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Revoir sa copie sur les banlieues ou que faire des casseurs ?

mai 2006

#Divers

En novembre-décembre 2005, il était ridicule de laisser entendre qu’il n’y avait pas eu de violence illégitime en réplique à la mort des deux jeunes « footballeurs » de Clichy-sous-Bois. Se cacher derrière la présence policière et ses excès éventuels (mais il n’y a pas eu de mort) n’autorisait en rien à mettre entre parenthèses les actes violents perpétrés par lesdits « mômes » des banlieues. Mais l’approche sécuritaire et pénale a pris le devant sur la grille d’interprétation ethnique ou religieuse, nuancée par des rapports du ministère de l’Intérieur.

Au total, force aura été de constater que les pyromanes des banlieues n’ont pas envahi Paris (comme dans la chanson de Serge Reggiani), ce que prédisaient certains, et que, immobilisés dans leurs quartiers mal reliés aux centres-villes, ils brûlaient les instruments de la mobilité qu’ils avaient sous la main, les voitures garées au pied des barres d’immeuble ou des tours. De facto, il suffit de traverser le boulevard des Maréchaux (ce boulevard circulaire qui entoure Paris comme une enceinte a pris le nom de chefs militaires napoléoniens redevenus d’actualité grâce au Premier ministre embusqué à Matignon) et le périphérique pour voir qu’il est difficile de franchir les frontières établies entre la capitale et « ses » banlieues. Il y a des malfrats de banlieue mais pas une seule banlieue, mieux vaut parler des banlieues (des cités, des quartiers, des rues, autant de noms propres) et des casseurs dans bien des zones des banlieues. Mais casseur ne rime pas avec « la » banlieue ni, cela va sans dire, avec tous les jeunes qui y vivent. Les maires de la périphérie savent bien qu’il y a des phénomènes de bandes, toujours « minoritaires » et localisés, qui doivent être contrôlés comme tels. On parle de bandes, pour parler de groupes de jeunes (voire très jeunes), pas toujours organisés, qui ont rompu avec les valeurs du travail et renoncé à la prise en charge scolaire et construisent leur identité en rapport avec la police, la justice et les institutions pénales locales plus qu’en référence à la géopolitique du Proche-Orient, l’oumma des idéologues ou des réseaux d’Al-Qaida.

À l’occasion du mouvement anti-Cpe, des bandes ont cette fois débarqué dans Paris et ont fait preuve d’une extrême violence. Elles ont transformé de grands espaces ouverts comme l’esplanade des Invalides (face au tombeau de Napoléon, encore lui ! mais Paris est une ville napoléonienne) en terrain vague où voler, cogner, frapper. On a beaucoup glosé sur le fait que ces actes de violence, inadmissibles et cruels, ne se sont pas reproduits une semaine plus tard, la justice ayant très rapidement relayé les arrestations policières et calmé les esprits. Il y aura eu le 28 mars et l’après-28 mars sur le plan des violences. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu des courses-poursuites entre bandes, celles (des bandes féminines en l’occurrence) du 9-3 et du 13e arrondissement (Porte d’Orléans) si l’on en juge par le reportage de Mustapha Kessous, faisant suite à celui de Luc Bronner dans Le Monde1. Mais, quoi qu’il en soit, les casseurs ont conforté l’image négative des jeunes « des » banlieues à laquelle la mesure du Cpe s’adressait prioritairement selon le gouvernement bien qu’il ait été compris comme visant l’ensemble des jeunes de moins de 26 ans.

Tel est le paradoxe : une mesure destinée aux banlieues perçue comme un risque de précarisation pour les étudiants des universités les moins reconnues, donnant l’occasion à des casseurs de s’en prendre aux jeunes des classes moyennes jouant le jeu de la massification universitaire, en vient rétrospectivement envenimer l’affaire de « la » banlieue.

Faut-il alors s’étonner que les plumes qui avaient dû mettre un bémol aux analyses sur « l’invasion des banlieues » par la religion et l’appartenance ethnique ont pu se rattraper après le 28 mars ? Ce qui signifie aussi : après l’assassinat cruel d’Ilan Halimi et pendant le procès de l’assassin de Souhane, la jeune fille brûlée vive à Vitry-sur-Seine. Alors que les banlieues sont coupées du centre, que les relégués sont hors la ville, pourquoi faire en sorte que ceux qui, issus de l’immigration, cherchent l’intégration par le travail (au point de ne pas toujours être défavorables au Cpe et d’avoir été moins radicaux que d’autres dans des universités comme Paris VIII Saint-Denis) soient assimilés aux casseurs ? Faut-il réitérer l’erreur de Sarkozy qui, en s’en prenant aux petites frappes après la manifestation du 28 mars, laissait entendre que la banlieue à karchériser était un monde de bandes, l’équivalent de la « racaille » ? Faut-il se taire et tout expliquer par les débordements médiatiques ? Certainement pas. Mais il faut avoir recours à d’autres mots que ceux de « barbares » (couverture du magazine Marianne) ou bien d’« intifada » pour parler de l’ensemble de la banlieue. Dans un éditorial2 Jean Daniel qui se trouvait à l’étranger, fort inquiet, devant un poste de télévision au moment de la manifestation du 28 avril, parle de « rebelles sans cause » faisant une « démonstration de nihilisme » à « dimension intifadesque ». Le recours à ce terme d’« intifada » est contestable pour au moins deux raisons : il revient d’abord à déplacer la violence effective des banlieues dans le contexte du Proche-Orient et faire un peu plus de la banlieue un monde séparé par un « mur », une « enceinte »… tout ce que demandent les casseurs. Par ailleurs, cette comparaison proche-orientale ne permet pas de spécifier le type de violence mis en œuvre par ces bandes et exacerbe naturellement la grille de lecture ethnico-religieuse3. Quoi qu’il en soit du rôle des images, on a manifestement affaire à une violence extrême et mal résorbable, mais on ne peut en aucun cas la généraliser à l’ensemble des habitants des banlieues. En évoquant l’intifada, Jean Daniel oublie, ce qu’il a affirmé juste avant, que cette violence est nihiliste. Alors pourquoi revenir à nouveau sur la question ethnique, comme s’il fallait communautariser les territoires de la périphérie de la République ? « Ceux qui ont voulu déceler, nous dit-il, dans les émeutes des cités de novembre 2005 une volonté dissimulée et désespérée d’intégration doivent revoir leur copie. » Les casseurs des Invalides, les mêmes qui perturbent les manifestations depuis longtemps, sont porteurs d’une violence extrême. Mais faut-il les voir en fonction de la grille communautaire (et donc religieuse), se référer à l’intifada et parler en même temps de nihilisme ? À moins que l’adhésion communautaire et religieuse soit le summum du nihilisme ? En France, il y a deux types de républicains renvoyant à deux états d’esprit : ceux qui continuent à parier sur l’intégration (et d’abord celle qui passe par le travail), et ceux qui expliquent commodément les errements de la République par des attaques venues de l’extérieur (les immigrés, les religieux, les bandes, les casseurs…).

Pour ceux qui hésitent encore entre l’un ou l’autre de ces scénarios républicains, celui de la menace extérieure et celui de la capacité politique, prendre la ligne de tramway no 1 qui part de Saint-Denis, puis passe par La Courneuve et Bobigny avant de s’arrêter à Noisy-le-Sec est une expérience instructive. Les noms des stations ne sont pas ceux de maréchaux napoléoniens mais ceux de communistes historiques (de Lénine à Thorez et Paul Vaillant-Couturier). Aujourd’hui, les maréchaux napoléoniens de Matignon ont connu leur Waterloo avec le Cpe, les communistes n’animent plus idéologiquement ni culturellement les banlieues est et nord de Paris, et des Français d’origine arabe ou africaine, qui ne sont pas des casseurs, frappent à la porte. Mais on n’entend naturellement que les coups écœurants des casseurs… Un peu moins certains maires ou ministres qui, comme Jean-Louis Borloo, s’inquiètent que les banlieues s’embrasent à nouveau en raison même de l’imprévoyance politique, des mesures en souffrance, des annonces sans lendemain…

  • 1.

    « Dans le sillage des “casseuses” du “9-3” », Le Monde, 6 avril 2006 et « Au cœur d’une bande du “9-3”, le plaisir de la violence », Le Monde, 25 mars 2006.

  • 2.

    « Pour en finir avec les casseurs », Le Nouvel Observateur, 30 mars-5 avril 2005.

  • 3.

    À en juger par la rediffusion d’un reportage sur le lycée Turgot à Paris, la confrontation communautaire s’est également installée en centre-ville (voir le reportage de Cyril Denvers, « Quand la religion fait la loi à l’école », France 3, 13 avril 2005).

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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