Quand l'irresponsabilité et la confusion sont la norme
Depuis la rentrée scolaire, nous avons eu droit à bien des polémiques sur nos intellectuels (entendre intellectuels médiatiques – les autres n’existent pas ou plus…) qui font depuis longtemps les couvertures des magazines en vantant la France et la France et la France… et sur la commission chargée de la réforme des programmes scolaires. Dans les deux cas, nous assistons, certes un peu médusés, à des retournements de situation qui sont d’abord l’expression d’un manque de sérieux et d’une incapacité de suivre un projet (la commission) ou de s’atteler à une réflexion qui ne soit pas dogmatique (les intellos identitaires).
Dans le cas de la commission des programmes, il est en effet incroyable de voir que le géographe Michel Lussault, qui avait la charge de la présider, a été accusé par des syndicalistes enseignants d’ultra-gauche d’être un identitaire en passe d’imposer une vision de l’histoire nationale qui oublie le reste du monde… alors même qu’il a écrit un ouvrage de référence sur la mondialisation contemporaine intitulé l’Avènement du Monde1. Que s’est-il passé pour le géographe vilipendé sur ce terrain miné de l’histoire, cette discipline chère à la nation ? Avant l’été, le club national devenu très académique des historiens de l’histoire de France – conduit par Pierre Nora et quelques autres – a émis des plaintes, comme à son habitude, contre la première version du projet de programme d’histoire. Profondément ennuyée, la jeune ministre de l’Éducation nationale leur a donné sensiblement raison et a provoqué le changement d’état d’esprit du programme d’histoire, ce qui vaut désormais à Lussault d’être considéré comme un académique. Beau tour de passe-passe ! Le club des historiens républicains n’a même pas eu à se faire entendre et à se montrer à nouveau puisque sa position a été relayée d’office comme une « bonne » position officielle (alors même qu’ils s’insurgent contre l’idée d’un lien entre l’histoire et la politique2). Entre-temps, on l’aura compris, la ministre s’est faite discrète et n’a guère soutenu sur ce point une commission qui dû se plier gentiment devant les desiderata académiques. Mais faire de Lussault le mentor de cette conception de l’histoire, c’est oublier qu’il a ses propres convictions et des écrits qui les exposent. Comme quoi faire partie d’une commission nationale oblige à bien des compromis et des contorsions et surtout à porter des casaques qui ne sont pas les siennes ! Voilà ce qui se passe quand l’acteur politique subit des pressions et n’est pas capable de porter un projet en continu.
En ce qui concerne nos chers intellectuels – en raison des plaintes en « marinisme » virtuel ou aigu contre les Michel Onfray and co. –, on observe un jeu bien dérisoire. S’il y a bien longtemps que la vie intellectuelle publique a changé, les procès en dérive politique des intellos ne sont pas une nouveauté : pour mémoire, il y a eu la traque vigilante (orchestrée par Roger Pol-Droit et Le Monde) qui visait Esprit et Le Débat, deux revues dont des collaborateurs n’auraient pas dû publier dans la revue Krisis ; il y a eu ensuite un procès en réformisme quand Esprit a soutenu, avec la Fondation Saint-Simon et bien d’autres, le plan Juppé en 1995 (ce qui nous a valu des attaques violentes style trahison des clercs) ; tout cela avant que Daniel Lindenberg vise à nouveau les réactionnaires de tous poils et déclenche la foudre – et comment lui donner tort aujourd’hui ? Il anticipait les dérives identitaires qui sont légion et partent dans tous les sens ! Trop collé à l’extrême droite intellectuelle, trop prompt à soutenir la droite, pas assez à gauche, le réformisme considéré comme une trahison : les procès sont une bonne vieille tradition de la gauche anciennement stalinienne. Certes, la situation est aujourd’hui radicalement politique puisque la perspective des régionales de décembre 2015 et la dédiabolisation du Front national ont des effets sur les discours qui dérapent à n’en plus finir.
Si la question des glissements possibles et des récupérations par le Front national version Philippot ou par la presse de droite d’Alain de Benoist est un fait, il n’en faut pas moins répéter que la vie intellectuelle a changé quand la presse a décidé qu’elle devait contrôler les intellos et s’est chargée d’ouvrir des procès en tous genres. Ce ne sont pas les intellectuels qui ont disparu : on peut offrir aux journalistes un programme de lecture, de Pierre-Noël Giraud à Alain Supiot pour évoquer des publications récentes (sans oublier les revues). Cela devrait les convaincre qu’il ne faut pas confondre la production intellectuelle et les intellectuels qui suivent les règles du grand marché de la culture, qui n’est plus lié à la presse écrite, mais à l’ensemble des médias télévisuels et des outils numériques.
Il faut le répéter à Esprit, même si on l’a déjà dit mille fois, la dramatisation des intellectuels (auxquels on demande tout et rien, c’est-à-dire de respecter les règles du show télévisuel dans la version comique de On n’est pas couché de Laurent Ruquier) repose uniquement sur une totale absence de sérieux de la presse généraliste qui adore jouer avec les intellos et lancer des salves. L’affaire Onfray a été provoquée par Le Monde comme hier l’affaire Lindenberg : il y a juste un changement de logiciel ! Comme vient de le montrer un ouvrage sur le donjuanisme intellectuel d’un Fog3 (Franz-Olivier Giesbert, qui a été successivement le patron de la rédaction de L’Observateur, du Figaro et du Point, a écrit des romans pas assez relus, a animé des émissions télévisées, réalisé des documentaires politiques, et n’a cessé de courir après les puissants de la politique – Mitterrand, Chirac, Villepin… et après ? Qui ? Valls, à qui il a consacré un documentaire télévisé très élogieux ? – avant de les achever quand ils commençaient à sombrer), l’itinéraire de celui-ci n’a rien à voir avec le parcours d’un Jean Daniel, un journaliste tourné vers la production intellectuelle, qui a commencé comme secrétaire de Camus et n’a cessé de lire les revues ! Ce qui est le plus frappant dans cet essai sur Fog, c’est la passion pour le double pouvoir médiatique et politique et l’amalgame qu’il fait des deux, mais aussi le souci de recourir à des boîtes à idées, histoire de montrer qu’on est atypique et intelligent, hors des sentiers battus de ce double pouvoir qui fascine, ce qui traduit essentiellement de la confusion et une totale absence de conviction. Fog a lancé Onfray il y a déjà des années, un auteur qu’il considère comme un iconoclaste et un briseur d’idoles (de Freud à Sartre) en lui consacrant des couvertures dans Le Point. Et il continue avec la Revue des Deux Mondes, dont il est l’un des animateurs, où on a vu les mêmes visages d’intellos en couverture que dans les magazines où ils font la une. Pas d’autre destin pour les revues que de faire magazine, la porte d’entrée pour les shows télévisuels !
Il y a encore vingt ans, les journalistes respectaient le travail intellectuel car ils étaient eux-mêmes des intellectuels (Onfray devrait se souvenir du Camus journaliste qu’il vénère !). Toute l’histoire d’Esprit n’est-elle pas indissociable d’une maison d’édition (Le Seuil) et d’un journal quotidien (Le Monde) ? À distance, les journalistes qui se prennent pour des intellectuels (il suffit en France d’avoir fait une prépa…) n’ont rien à voir avec des plumes comme celle du regretté Jean Lacouture, qui a pendant un temps fréquenté le journal à plusieurs voix d’Esprit. Les journalistes sont désormais des animateurs multimédias (pas d’autre rêve que d’être consultant pour Bfmtv ou iTélé et de se montrer partout comme Franz-Olivier Giesbert et Jean-François Kahn) qui adorent les agitateurs d’idées en mal de concepts. Qu’on aime Esprit ou pas, il faut réaffirmer que nous n’avons pas grand-chose à voir avec ces mascarades, même s’il faut s’inquiéter des glissements de langage et d’une frénésie médiatique qui n’est pas sans effet politique. Que l’on parle politique, que l’on discute du programme du FN, oui ! Mais que l’on ne dise pas que tous ces Diafoirus télévisuels qui flirtent avec les thèmes identitaires du marinisme font du travail intellectuel.
Reste que le recul de la presse politique généraliste (« généraliste » renvoie à un « intérêt général ») est la question centrale : d’un côté, la presse généraliste elle-même contribue à une privatisation de la vie politique ; et de l’autre, il y a excitation droitière pour accompagner la dédiabolisation du FN et les évolutions de l’opinion publique, une excitation qui n’a rien à voir avec l’analyse et le commentaire politique qui étaient le ressort de la presse politique généraliste. Privatisation et excitation affectent tous les médias et pas uniquement la presse people4.
Telle est donc la quadrature du cercle : une ministre de l’Éducation qui n’a guère de conviction et qui ne montre guère de courage pour défendre ceux qu’elle a nommés dans une commission, et des intellectuels qui oublient ce que penser veut dire. Il en résulte une totale absence de langage commun qui permettrait de débattre ! Mais il paraît qu’il n’est pas possible de débattre et qu’il faut se réunir avec les amis de J.-F. Kahn et la pauvre Marianne à la Mutualité pour défendre la liberté d’expression. On aura tout vu. Tel est le seul décor possible, celui d’un univers où il n’y a plus que des grandes gueules et où il faut jouer des coudes. L’avenir est à Florian Philippot et aux futurs Fog des médias. L’irresponsabilité est totale. Mais il faut débattre, débattre en continu sur Bfmtv et iTélé. À quand les consultants et experts en débats intellectuels avortés ou réussis ?
- 1.
Michel Lussault, l’Avènement du Monde. Essai sur l’habitation humaine de la Terre, Paris, Le Seuil, 2013.
- 2.
Pour rappel, voir, a contrario, deux chapitres essentiels de Patrick Weil dans le Sens de la République (Paris, Grasset, 2015) intitulés respectivement : « Liberté pour l’histoire ou permis d’amnésie ? » et « Une autre façon de raconter notre histoire commune ».
- 3.
Marion Van Renterghem, Fog, Don Juan du pouvoir, Paris, Flammarion, 2015.
- 4.
C’est excellemment montré par Juliette Charbonneaux, les Deux Corps du président ou Comment les médias se laissent séduire par le people, Paris, Celsa/Les petits matins, 2015. En voici le résumé : « Parler du président sans en avoir l’air, voilà le jeu auquel se sont prêtés les médias tout au long de l’année 2014. »