas celle de la montée des inégalités internes. Philippe Bourguignon vient de le rappeler à bon escient dans la Mondialisation des inégalités1, puisqu’une croissance sans développement des égalités affecte l’action démocratique et crée des tensions sociales vite insupportables pour la collectivité.

Moins de disparité entre les pays à l’échelle mondiale, plus d’inégalités internes, tous les pays du monde sont confrontés à cette situation avec plus ou moins d’intensité2. Cette approche remet en cause l’idée d’une « croissance progressive avec développement », d’une croissance correctrice des inégalités, et elle invite à réfléchir au rôle et à la place des classes moyennes dans les pays émergents. Ces classes qui tirent le bas vers le haut sont-elles en voie de constitution et de consolidation ? Dans un opuscule récent, Christophe Jaffrelot3, bon connaisseur de l’Inde, se penche sur ce cas de figure dont on vante les vertus sur le plan de la recherche et de l’excellence. S’appuyant sur des facteurs permettant de saisir l’existence d’une classe moyenne4, il voit dans la classe moyenne indienne une classe fragile, peu incitatrice, très méritocratique, peu collective au sens de la solidarité, très individualiste tout en étant très familialiste sur le plan des mœurs, bref, il évoque une classe qui n’est guère susceptible de faire la médiation entre le haut et le bas et ne se préoccupe pas du développement hors des zones prospères de la réussite : il met en avant la persistance du clivage entre les villes et les campagnes sur le plan de la pauvreté, une géographie de la pauvreté (fossé entre des territoires de la réussite et ceux qui sont à la marge), et la résurgence d’un mouvement politique violent comme le naxalisme dans le « couloir rouge ». Mais la fragilité des couches intermédiaires, qui ne vaut pas que pour l’Inde, n’est pas sans lien avec les nouvelles technologies : l’économie iPhone fait cohabiter aux États-Unis des chercheurs et des développeurs hautement qualifiés et bien rémunérés d’un côté, et des vendeurs sans diplômes et mal payés de l’autre. Cette économie de l’intermédiation balaie les emplois et les places intermédiaires5.

Dans ces conditions, l’exemple de l’Inde, qui recoupe celui d’autres pays émergents (ou non), va à l’encontre des thèses du trickle-down et du gush-up mises en avant pour valoriser la mondialisation économique. Le trickle-down, le développement par capillarité, le « ruissellement » selon lequel les plus pauvres devraient bénéficier de la richesse des classes supérieures, est contesté alors même que le gush-up, l’« accaparement » des ressources naturelles par-delà les frontières par de grands groupes économiques ou des États (de la Chine au Qatar), se porte de mieux en mieux. Si la mondialisation atténue la pauvreté globale et les inégalités entre États, elle creuse les inégalités en leur sein à peu près partout où les États ne disposent pas des sources d’énergies naturelles susceptibles de leur garantir une rente. Il ne faut donc pas se leurrer : si les couches moyennes ont pu accompagner dans certains pays d’Europe l’invention de l’État social durant la phase industrielle, les efforts politiques en vue de favoriser la mutualisation et la redistribution, rares sont les manifestations de responsabilité et de solidarité sociale dans la plupart des pays émergents. On le voit bien dans le domaine de l’urbanisme et du logement : au Brésil ou en Inde, les couches montantes n’ont guère le souci de partager le bienêtre urbain et l’État chinois contrôle les villes grâce à la contrainte d’un permis de résidence (le hukou6). Mais il ne faudrait pas conclure de cette absence de couches moyennes responsables à un partage de rôles vertueux au seul bénéfice de l’Ancien Monde : les plus grandes villes des États-Unis ont des niveaux d’inégalité comparables à Abidjan, Nairobi ou Buenos Aires ; et le réchauffement climatique n’oppose pas le Nord et le Sud puisque la ville de San Diego, huit fois plus petite que São Paulo, pollue proportionnellement largement plus que celle-ci.

  • 1.

    Philippe Bourguignon, la Mondialisation des inégalités, Paris, Le Seuil, 2012.

  • 2.

    P. Bourguignon souligne que la difficulté des pays développés, qui ont tendance à réduire la redistribution et la protection sociale au motif qu’ils doivent défendre leur compétitivité, ne vient pas tant de la concurrence des pays émergents que de celle des autres pays développés également confrontés à la désindustrialisation.

  • 3.

    Christophe Jaffrelot, Inde, l’envers de la puissance. Inégalités et révoltes, Paris, Cnrs Éditions, 2012.

  • 4.

    Selon C. Jaffrelot (Inde, l’envers de la puissance, op. cit., p. 20), le meilleur institut des sciences sociales de l’Inde (le Csds) retient ces quatre caractéristiques alors que 90 % de la population active travaille dans le secteur informel : la fréquentation du système éducatif pendant dix ans au moins ; la détention d’au moins trois de ces quatre objets : un véhicule à moteur, un poste de télévision, une pompe électrique et une terre non agricole ; une maison en dur (en brique ou en ciment) ; un emploi en col blanc. Sur la base de ces critères, le Csds évalue à 20 % de la population indienne ceux qui appartiennent à la classe moyenne.

  • 5.

    Évariste Lefeuvre, la Renaissance américaine, Paris, Léo Scheer, 2012.

  • 6.

    Voir ma note de journal sur Mumbai et Le Caire dans ce numéro et celle du numéro d’août-septembre 2012, « Le hukou, ou comment contenir l’urbanisme en Chine ».

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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