« Qui est l'ennemi ? »
« Qui est l’ennemi ? », tel est le titre du discours d’ouverture des Assises 2015 de la Recherche stratégique prononcé le 1er décembre 2015 à Paris par le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian1. Plus de deux semaines après le massacre du 13 novembre perpétré à Paris, ce discours retient l’attention par sa qualité d’expression et sa rigueur, alors même que des polémiques suscitées par des propos de Dominique de Villepin portaient sur la question de savoir si nous étions entrés ou non en guerre et, si c’était le cas, de quel type de guerre il pouvait s’agir.
D’entrée de jeu, le respect des mots et des termes employés est mis en avant, ce qui ne laisse pas indifférent dans un moment dramatique où les propos du Premier ministre Manuel Valls ont pu donner l’impression d’une « montée en puissance rhétorique », destinée à légitimer le choix pris immédiatement par le président de la République de l’état d’urgence (à distinguer de l’état de siège et du régime d’exception). Ce choix n’a pas été sans faire débat dans les milieux juridiques où les défenseurs de l’État de droit (Robert Badinter, Mireille Delmas-Marty) se sont démarqués de ceux qui, comme Pierre Rosanvallon, proposent un recadrage constitutionnel de l’état d’urgence, comme de ceux qui défendent une option sécuritaire mettant le juge entre parenthèses pendant le temps de l’urgence.
Il n’y a pas de sécurité absolue
Mais telle n’est pas la question abordée par le ministre de la Défense : s’il identifie immédiatement l’ennemi, à savoir Daech, il précise, avant de citer Sun Tzu, qu’« il ne faut cependant pas galvauder les notions d’ennemi de guerre ou encore de stratégie », parce que « la guerre est une réalité trop grave ».
Suit une rapide incursion dans l’histoire de « la complexité stratégique » de la notion d’ennemi : c’est l’occasion de rappeler le concert européen des guerres du xixe siècle (« une compétition vaguement régulée des ennemis en puissance »), la césure de 1870, les deux guerres totales contre l’Allemagne, l’ennemi héréditaire, la guerre froide qui va de pair avec une stratégie de dissuasion selon laquelle « l’ennemi n’est plus explicitement désigné ». Mais Jean-Yves Le Drian précise :
Dans ce jeu d’ombres, l’ennemi potentiel qu’il faut dissuader est de nature étatique.
On comprend déjà que le but de l’intervention est de justifier la guerre contre Daech en montrant qu’elle est avant tout une guerre contre un État. C’est d’abord l’occasion de se démarquer discrètement des opérations de maintien de la paix des années 1980 et 1990 (peut-être aussi d’un certain « droit de l’hommisme »), et
[des] missions essentielles au cœur de situations d’urgence dépourvues d’ennemis désignés en tant que tels […] même si les armées n’ont jamais cessé de discerner des menaces susceptibles de se constituer en ennemis.
Mais la critique est plus frontale avec ce qu’il faut bien appeler la politique américaine (les États-Unis ne sont pas nommés) et bien sûr l’intervention en Irak en 2003. Celle-ci repose sur une obsession absolue de la sécurité qui conduit à intervenir par anticipation et fonde l’idée de « guerre au terrorisme » et celle de « guerre préventive ». Les choses sont alors énoncées clairement :
La culture stratégique française n’a pas cette obsession ; au contraire, elle a intégré qu’il n’existait pas de sécurité absolue, et qu’il fallait donc, toujours, définir l’ennemi au plus juste et en réaction, pour fonder une stratégie militaire défensive et dissuasive.
Et plus loin :
Autrement dit, nous n’attaquons que lorsque nous sommes attaqués : c’est une décision éthique, politique, c’est aussi une obligation juridique.
Il ne faut surtout pas connaître à nouveau le désastre irakien de 2003. En somme, nous ne faisons pas la guerre comme les Américains2. Reste que cette focalisation sur l’État Daech marque une inflexion par rapport au discours du président Hollande qui, après les attentats de janvier, parlait de « guerre globale contre le terrorisme3 ».
Daech est-il un État ?
De cela, il ressort qu’avec Daech nous avons affaire à la résurgence d’« un ennemi majeur de type étatique ». Ce à quoi la politique de défense doit répondre : c’est l’opération Chammal qui, reconnue par la résolution 2249 du Conseil de sécurité des Nations unies, est engagée contre un mouvement terroriste précis. Et cela des trois manières établies dans les deux derniers livres blancs de la Défense : maintien d’une posture de défense militaire sur tout le spectre des capacités, alliances militaires et dissuasion nucléaire. Si faire la guerre, c’est la déclarer à un ennemi ciblé, à un ennemi de nature étatique, il reste au ministre à démontrer que l’opération Chammal vise un État, et que Daech est donc bien un État. La démonstration qui fait l’objet de la deuxième partie n’est pas sans importance puisque nombreux sont les commentateurs compétents (Olivier Roy, Hamit Bozarslan…) qui rejettent l’idée que Daech soit un État4.
Le ministre propose de caractériser Daech de trois façons. Tout d’abord, Daech n’est certes pas un État juridique mais un proto-État : il a soumis un territoire grand comme la Grande-Bretagne ; il a des capacités financières et militaires ; il dispose du pouvoir régalien de frapper la monnaie et des attributions de l’État-providence (éducation, actions sociales…). On pourrait discuter ces divers points, mais il est précisé ensuite que Daech est « incomplet » parce que l’articulation entre une population, un territoire et un gouvernement n’est pas établie, et qu’il n’est pas reconnu par la communauté internationale. On se demande : qu’est-ce qu’un État dont le territoire est fluctuant ?
La deuxième caractéristique est liée à l’armée des terroristes : à côté de ce proto-État terroriste, il y a une armée terroriste qui est celle du djihadisme transnational – où se distinguent des foreign fighters (les « combattants étrangers » : nos radicalisés) – et qui fait peser une menace sur les fronts extérieurs et intérieurs. Cette menace appelle en retour une cohérence de nos actions militaires : intervenir contre Daech en Syrie, c’est protéger la France et son sol mais, est-il bien noté, il n’y a pas d’ennemi intérieur en France (pas de stigmatisation et d’amalgame avec telle communauté ou fraction de la population). Là encore, il subsiste comme un doute sur la nature de Daech : celui-ci est un État parce qu’il est composé d’une armée de terroristes. Si Daech est un État, c’est donc parce qu’il est en guerre contre nous.
Reste la troisième caractéristique, la moins discutable, celle d’une idéologie particulièrement dangereuse qui renvoie au takfirisme (une version du salafisme qui prône la violence), au califat proclamé par Abou Bakr al-Baghdadi en juin 2014, à une idéologie millénariste et simpliste qui porte un projet de construction d’une société nouvelle et d’un homme nouveau. Et d’insister sur la dimension idéologique, celle qui inquiète le plus le ministre puisqu’elle est à l’origine de l’arrivée en Syrie des foreign fighters qui peuvent être de futurs poseurs de bombes. Un proto-État qui n’est pas un État mais le devient d’autant plus qu’il est tenu par une armée de terroristes et animée par une idéologie extrémiste de l’homme nouveau5.
L’état des violences
A cette étape du discours, le ministre suggère de recourir aux cinq critères de Raymond Aron pour définir le totalitarisme : un chef charismatique, une idéologie, le monopole des moyens de la violence, l’absorption des activités économiques, une pratique de la terreur. Si le ministre précise que ce « modèle » ne fonctionne pas vraiment, il invite cependant à prendre en considération des traits spécifiques de Daech : la qualité et le volume de la propagande, la complète désinhibition de Daech dans sa médiatisation de la violence la plus barbare et enfin le fait que l’idéologie de Daech s’appuie sur une base religieuse qui est une lecture dévoyée du Coran. Et de conclure : voici l’ennemi déclaré d’aujourd’hui, auquel il faut répondre à quatre niveaux – militaire, policier et judiciaire, politique et idéologique, économique. Et même au-delà de l’ennemi présent avec la cyberdéfense.
Ce discours, remarquable par son ambition et sa tenue, est d’autant plus intéressant qu’il avoue ses faiblesses : il a besoin d’associer guerre et État, mais il ne peut pousser la démonstration jusqu’au bout puisque Daech n’est pas vraiment un État. Alors qu’elle envoie des troupes sur le terrain (plus par solidarité avec François Hollande que par conviction), Mme Merkel parle de combattre la terreur et non pas d’une guerre contre l’organisation Daech. Le recours à la notion de totalitarisme (dont on use et abuse), à laquelle il s’accroche pour souligner l’aspect idéologique de Daech, est comme une contrepartie de la faiblesse de l’État Daech. Ce n’est pas non plus par hasard qu’il évoque plusieurs guerres (au risque de diluer la notion de guerre, ce qu’aurait justement critiqué Aron). S’il faut saluer ce discours qui est tout à l’honneur d’un homme politique qui intervient dans des temps bousculés, il faut admettre qu’il ne répond pas frontalement à la critique de Dominique de Villepin – guerre ou non ? – et que l’idée de « guerre diffuse » proposée par Frédéric Gros correspond mieux à l’état des violences. Enfin, le discours doit répondre à deux autres critiques : celle d’Olivier Roy selon laquelle le terrorisme est globalisé et déterritorialisé, ce qui signifie que Daech n’a guère d’avenir et qu’il y aura d’autres Daech ailleurs, ce dont témoigne le déplacement de nombreux combattants liés à Daech vers la Libye ; celle de Hamit Bozarslan pour qui l’idéologie de Daech est suicidaire et donc guère susceptible de créer un homme nouveau. C’est d’ailleurs peut-être parce que nous en avons fini avec les révolutions que la martyrologie apocalyptique et sacrificielle de Daech et de ses tueries font peur.
- 1.
Le discours est disponible sur le site du ministère de la Défense (www.defense.gouv.fr). On pourra aussi lire, comme une chambre d’écho de ce discours, l’entretien avec Jean-Claude Mallet, l’un des principaux conseillers de Jean-Yves Le Drian, publié dans « Le nouveau désordre mondial », Esprit, octobre 2014.
- 2.
Sur les débats concernant la guerre américaine contre le terrorisme, voir Jean-Claude Monod, Penser l’ennemi, affronter l’exception, Paris, La Découverte, 2007.
- 3.
Voir David Revault d’Allones, les Guerres du président, Paris, Le Seuil, 2015.
- 4.
Dans la Revanche des passions (Fayard, 2015), Pierre Hassner s’oppose à l’assimilation de Daech à un État (p. 23 et p. 343).
- 5.
Sur ce dernier point, il y aurait beaucoup à dire puisque l’utopie des califes rashiduns est une utopie qui se décline au passé et que la martyrologie et le sacrifice corporel concordent mal avec l’homme nouveau de la révolution.