Sculptures minimalistes de Richard Serra au Grand Palais et à l’entrée des Tuileries. Des conservateurs en mal de site ?
Controverse
Sculptures minimalistes de Richard Serra au Grand Palais et à l’entrée des Tuileries
Des conservateurs en mal de site ?
Depuis l’an dernier, l’idée est venue à l’un de nos conservateurs nationaux, Alfred Pacquement semble-t-il, d’occuper l’espace libre du Grand Palais, ce magnifique volume industriel où la pierre et le fer s’allient avec le verre pour accueillir la lumière, en faisant appel à des artistes reconnus dans le cadre d’expositions nommées « Monumenta ». L’an dernier, Anselm Kieffer avait réussi à « investir » cet espace vertigineux avec, dans la verrière, un lac de montagne retourné. Et Christian Boltanski s’y risquera l’an prochain.
Cette année, on a fait appel au sculpteur minimaliste Richard Serra dont le travail est lié à la production de plaques en acier destinées à occuper un espace donné. Mais peut-on trouver une place pour ces matières si facilement dans la nef vertigineuse du Grand Palais ? Serra a pris le parti d’ériger des plaques à la verticale et de faire en sorte qu’on les parcourt horizontalement. C’est pourquoi l’exposition a comme titre « Promenade ». Celle-ci consiste donc à longer, à marcher à côté ou autour de cinq plaques d’acier (pesant 5 tonnes et mesurant 17 mètres de haut, 4 mètres de large et 13, 8 centimètres d’épaisseur disposées à 28 mètres les unes des autres et inclinées de 1, 69 degré). Si l’exposition est une invitation (pédagogique et volontariste si l’on en juge par les nombreux scolaires présents qui confondent naturellement la promenade avec une enceinte sportive) à se mouvoir, à jouer de la lumière et des ombres portées, pour ne pas faire face à la masse d’acier, et à exercer son regard en jouant de légères déclinaisons et d’angles multiples, les cinq plaques demeurent solitaires et orphelines dans l’espace du Grand Palais.
Comme des rejets souterrains ou des aérolithes qui auraient été jetés dans un désert depuis la verrière, qui semble sourire du sort de ce « groupe » matériel composé de cinq plaques d’acier massives. Comme celles-ci sont posées dans un site qui semble les ignorer, on peut se mouvoir à l’infini et vanter le dispositif de Serra en s’y promenant. L’idée du conservateur mérite, pour les « Monumenta » futurs, que l’on s’interroge sur les liens possibles entre des productions minimalistes et une architecture industrielle particulièrement vigoureuse. À défaut de s’inscrire dans le site, il faut « remplir » le monument provisoire, c’est la raison pour laquelle les promenades sont à l’occasion rythmées par des concerts de musique (de Pascal Dusapin à Philip Glass !). D’autant que l’on ne peut regarder les plaques érigées que du bas, à l’horizontale, les escaliers permettant de rejoindre la première galerie (comme un premier balcon de théâtre) n’étant pas accessibles. C’est un voyage au centre de la terre qui ne profite guère de la magnifique charpente industrielle et de l’enveloppe lumineuse de la verrière. Si Serra est ici prisonnier du site (à la différence de Threats of Hell présentée en 1990 dans une église à Bordeaux), si la mobilité ne peut être donnée que par l’acteur/spectateur, c’est parce qu’il ne parvient pas à rendre mobiles et aventureuses ses plaques, dont la lourdeur ne disparaît pas miraculeusement, dans le site métallique et lumineux.
Mais il n’est pas sûr qu’une autre production, fort célèbre, de Serra, les deux plaques nommées Clara-Clara posées à l’entrée des Tuileries (côté Concorde), soit placée de manière beaucoup plus heureuse. Alors que l’on ne cesse de bloquer la perspective du Louvre vers l’ouest à travers les Champs-Élysées et vers l’Arc de triomphe, l’idée de placer Clara-Clara à la porte d’entrée principale des Tuileries est étrange (appelée aussi La Belle au bois dormant, composée d’une double parenthèse inversée, cette œuvre a déjà été posée là en 1983 mais elle ne fut guère comprise à l’époque). Certes, on prend plaisir à se mouvoir dans cet entre-deux (un passage entre dedans et dehors, marqué par un resserrement progressif entre deux plaques ondulées), mais le dispositif qui permet un double mouvement corporel et mental (une promenade !) est placé de telle manière qu’il casse la perspective urbaine. Vu depuis le Louvre, il bouche l’horizon vers la Concorde, l’Arc de triomphe puis l’arche de la Défense. Les organisateurs se réjouissent bizarrement et contradictoirement de cette « porte magique qui semble enclore le monde alentour » et de ces « deux lignes qui brisent d’un ondoiement électrique la perspective des Champs-Élysées ».
Que l’on apprécie ou non l’œuvre d’un sculpteur minimaliste comme Serra, il est absurde de l’utiliser un peu mécaniquement pour occuper des sites préexistants alors que ses sculptures d’acier sont impressionnantes quand elles sont inscrites dans des paysages vides où l’acier devient la perspective comme dans le land art : celles qui correspondent au land art (voir Te Tuhirangi Contour, Nouvelle-Zélande, 2000-2002 ; Afnar, Islande, 1990 ; et surtout Bramme für das Ruhrgebiet où une plaque est comme un phare posé dans un paysage industriel), ou bien celles qui se trouvent dans des espaces fermés de petites dimensions en pleine aire urbaine (voir Tilted Arc sur la Federal Plaza à New York, détruite en 1989 ; Itersection II présentée en extérieur dans un espace clôturé au Moma de New York en 2007 ; Clara-Clara exposée en extérieur au Tate Museum de Londres). Avis au conservateur : la question n’est pas la qualité du minimalisme sculptural de Serra mais de savoir « où » placer ses productions. L’art ne fait pas « lieu » dans n’importe quel espace.
La dérive patrimoniale française, indissociable de la bouillie postmoderne, conduirait-elle à tout mélanger, à croire qu’il suffit de croiser les époques ou d’occuper les espaces parce qu’il faut bien les occuper dans le cas du Grand Palais ? Peut-être, mais rien ne prouve que cela soit impossible. L’araignée de Louise Bourgeois (à laquelle Beaubourg vient de consacrer une exposition), exhibée récemment sur l’une des pelouses des Tuileries (à l’entrée côté Louvre sur Seine), prouve qu’une sculpture inquiétante, étrange et complexe peut parfaitement trouver sa place dans un espace de jardin et dans un site très urbanisé. L’araignée ressemble à un arbre décharné et retourné sur lui-même dont les branches, de vraies tentacules, creusent le sol alors que les plaques de Serra sont comme tombées, sans se renverser cependant, sur le sol du Grand Palais. Par ailleurs, la ressemblance avec un arbre n’est pas une simple fiction artistique puisque sur la pelouse opposée (côté rue de Rivoli) un arbre décharné et vieilli, mais aussi enveloppant et guerrier qu’une araignée, fait penser à L’araignée de Louise Bourgeois. Ce qui n’est pas sans rappeler l’arbre de Giuseppe Pennone (nommé Voyelles) qui, lui, se trouve, faussement abattu, aux Tuileries depuis des années puisqu’il a été conçu en fonction de son environnement, un jardin qui lui donne vie à travers ses rejetons post-mortem. Si les plaques d’acier de Serra manquent le rapport à la nef aérienne du Grand Palais ou obstruent bizarrement l’entrée des Tuileries (l’artiste aimerait que la ville de Paris conserve Clara-Clara à cet endroit ad aeternam !), si elles ratent la perspective alors même qu’elles ont pour but de nous rappeler à l’ordre du paysage, il y a maldonne. On ne pose pas n’importe quelle œuvre d’art n’importe où. Mais, on le sait, la France est un pays de grande culture artistique alors que sa culture urbaine est défaillante. Tout s’apprend, et d’abord le paysage urbain.
Olivier Mongin
Coup de sonde
Hollywood est un roman noir (3). La plume assassine de Truman Capote*
Il se passe pour Truman Capote un phénomène de métamorphose : le best-seller à la réputation sulfureuse devient un « classique moderne ». Ses livres sont constamment réédités, beaucoup sont disponibles dans des collections de poche ; on publie des biographies – celle de Gérald Clarke est un modèle du genre. On retrouve des inédits posthumes, sa correspondance est publiée « scientifiquement » et fait l’objet d’articles soignés dans notre presse littéraire. Gallimard pourrait le publier en « Pléiade ». Le monde littéraire français fait de Capote l’objet de numéros spéciaux de revues (Magazine littéraire de janvier 2007) où nos meilleurs critiques lui consacrent de longs articles documentés. Comme il est américain, Hollywood en fait le héros de films très autoréférentiels, car Hollywood adore parler de Hollywood, avec de gros moyens, et ces films ont du succès et des Oscars.
Avant De sang-froid
L’écrivain Truman Capote a la réputation d’être une « langue de vipère » (ses contempteurs employaient une autre expression). On pourrait aussi parler de « ses articles assassins » pour décrire ses chroniques sur la société chic de Manhattan et de Hollywood, « monde et demi-monde » auquel il appartenait de plein droit. Capote devient un écrivain célèbre très tôt. À 21 ans, il publie une nouvelle remarquée, Miriam dans une revue de mode, Mademoiselle. À 24 ans, il publie son premier roman, les Domaines hantés : succès en librairie et dans la presse. Il pénètre vite les milieux « branchés ». Il a été l’ami de Carson McCullers et de Gore Vidal, puis leur ennemi (ils se ressemblaient trop, ils étaient concurrents). Quand il viendra en Europe, il sera reçu par les professionnels de la célébrité : en Angleterre par Cecil Beaton, en France par Jean Cocteau et Anna de Noailles, et en Italie par Peggy Guggenheim. Dans l’Alabama des vacances de son enfance, il avait réussi à être le voisin et l’ami d’enfance de (Nelle) Harper Lee (descendante du général) qui écrira un best-seller international, To Kill a Mockingbird (Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, 1959, prix Pulitzer en 1961), rapidement adapté au cinéma par Robert Mulligan (Du silence et des ombres, avec Gregory Peck oscarisé en 1963). À New York, à 20 ans, il est l’ami de Gloria Vanderbilt (« Héritière ») et Oona O’Neill (fille du prix Nobel, ultime épouse de Charlie Chaplin). Il inaugurait ainsi sa collection de « Cygnes », ces femmes jolies, cultivées, riches, très « classes », qui adoraient qu’on leur rapporte des potins (les gossips) et qui savaient elles-mêmes en raconter. Plus tard il y aura Barbara (Babe) Paley, la femme du fondateur de Cbs, la très importante chaîne de radios et de télévisions.
Capote fut aussi scénariste à Hollywood pour Plus fort que le Diable (Beat the Devil, 1953) de John Huston, avec Humphrey Bogart, et il se lia avec le puissant producteur David O. Selznick. Il est rapidement adapté au cinéma pour un autre de ses succès, Petit déjeuner chez Tiffany publié en 1958, le film de Blake Edwards sortant en 1961. Puis il passe de la catégorie d’« auteur à succès » à celui de « grand écrivain » avec De sang-froid (In Cold Blood, 1965), célébré par la critique, adapté au cinéma par Richard Brooks dès 1967, vendu à des millions d’exemplaire. « Riche et célèbre » à 42 ans, Capote vit le « rêve américain » dans toute sa splendeur, et toute sa noirceur. Après ce succès incroyable, la fin de sa vie, fascinante, semble être un échec absolu, marqué par une mort précoce en 1984, juste avant ses 60 ans (alcoolisme ? overdose ?).
Capote ne peut donc pas être présenté simplement sur un schéma linéaire, « sa vie, son œuvre », car cet auteur est au centre d’une galaxie complexe qui associe la grande société de Manhattan, d’Europe et d’Italie, la faune hollywoodienne, l’Amérique profonde du Kansas, le milieu des artistes et intellectuels américains gays, l’univers de la plus haute littérature, le crime, la drogue – surtout l’alcool – et l’argent. Il ne peut être question ici que de quelques coups de projecteurs dans diverses directions, et il s’agira aussi bien de livres qui méritent tous d’être lus, que de films diffusés en Dvd, ou de documentaires vus sur la Toile1.
Truman Capote est d’abord un wonder boy venu de l’Amérique profonde, fils d’une mère (Lillie Mae, dite « Nina », Faulk – une très jolie femme) qui rêve de réussite sociale par le mariage, et qui épouse, à 16 ans, un beau baratineur, Arch Persons. Elle n’a que 17 ans à la naissance de Truman. Le père est complètement immature, sans aucun sens des responsabilités, escroc ratant toute vraie carrière, capable de vider la tirelire de son fils, allant même en prison pour chèques sans provision, trafic d’alcool, etc. Les biographes de Capote, le principal étant Gerald Clarke, ont obtenu suffisamment de confidences de la part des témoins (famille, amis de Truman) pour « tout savoir ». Ils nous donnent un portrait hallucinant de l’enfance de l’écrivain : sa mère l’aime et le déteste tout à la fois ; elle l’abandonne régulièrement pour le faire élever par d’autres ; c’est une femme volage qui reçoit des amants chez elle (a-t-il vu des « scènes primitives » ?).
Lillie Mae divorce et épouse Joe Capote qui adopte Truman dont il s’occupe correctement. Truman Streckfus Persons devient « Truman Capote ». Truman passe son enfance dans l’Alabama, élevé par des tantes et des domestiques noirs : il y entend de multiples histoires et il a une famille où l’on a l’habitude d’écrire de vraies lettres. On en a un écho dans ses « romans d’enfance », comme le très poétique Harpe d’herbes de 1951. Car est arrivé l’inattendu : ce garçon malheureux et capricieux grandit peu (il atteindra tardivement 1, 58 m), il gardera sa voix d’enfant haut perché (hystérie ? une nouvelle de Musique pour caméléons le montre enfant désirant être une fille), et à 20 ans passés, il a toujours l’air d’un joli garçon prépubère. Sa mère, qui aurait tellement voulu avoir un fils « viril », voit grandir un garçon artiste et efféminé qui lui renvoie une figure qu’elle déteste, et dont elle est largement responsable – ses psychiatres le lui ont certainement dit. Les compagnons homosexuels de Capote – le grand critique Newton Arvin, auteur de livres de référence sur Melville, Whitman ou Hawthorne, le bon romancier Jack Dunphy – avaient connu de semblables difficultés dans leur enfance : de tempérament sensible et artiste, ils avaient été en butte à l’hostilité de leurs proches – rednecks (ploucs) adorateurs des codes virils – et leurs réussites ultérieures étaient incompréhensibles à leur milieu d’origine. Capote connaît aussi les contradictions de ces sociétés officiellement puritaines : la pédophilie dans son école, les relations entre garçons dans le collège militaire où on le place pendant un an, l’alcoolisme partout répandu – d’abord chez sa mère –, l’infidélité adultère élevée au rang d’un sport de combat.
On imagine sans peine que le comportement affecté de Capote est le résultat d’une puissante névrose, mais il bénéficie très vite d’un talent de conteur extraordinaire : partout où il passe, et cela depuis son enfance (voir sa présence dans le roman de Lee Harper), il devient le centre de l’attention de tous grâce à son don pour raconter des histoires, des histoires vraies ou enjolivées – ou fausses. Il adore les potins et voit très vite qu’en racontant ses propres histoires scandaleuses, il suscitera des confidences qu’il fera circuler. C’est grâce à ce talent qu’il est devenu très jeune l’ami des dames des meilleures sociétés – de Manhattan et Hollywood – qu’il abreuve de récits mondains.
Truman Capote a fait des études, mais pas de « bonnes études » : il était incapable de travailler les matières qui ne conduiraient pas directement à sa vocation d’écrivain, et il a souvent changé d’école. Il lisait beaucoup, mais en autodidacte. Il a cependant eu la chance de rencontrer, à l’école et ailleurs, des professeurs qui se sont intéressés à lui. Car il était très doué pour se faire aimer – il disait que s’il avait aimé les femmes, il aurait pu être l’amant de Garbo et de Dietrich. Il aimait les gens qui l’aimaient, sa sincérité en ce domaine étant absolue, et payante. Tous lui ont donné bénévolement des cours particuliers, lui transmettant la culture générale qui lui manquait. Quand Capote est arrivé à Paris en 1948, il a refusé la visite traditionnelle des musées : il savait qu’il fallait aller au Flore ou au Bœuf sur le toit. Truman est donc à la fois un « bouseux » mal dégrossi, un pur produit d’une école insuffisante, un séducteur fils de séducteurs (père et mère), un autodidacte acharné et le bénéficiaire de la plus grande culture acquise auprès des meilleurs esprits de son temps. C’était surtout un enfant prodige avec un sens inné pour exprimer les sentiments les plus fins. Capote pratiquait son sens de l’empathie aussi bien dans sa vie privée que dans sa production littéraire. Bref, il était « sensible » (sensitive, comme les filles le disent des garçons séducteurs dans les séries américaines), débordant de tous les affects, et il a su trouver par un travail d’écriture acharné les mots pour les transmettre : il savait émouvoir, il avait l’art de l’anecdote à scandale, il savait faire rire. Tous les talents. Tout ça ne s’est pas fait instantanément. Il a commencé très jeune à écrire et à réécrire. Dès ses premières nouvelles publiées, il a trouvé des lecteurs (et des éditeurs et des critiques) pour reconnaître ce talent et l’encourager. Truman Capote a été très controversé, mais il a tout de suite été reconnu. Il n’a jamais été un écrivain maudit.
Aujourd’hui, on donne beaucoup d’importance à la vie des écrivains. « Je me souviens » de Bernard Pivot expliquant que le meilleur livre de l’année (2001) était une biographie de Rimbaud. Cela pouvait laisser songeur. Dans le cas de Capote, on atteint un sommet dans ce genre : comment séparer sa vie de son œuvre ? Capote a mis beaucoup de sa vie dans ses livres, et son premier roman à succès, les Domaines hantés, a tout de suite été interprété comme le roman où il raconte comment il s’est fait écrivain, libre d’être homosexuel, alors que le livre semble raconter une tout autre histoire ; un de ses anciens mentors, George Davis, directeur littéraire de Harper’s Bazaar, lui a ainsi déclaré : « Je suppose qu’il fallait bien que quelqu’un écrive le Huckleberry Finn des pédés. » Son roman le plus connu chez nous (avec De sang-froid, bien sûr) est Petit déjeuner chez Tiffany (Breakfast at Tiffany’s, 1958) qui est le portrait d’une « croqueuse de diamants », c’est-à-dire d’une très jolie jeune femme, pleine d’énergie, qui quitte la campagne (et un mari épousé à 14 ans !) pour séduire les hommes (elle pratique certainement une forme cachée de prostitution), dans le but d’« épouser un millionnaire » (titre d’un film hollywoodien de 1953). Cette fille qui séduit tout le monde, y compris son voisin (le narrateur), des gangsters et un riche brésilien, a pu avoir comme modèles : la mère de Truman (l’héroïne s’appelle Lulamae Barnes – on reconnaît sans peine le nom de sa mère, Lillie Mae) ; des amies à lui (par exemple Marilyn Monroe) ; ou même Truman lui-même venu de sa cambrousse pour conquérir New York (l’héroïne se fait appeler « Holly Golightly », elle aussi a changé de nom). Capote est donc présent trois fois dans le roman : comme narrateur, comme personnage secondaire (le voisin), et comme personnage principal. Les cinéphiles qui connaissent le film de Blake Edwards (Diamants sur canapé, 1961) ont souvent une vision faussée du personnage : Audrey Hepburn, ravissante et sophistiquée, n’a pas la vitalité nécessaire et un peu vulgaire qu’aurait apporté Marilyn Monroe (l’actrice idéale pour ce rôle), et Blake Edwards, grand cinéaste du « burlesque sophistiqué », était encore en train de mettre au point son style propre et sa technique très originale du « gag froid » qui éclatera dans ses futurs films avec Peter Sellers. Le film respecte encore à peu près les codes bien pensants de la comédie hollywoodienne, ce qui est absolument étranger à Capote qui ne respectait rien, sinon son art et ses sentiments.
Dans ses premiers livres, Capote se met (plus ou moins explicitement) en scène, ce qui lui convient tout à fait, car Capote est un excentrique qui aime être au centre de tous les regards. Le prix à payer, quand un livre paraît, c’est que tout le monde en parle (ça, ça lui plaît), mais aussi, certains le critiquent : c’était prévisible, mais il en est littéralement malade. Capote devait gagner sa vie et, aux États-Unis, cela signifie faire des travaux alimentaires. On peut supposer que beaucoup d’écrivains professionnels y ont perdu leur âme. Pas Capote qui était très sûr de lui. Il a enrichi sa palette en faisant des reportages qui anticipaient complètement sur le « nouveau journalisme ». Faire des voyages, rencontrer des personnages originaux, et en faire des récits pour des revues, ça lui convenait tout à fait. Un de ses livres à succès a été les Muses parlent (The muses are Heard, 1956, traduit dès 1959 par Jean Dutourd) : il avait suivi dans une Union soviétique très post-stalinienne la troupe de comédiens et chanteurs noirs qui tournait depuis quatre ans avec Porgy and Bess de Gershwin : ces représentations à Saint-Pétersbourg devaient être une étape importante de leur tournée et plusieurs journalistes les accompagnaient. Il est sûr que Capote nous donne une vision superficielle de l’Union soviétique quoique très aiguë sur la situation réelle du pays, étanche à toutes les illusions politiques et au romantisme social qui ont marqué, chez tant d’écrivains français, la plupart des récits de voyages en Urss. Son coup d’œil est acéré et il sait mettre en scène aussi bien les membres de la troupe et leurs accompagnateurs que les Russes rencontrés par hasard avec une vie et une verve incomparables : l’art du romancier et celui du journaliste se combinaient brillamment.
De sang-froid. Du roman aux films
Quand Capote prend l’initiative de se faire financer un voyage dans le Kansas pour enquêter sur l’assassinat incompréhensible d’une paisible famille dans un petit village, il doit sentir que ce sujet lui convenait. Il croyait s’y rendre pour tracer le bref portrait d’un village traumatisé par une tragédie. Se doutait-il qu’il passerait six ans à écrire ce livre, dans le sang, la sueur et les larmes, qu’il en sortirait à la fois plus riche et plus célèbre, mais peut-être aussi détruit ? Littérairement, Capote a pris une option fondamentale, contraire à toutes ses habitudes : il ne s’y mettrait pas en scène explicitement. Il écrirait un livre « objectif », froid, distancié. Le titre De sang-froid décrit aussi bien l’attitude des assassins que son travail d’écrivain et de journaliste enquêteur.
L’assassinat de la famille Clutter à Holcomb a lieu le 15 novembre 1959. Capote part tout de suite enquêter, accompagné de sa vieille amie « Nelle » – c’est-à-dire Harper Lee, alors en train d’écrire To Kill a Mockingbird. Elle sert de secrétaire à l’écrivain – et de chaperon à un enquêteur trop excentrique pour ce petit village de l’Amérique profonde. Les assassins, Perry Edwards Smith et Richard (Dick) Hicock, dénoncés par un ancien compagnon de cellule, sont arrêtés en décembre. Le jugement, fait dans le cadre de la loi de l’État du Kansas, a lieu très vite et les condamne à mort le 29 mars 1960. Mais la loi prévoit aussi des recours ; ils seront nombreux, et de recours en recours, l’exécution (par pendaison) « n’a lieu que » le 14 avril 1965 – ce « ne… que » correspond aux sentiments de Capote. L’écrivain avait besoin d’une « fin définitive » pour achever le livre qui paraît d’abord en feuilleton fin 1965 (quatre épisodes dans le New Yorker), puis en volume en janvier 1966 (Random House). Le livre est traduit en français l’année suivante (Gallimard). Le succès est énorme, la critique est unanimement favorable, y compris en France : Le Magazine littéraire publie un article mémorable de J.-M. G. Le Clézio. Le livre se vend par millions. Richard Brooks, bon cinéaste américain progressiste, l’adapte dès 1967, en noir et blanc et en cherchant à en respecter la froide objectivité. Le film est un succès mondial (4 nominations aux Oscars). Capote gagne des millions de dollars. Il fête l’événement par un somptueux bal « en noir et blanc » au Plaza de Manhattan, le 28 novembre 1966. Tout devient « culte » : le fait divers tragique lui-même, le village de Holcomb, la famille Clutter, les assassins, le livre de Capote, le film de Brooks.
La correspondance de Capote devient peu à peu accessible. Des biographies de Capote paraissent, celle de Gerald Clarke (1988), puis celle de George Plimpton (1997, non traduite en français) qui est un montage d’entretiens avec des témoins. Quarante ans plus tard, ces documents biographiques sont à la base de deux films2, des « biopics3 », qui tous deux racontent principalement le même épisode : celui où Capote (et Harper Lee) enquêtent sur les meurtres, sur les liens entretenus par Capote avec le village de Holcomb et avec les assassins, et sur la difficulté d’écrire le livre. On connaît donc maintenant trois versions filmées de l’assassinat de la famille Clutter. Le livre est devenu un mythe collectif et la lecture en devient multiple et contradictoire.
Premier élément important : Capote n’apparaît pas dans son livre. Le film de Brooks respecte cette convention. Mais les biographes nous ont donné beaucoup de détails sur le rôle fondamental de l’écrivain. Il a participé à l’enquête. Il a très bien connu le policier chargé de l’enquête, Alvin Dewey, et sa famille : il leur a envoyé de nombreuses lettres et des cadeaux. Il a graissé la patte des policiers pour avoir des informations. Il a multiplié les entretiens sur place. Il a raconté tous ses potins hollywoodiens aux habitants de Holcomb pour les séduire et obtenir des anecdotes authentiques ; il leur a écrit des quantités de lettres pour quémander des « petits faits vrais » parfois minuscules.
Capote a longuement discuté avec les assassins qui lui ont écrit des lettres, parfois très longues ; il a obtenu d’eux des aveux très précis ; il les a aidés à trouver de bons avocats ; il les a fournis en papier, en livres et peut-être en argent ; il leur a surtout offert une oreille attentive, et peut-être même plus. Les deux meurtriers avaient le droit de choisir un témoin de leur mort : ils ont tous les deux désigné Capote. Celui-ci a assisté épouvanté à leur pendaison, découvrant ainsi qu’un pendu met plus de vingt minutes pour mourir après sa chute.
Quand on lit De sang-froid aujourd’hui, le lecteur un peu informé a tout cela en tête. Mais rien ne remplace la lecture directe du livre de Brooks, qui a fait date dans l’histoire du « roman non-roman » (traduction peu élégante du non-fiction novel de Capote), ou du « roman vérité » (expression et concept mis à la mode à la sortie du livre d’Oscar Lewis, les Enfants de Sanchez, 1961). La lecture de De sang-froid est une expérience éprouvante, comme a été éprouvante l’écriture du livre (pendant plus de cinq ans) par Capote. Cette « expérience de lecture » est certes subjective, mais on peut l’objectiver en examinant comment ce fait divers tragique a été filmé par trois cinéastes différents. C’est qu’il y a deux moments insupportables dans le livre. Le premier occupe les quatre-vingts premières pages de l’édition française dans la collection « Folio » : c’est l’essentiel de la première partie intitulée « Les derniers à les avoir vus en vie ». Il s’agit d’un montage alterné qui nous montre les assassins se rendant en voiture au village où ils ont l’intention de voler le contenu du coffre de la famille Clutter, « sans laisser de témoins derrière eux ». Le coffre n’existe pas (le père payait tout par chèque) – ce livre est aussi une grande œuvre « absurde ». On comprend que le voleur, c’est Dick Hicock, un pervers violeur, qui a recruté Perry Smith. Celui-ci est un schizophrène pouvant passer de la gentillesse sensible à la violence la plus extrême. C’est un tueur, souvent sympathique, mais un tueur. Les séquences consacrées aux tueurs sont brèves.
Bien plus développées, et bien plus éprouvantes, sont les nombreuses séquences qui mettent en scène les dernières heures de la famille Clutter, des gens sympathiques. Herb Clutter est un fermier courageux, actif, très honnête. Il est devenu un riche propriétaire grâce à son travail. Sa fille Nancy, presque dix-sept ans, est elle aussi une hyperactive sympathique ; elle a les meilleures notes de sa classe, rend de nombreux services, s’occupe de tout le monde et tout le monde l’aime. Son frère Kenyon est également un brillant lycéen très apprécié. Un magnifique exemple d’un « rêve américain réussi ». Tout est idyllique ? Pas complètement, il y a quand même quelques ombres : le père ne veut plus que sa fille continue à fréquenter son gentil petit ami, car le garçon est catholique, il ne pourra donc pas épouser une méthodiste. La mère a mal vécu ses baby blues, elle est déprimée et reste le plus souvent couchée. Tout n’est donc pas rose, mais ces gens sont globalement adorables et adorés. Il est donc insupportable de les voir vivre une journée qui s’achèvera par leur assassinat que tout nous rappelle :
Ce soir-là, après avoir séché et brossé ses cheveux et les avoir entourés d’un foulard de mousseline, Nancy sortit les vêtements qu’elle avait l’intention de porter pour se rendre à l’église le lendemain matin : des bas de nylon, des escarpins noirs, une robe en veloutine, sa plus jolie qu’elle avait faite elle-même. C’était la robe dans laquelle elle allait être enterrée.
Le lecteur admire d’abord la densité littéraire d’un texte qui réussit à suggérer, en quelques lignes – consacrées apparemment à des actes quotidiens – toute une vie avec son style, puis le lecteur est ensuite ramené à la brutalité de la tragédie qui se prépare. Toutes ces pages sont de cette trempe : belles, mais éprouvantes.
Il est alors intéressant de regarder comment les cinéastes ont traité cet aspect du récit de Capote. Le premier cinéaste, Brooks, a utilisé au mieux les ressources du cinéma hollywoodien pour adoucir le propos. Il a su choisir des comédiens qui, en un geste, en un regard, suggèrent toute leur humanité. La réussite sociale et humaine des Clutter est immédiatement perceptible. Mais pour Brooks aussi, mettre en scène une famille qui va mourir est insupportable : les séquences du début du film sont donc très bien faites et très bien perçues, mais elles sont brèves, très brèves. Brooks utilise un montage haché, quasiment brutal, pour alterner ces séquences avec celles consacrées à la progression des tueurs qui sont traitées de façon significativement plus longues et détaillées.
Brooks a su faire passer le message : « une sympathique famille a été sauvagement assassinée », mais il l’a fait de la façon la plus rapide possible, en utilisant au maximum les moyens narratifs du cinéma classique hollywoodien qui sait manier l’ellipse à la perfection. Selon son biographe, Gerald Clarke, Capote était mécontent de cette lecture de Brooks, estimable cinéaste qu’il avait choisi car « solide », mais « on ne voyait pas assez la famille Clutter » (il avait raison). Capote, vrai grand écrivain, avait pleuré des larmes de sang pour décrire la vie de la famille Clutter. Un « bon cinéaste » comme Brooks n’en était pas capable.
Les deux « biopics » sur Capote résolvent le problème de façon encore plus frappante. Le premier film sorti, le Capote de Bennett Miller, démarre l’histoire quand les amies de Nancy viennent la chercher pour aller à l’église et découvrent une maison ouverte, anormalement silencieuse où gisent quatre cadavres. Cette séquence débute à la page 94 de De sang-froid : dans ce film, le réalisateur a choisi une ellipse intégrale du début du récit. Le deuxième « biopic », Scandaleusement célèbre, est également très elliptique sur la vie de la famille assassinée.
Il est intéressant de constater que la suite du livre qui s’intéresse à la « cavale » des deux tueurs, est beaucoup plus « confortable » à lire. La raison en est peut-être très simple : la première partie est ressentie par les lecteurs du livre et les spectateurs du film – et les cinéastes, à la fois lecteurs et auteurs – comme « vraie » et ils s’identifient aux victimes. C’est de notre propre mort qu’il s’agit. La fuite et la cavale des deux assassins, auxquels le meurtre n’a rapporté que 45 dollars, nous ramènent à un thème classique du cinéma noir hollywoodien (le road movie) et on le perçoit comme une fiction traditionnelle, bien moins bouleversante que la première partie. Brooks se laisse d’ailleurs prendre au piège de cette fiction traditionnelle. Un exemple : à la recherche d’argent liquide, Dick Hicock va utiliser son charme de séducteur (lui aussi !) pour escroquer des commerçants à qui il laisse des chèques en bois (à son nom…) : cette séquence est filmée comme une scène de comédie hollywoodienne mettant en scène un garçon débrouillard. C’est à cela qu’on voit que Brooks, « bon cinéaste », n’est ni Fritz Lang, ni Alfred Hitchcock. Il n’a pas assez de force stylistique pour imposer une vision tragique à ces séquences plus « décontractées », mettant en scène deux tueurs qui oublient très vite qu’ils viennent tout juste d’assassiner quatre personnes. Les deux « biopics » ne traitent pas de la cavale.
La séquence du quadruple assassinat est l’autre partie très éprouvante du livre de Capote. Elle a lieu fort tard, quand les assassins ont été arrêtés et interrogés, et qu’ils passent aux aveux. Ceux-ci sont faits aux policiers dans le livre de Capote et dans le film de Brooks. Les aveux sont faits à « TC4 » lui-même dans les deux « biopics » : c’est donc en fait la confession de Perry Smith qui sert de base à cette partie du récit. Capote la décrit avec précision et une pseudo-froideur narrative. L’auteur de ces lignes n’a pas eu le courage de relire en détail ces pages et il n’en dira pas plus. Le film de Brooks résout le problème de cet épisode comme il avait résolu la première partie de son film : honnêtement – comment éviter de représenter le noyau du drame ? – mais rapidement. On voit le père de famille, croyant et posé, essayer de raisonner les gangsters : il n’a pas d’argent liquide chez lui, il propose même un chèque… il cherche à les encourager à ne pas insister. On voit que Perry Smith est un « sensible » : quand il attache les femmes dans leur lit et les hommes à la cave, c’est « confortablement », en évitant de leur faire mal. Quand Dick Hicock envisage de violer Nancy, Perry – homosexuel rentré qui a horreur des débordements sexuels – s’y oppose absolument. Tuer, oui, violer, non. Puis Smith fait ce pourquoi Dick Hicock l’a recruté : il égorge le père puis tue les quatre membres de la famille d’un coup de fusil dans la tête de chacun, très vite.
Le « biopic » de Bennett Miller, lui, triche complètement : les assassinats sont traités d’une façon incroyablement brève, les membres de la famille Clutter ne sont plus des personnes, on n’aperçoit que leur silhouette dans des « plans » si brefs qu’on ne peut plus parler de plans, mais de vignettes. Miller n’a pas su mettre en scène des personnes qui sont assassinées et le spectateur est peut-être rassuré de n’avoir pas eu à subir cette épreuve, mais il ne ressent pas non plus envers ces victimes (elles n’existent pas dans ce film) la compassion qu’on ressentait si fortement à la lecture du livre de Capote. Le « biopic » de Douglas McGrath est plus proche du film de Brooks : la séquence des assassinats est rapide, certes, mais elle est réellement mise en scène et l’on y voit effectivement des personnes mourir.
Si le roman de Capote est si fort, ce n’est pas parce qu’il raconte « de sang-froid » des crimes qui ont été commis « de sang-froid ». La froideur du livre n’est qu’apparente : le récit vibre constamment de compassion pour les personnes mises en scène, et c’est pour cela qu’on souffre en lisant leurs tragédies. Ce ne sont pas des personnages, mais réellement des personnes. Capote projette toute son intériorité et toute son histoire dans ce récit. La froideur apparente du livre a permis à Capote d’écrire un authentique chef-d’œuvre car elle lui a permis de mettre en scène, de façon incroyablement riche, le « rêve américain », dans son endroit et dans son envers. On a beaucoup glosé, non sur le livre, mais sur l’attitude de Capote. Capote s’est lié aux habitants de Holcomb et surtout avec la famille du policier chargé de l’enquête. Il s’est lié aussi aux assassins. Pas vraiment à Dick Hicock, trop pervers pour son goût, mais surtout à Perry Smith qui apparaît aujourd’hui comme son « double noir ». Ce garçon sensible, maltraité par sa famille, aimant les mots et la poésie, est désespéré de ne pas avoir fait d’études et de ne pas mener la vie qu’il aurait souhaité (faire des chansons, par exemple). À cela s’ajoute le suicide de sa mère, elle aussi victime de cette société qui ne sait que faire de ses marginaux : mère indienne, brillante artiste de cirque tant qu’elle était jeune, femme paumée quand l’âge est venu, avec l’alcoolisme. L’homosexualité non dite de Perry, sa terrible frustration d’être un « nabot » qualifié de « poule mouillée » dans un univers de red necks valorisant la virilité brutale : beaucoup de choses le rapprochaient de Capote qui a été sensible à ce destin qui aurait pu être le sien. Le Capote de Benett a une jolie phrase : « nous sommes nés dans la même maison, il [Perry] en est sorti par la porte de derrière et moi [Capote] par la porte de devant ». Les conversations de Capote et Perry sont mystérieuses, et circulent même des rumeurs de relations sexuelles.
En évitant de se mettre en scène lui-même, Capote échappait à la nécessité de donner son opinion sur le destin de ces tueurs : fallait-il les condamner à mort ? Aux États-Unis, cette question est cruciale. Les citoyens, opposés par principe (en particulier pour des raisons religieuses) à la peine de mort, sont automatiquement récusés en tant que jurés. Dans sa correspondance, Capote est clair : ces deux hommes, quelle que soit sa compassion pour ces victimes du destin (et il les connaît), sont des tueurs dont il faut se protéger. Capote était sûrement « contre » la peine de mort, mais tout aussi sûrement « pour » qu’on protège la société contre ces hommes qui ne sentaient pas en eux d’opposition à l’assassinat : ils manquent de cette empathie si chère à Capote. Lui-même a été menacé par Perry, personnage « sensible » mais authentique psychopathe. La peine de réclusion à vie était probablement ce qu’il souhaitait, or les lois de l’Arkansas semblent ne laisser qu’une seule alternative : la mort ou une peine de prison susceptible d’être courte, terrible dilemme dont la seule solution est le choix de la mort. Mais Capote n’en dit jamais rien clairement. En tout cas, en s’effaçant de son récit, Capote évitait d’avoir à répondre à cette question. Quand il décrit l’exécution finale, il met en scène les témoins, dont le policier chargé de l’enquête Alvin Dewey que Capote a parfaitement connu, mais il omet de citer le principal témoin, venu à la demande des deux condamnés : lui-même, malade de ce « spectacle ».
Les deux « biopics » ont centré leurs scénarios sur ces événements. Ils ont fait, paradoxalement, des films plus « capotiens » que le livre de Capote en remettant celui-ci au cœur de l’enquête et en montrant qu’il y avait eu un vrai rôle : en mettant les tueurs en contact avec de vrais avocats, il aurait pu les aider à sauver leur tête. Capote serait alors entré en conflit avec la population de Holcomb qui attendait avec impatience l’exécution des tueurs, or il était entré également en relations étroites avec cette population. Et puis, surtout, Capote écrivait un livre qui remettait en cause ses propres relations familiales mortifères : comme pour Perry, sa mère, alcoolique et infidèle, s’était suicidée. Quand Perry tue le sympathique père de famille, les films montrent qu’il tue une image paternelle, ce qui est une interprétation psychiatrique plausible. Or on sait les problèmes de Capote avec ses deux pères : le biologique, Arch, ne s’est jamais occupé de lui (jamais !) ; l’adoptif, Joe, l’a plus et mieux élevé. Mais quand les affaires de celui-ci sont devenues mauvaises, il a aussi escroqué son fils adoptif, celui-ci étant devenu un écrivain fortuné ; Joe fit même 18 mois de prison à Sing-Sing pour détournements de fonds. On peut supposer que lorsque Capote explique dans sa correspondance que ce livre a été écrit avec son sang, il dit la vérité, annonçant les dépressions qui allaient marquer les vingt dernières années de sa vie d’écrivain riche et célèbre.
Le film de Miller est celui qui, semble-t-il, a été le mieux reçu par la presse et les commentateurs autorisés. Peut-être parce qu’il était le premier. Peut-être aussi parce que ces commentateurs avaient les mêmes critères que le jury des Oscars qui a attribué celui du meilleur acteur à Philip Seymour Hoffman, également producteur du film. Je suppose que si l’acteur a plu, c’est qu’il a réussi une excellente recréation du personnage de Capote. On peut en juger en voyant Capote dans l’unique film où il est acteur, une comédie policière, Un cadavre au dessert (Murder by Death, 19765) écrite par Neil Simon. Il y joue même le rôle principal, mais ce rôle est très court (les auteurs l’auraient-ils trouvé trop « amateur » ?). Ce film est aujourd’hui démodé, car sans grand rythme, mais il bénéficie d’une distribution incroyable : autour de Capote, hôte fastueux et organisateur pervers d’un assassinat préprogrammé, il y a Peter Sellers, David Niven, Peter Falk et Elsa Manchester pour jouer « les plus grands détectives du monde ». Le metteur en scène Robert Moore n’est pas Blake Edwards, hélas. Mais ce film nous permet de vérifier que Philip Seymour Hoffman a su retrouver la diction et la gestuelle affectées de Capote. Et surtout, dans le « biopic », Hoffman fait un grand numéro de dépressif, avec larmes et veines gonflées, comme Hollywood les adore. Le film est globalement intelligent, les relations de Capote avec Perry sont bien analysées, mais les auteurs, Bennett Miller, le metteur en scène, et Dan Futterman, le scénariste, ont exhibé une « posture d’auteur » : images froides, rythme lent, récit minimal qui fait l’impasse sur le foisonnement propre au monde de Capote – ce que cette chronique essaie d’illustrer. Ainsi, Miller et Futterman ne présentent jamais le petit monde où vivait la famille Clutter : ces auteurs sont incapables de le mettre en scène, et ils ne montrent pas non plus le niveau de familiarité que Capote avait su trouver avec la famille du policier – une vraie trahison, car la correspondance de Capote témoigne abondamment de cette relation. Ils n’ont pas non plus montré le monde sophistiqué où vit également l’écrivain, monde juste ramené à quelques séances de dialogues tournant autour de « potins » lors d’une fête unique.
Je préfère le second film, Scandaleusement célèbre de Douglas McGrath, mis en chantier exactement en même temps que le premier. Il s’inspire de l’autre biographie de Capote, celle de George Plimpton, non traduite en français6. Ce livre est un montage de témoignages sur Capote, et le film bénéficie de cette approche. Il s’agit d’un film beaucoup plus « hollywoodien » que le premier, et beaucoup moins « auteuriste », utilisant sans vergogne tous les trucs du cinéma narratif, mais foisonnant, généreux et riche en informations. On y voit mieux Capote au milieu de sa galaxie.
Capote, donc, a réussi à montrer l’endroit et l’envers du rêve américain. Capote lui-même, c’est l’endroit : un garçon marginal, mais très doué, peut réussir à devenir l’écrivain le plus célèbre de sa génération. Dans De sang-froid, Capote ne se met pas lui-même en scène, mais il montre la sympathique famille Clutter et sa réussite sociale. De la même façon, il montre l’envers du rêve américain : les échecs de ceux qui deviendront les assassins de la famille, Dick Hicock et Perry Smith. Tous deux sont nés dans des familles pauvres et déstructurées, tous deux étaient doués et intelligents, tous deux auraient voulu faire des études. Mais le père Hicock était trop pauvre et le père de Perry l’a gardé chez lui comme esclave domestique. Tous deux haïssaient la figure paternelle et n’avaient pas de compassion pour les représentants d’une société qui ne leur avait pas donné leur chance. Tous deux sont victimes du destin : Dick a été défiguré par un accident de voiture ; Perry a eu ses jambes estropiées par un accident de moto (il ne mesure que 2 cm de plus que Truman, mais il a un torse et des bras d’haltérophile, ce qui lui a permis de menacer Capote en prison). Dick et Perry ont mis leur intelligence et leur énergie à survivre dans un monde hostile.
Tous deux sont devenus des braqueurs et se sont connus en prison. C’est aussi en prison que Dick a rencontré un ancien employé de Herb Clutter, qui avait gardé un bon souvenir de son patron, et qui en a parlé à Dick. Celui-ci a cru qu’il y avait à Holcomb un coffre-fort à voler et une fille à violer. C’est ce même témoin bavard qui a dénoncé Dick. La police a ainsi pu arrêter les assassins, et l’informateur au bavardage mortel a touché les mille dollars de récompense. Un destin incompréhensible avait fait se rencontrer des représentants absolus des « rêves américains », le positif et le négatif. Il en sortait une « tragédie américaine » magnifiée par un écrivain génial, victime ensuite d’un destin également tragique. Le talent énorme de Capote et son don pour l’empathie lui avaient permis de faire sentir de l’intérieur la vie de ces deux mondes, le monde des villageois méthodistes du Kansas et le monde des « clients tatoués » des prisons, tous à la fois si lointains et si proches.
Après De sang-froid
On déprime, on boit, on se drogue et on meurt jeune dans le milieu de Capote. Truman a quasiment vu Reeves McCullers (le mari de Carson) se suicider. Son amie d’enfance (Nelle) Harper Lee, devenue elle aussi un écrivain riche et célèbre avec To Kill a mockingbird (Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur) n’écrira plus rien par la suite (juste quelques articles) : déprimée ? anéantie par le succès et le bonheur ? en tout cas, un autre mystère. Capote a assisté à une séance de folie (due à la drogue) de Montgomery Clift. Il en a vu une autre, avec un amant du compositeur Gian Carlo Menotti. Sa mère vivait trop somptueusement avec un second mari qui gagnait bien, mais pas assez, et quand elle s’est trouvé ruinée, elle est retournée à l’alcool et s’est suicidée avec des médicaments. Bien des amies de Capote, de celles qui l’ont abandonné, furent victimes de cancers précoces. Capote lui-même, victime de ses frustrations, de ses angoisses et de leurs « remèdes-poison » (les pilules, la drogue, l’alcool surtout), est mort prématurément de cette fatalité, c’est-à-dire de lui-même et du travail entrepris pour écrire De sang-froid, son chef-d’œuvre best-seller reconnu qui l’a tué. Auparavant, sa plume avait tué (au sens propre et au sens figuré) d’autres personnes.
Avec De sang-froid, on peut estimer que Capote a tout obtenu à quarante ans : la gloire intellectuelle, la reconnaissance de ses pairs, la célébrité médiatique et la richesse. Le rêve de tout écrivain. Pas complètement : il n’a pas eu le fameux prix Pulitzer ni le National Book Award, obtenus deux ans plus tard (1969) par Norman Mailer qui, sans jamais l’avouer, avait imité le modèle mis au point par Capote quand il écrivit son premier « roman non-roman » (les Armées de la nuit, 1968) sur sa participation aux manifestations contre la guerre au Viêt-nam. Un membre du jury, écrivain sans doute médiocre, avait fait campagne contre un livre qui avait déjà du succès et fait couronner un livre, sans doute méritoire, mais oublié. Capote se sentait toujours méprisé par l’establishment, malgré l’enthousiasme de la critique. Il assuma sa défense en organisant la plus célèbre fête de la décennie, le « bal [masqué] en noir et blanc » de 1966 avec des amis inconnus, des stars que tout le monde s’arrache, et des amis célèbres ; ceux qui ne sont pas invités se fâchent.
Puis Capote se lança dans son « grand-œuvre » : la version américaine de la « Recherche » de Proust (pas moins !) en voulant écrire un gros roman se déroulant dans les milieux de la jet-set américaine qui sont à cheval sur Hollywood et sur Manhattan, milieux qu’il connaissait fort bien. Son ambition littéraire est immense : il sait qu’il sait écrire, et ses contemporains l’ont confirmé, même Norman Mailer, un concurrent :
Il est vachard comme une vieille mégère mais à sa façon, c’est un petit gars gonflé et c’est le plus parfait écrivain de ma génération ; il écrit les phrases les mieux balancées, mot sur mot, cadence sur cadence.
D’où lui venait son oreille pour la musique des mots ? D’où lui venait cette exigence qui lui faisait travailler et retravailler ses textes ? Pourquoi s’est-il contraint à passer des années à enquêter et à écrire De sang-froid ? Dans ses lettres, si l’on peut être accroché par toutes les histoires scandaleuses que cette langue de vipère confie à ses correspondants, on est aussi très touché par le sérieux et la qualité des conseils qu’il donne au fils du policier qui a enquêté sur les tueurs, et qui veut (lui aussi) devenir écrivain. Dans ces lettres, pas de bluff romantique sur l’écriture, mais des conseils très précis pour travailler. Capote, un mélange incroyable de finesse et de lucidité, de brio et de talent, et une immaturité complète dans certains domaines. Il n’y avait pas que sa voix qui était restée à l’état d’enfance. Faut-il cette synthèse improbable pour donner naissance à un génie ?
Son « grand-œuvre » devait s’appeler « Prières exaucées ». On en connaît des fragments publiés sous ce titre en revue. Ces textes ont tué des gens et participé à la propre mort de l’écrivain. Ce bref résumé donne la légende, largement répandue par Capote lui-même et reprise par ses commentateurs. Est-elle vraie ? La lecture de la biographie (très reconnue) par Gerald Clarke va dans ce sens, tout en le décalant : Capote a été victime de ses propres névroses, celles qu’il avait longtemps maîtrisées par son art d’écrivain, tant que son organisme a pu résister à ses drogues (dont l’alcool) et qu’il avait des personnes de qualité pour le soutenir : comme Nelle Harper Lee ; comme le – bon, mais pas « grand » – romancier Jack Dunphy, son amant pendant une longue durée ; comme ses amies « les cygnes », Babe Paley en particulier.
Mais à la fin de sa vie, il n’était plus ni soutenu, ni freiné dans ses « excentricités » par ceux qui avaient été ses proches. Après le succès énorme de To Kill a Mockingbird, Nelle s’est enfermée dans une solitude dont elle est très peu sortie. Dunphy était un personnage renfermé, d’un caractère opposé à celui de l’excentrique Capote ; à la fin, il n’accepta pas de soigner son célèbre ami passablement déglingué. Après la publication en revue des chapitres de Prières exaucées, les « cygnes » se sont brouillées avec Capote : elles n’avaient pas supporté la violence des portraits qu’il avait écrits en se fondant sur les potins qu’elles-mêmes avaient révélés. Capote estimait qu’un artiste a tous les droits ; non seulement il ne s’était pas censuré dans ses portraits, mais il en avait rajouté, pensant (est-il sincère ?) qu’on ne reconnaîtrait pas ses victimes (il avait changé les noms). Enfin, l’écrivain fut victime de ses dernières passions amicales ou amoureuses. Il échoua à faire une actrice reconnue de Lee Radziwiłł (née Caroline Lee Bouvier, la sœur envieuse de Jacqueline Kennedy) : cette jolie femme n’avait pas de talent, et ce professionnel qu’était Capote ne voulait pas le voir. Les successeurs de Jack Dunphy n’avaient pas non plus le talent que Capote voulait leur attribuer, et après avoir richement entretenu ses amants, il les chassait ignominieusement. Tout cela se passait fort mal (dans sa correspondance Capote a raconté les mêmes épisodes hallucinants chez ses riches amis homosexuels). Il y a eu beaucoup de morts précoces dans son environnement : suicides, overdoses, cancers (comme Babe Pailey en 1978 – donc morte avant lui).
Capote est censé avoir gâché la fin de sa vie. Il avait tout obtenu à 40 ans : la certitude d’avoir écrit un chef-d’œuvre, la reconnaissance par ses pairs, et l’accession à la richesse et à la célébrité (il est devenu une « icône »). Cette réussite l’aurait donc plongé dans un enfer, celui de l’alcool, de la déchéance et de la stérilité. Ce n’est pas si simple. Aujourd’hui, on peut lire deux livres écrits par Capote pendant cette période funeste. Et ces deux livres sont bons. Le premier livre tardif est un « recueil de nouvelles », Musique pour caméléons. À part un « court roman non-roman », Cercueil sur mesure. Récit véridique non romancé d’un crime américain, inspiré d’un fait divers criminel, il s’agit surtout de portraits vifs, spirituels, avec des arrière-plans tragiques subtilement suggérés, où « TC » se met souvent lui-même en scène en train de discuter avec des amis, vieux amis ou fugitifs amis de rencontre. Le texte le plus célèbre – et très souvent cité – est une « conversation » avec Marilyn Monroe, Une enfant radieuse. Ces textes sont du très bon Capote. Une introduction, écrite par l’écrivain pour la parution du recueil en 1980 (donc quatre ans avant sa mort), montre un écrivain très lucide sur lui-même, qui décrit sa carrière avec finesse. Capote en écrivain fini après De sang-froid ? Non. Musique pour caméléons est un bon livre.
Le second livre tardif, Prières exaucées, pose d’autres problèmes. Capote l’a annoncé dès 1966 (l’éditeur avait payé de larges avances), et il voulait rivaliser avec la Recherche du temps perdu, défi inutile. Son argument : par sa vie et sa carrière, Capote avait bien connu plusieurs milieux distincts, celui des meilleurs écrivains américains de sa génération (Norman Mailer, Carson McCullers, Gore Vidal), celui des homosexuels déclarés (sa correspondance en parle beaucoup), celui de Hollywood (il avait travaillé avec John Huston, avec Humphrey Bogart, avec le puissant producteur David Selznick ; une photo célèbre le montre en train de danser avec Marilyn Monroe), et enfin la haute société de Manhattan, hommes d’affaires riches et puissants et dames glamour, vedettes des pages rich and famous. Capote avait donc la matière, encore fallait-il trouver le point de vue et l’écriture. Il s’affrontait à Proust (qui met en scène son double dans ses romans, ce que Capote avait refusé dans De sang-froid), c’était trop, ce « n’était pas son genre ». Il a beaucoup dit que cette ambition l’avait annihilé. Peut-être avait-il fini par être victime de ses vieux démons. Mais surtout, il n’avait pas choisi le bon point de vue pour écrire un nouveau chef-d’œuvre. Les quatre fragments parus en revues sont de brillants et cruels morceaux de bravoure. On les lit avec une certaine fascination. Mais en mettant en scène un « double », moitié artiste raté (ce qu’il n’était pas), moitié « demi-mondain » (ce qu’il n’était pas non plus), Capote se condamnait à n’écrire que des caricatures, virulentes, certes, et bien propres à créer des scandales, et certains de ses fidèles lecteurs détestent ce livre. Quatre fragments sont parus : Mojave a rejoint Musique pour caméléons, les trois autres ont été regroupés en un volume posthume en 1987 (trois ans après la mort de l’écrivain) : Des monstres à l’état pur, Kate McCloud, la Côte basque (sous le titre collectif Prières exaucées).
C’est ce dernier texte qui a ouvert la guerre entre Capote et ses « cygnes » : en mettant en scène deux bavards qui racontent des gossips dans un restaurant où il fait bon de se montrer, Capote révélait des confidences qui auraient dû rester secrètes. Une aventure extraconjugale sordide du mari de « la plus belle femme du monde » fut considérée comme une insupportable révélation sur l’époux de Babe Pailey, homme adultère notoire, mais très puissant membre d’une haute société puritaine où l’on sait se taire. Cet épisode mit fin aux relations de Capote avec ses « cygnes » adorées. Mais le pire, c’est l’histoire de « Mrs Hopkins ». Cette ex-demi-mondaine – maîtresse un temps d’un gangster et sans doute prostituée, amie d’une autre célèbre ex-demi-mondaine (la duchesse de W.) – avait réussi à illustrer un aspect du « rêve américain » en se faisant épouser par le très riche héritier d’une très puissante famille. Une de ces familles où l’on ne divorce pas, surtout quand il y a deux enfants. Mais la dame était restée adultère dans l’âme et son époux s’en détacha. Or celui-ci n’avait pas besoin de divorcer puisqu’un détective avait découvert que la dame était bigame (elle n’avait pas divorcé d’un premier mari épousé – elle aussi – très jeune), le mariage était donc nul. En 1955, avant la séparation annoncée, la dame assassina son mari d’un coup de fusil. Elle raconta à la police qu’elle l’avait pris pour un cambrioleur, et la puissante belle-famille fit taire la police et la justice – rôle important de la belle-mère, prête à tout pour éviter un scandale. Les bavards du récit de Capote racontaient tout sur la stratégie choisie par la dame pour monter son coup et sur le rôle de la belle-famille pour étouffer l’affaire afin de « protéger » les petits-enfants. Mais tout se savait, les gossips allaient bon train. À Saint-Moritz, la dame avait aussi commis l’erreur de traiter Capote de little faggot (je ne traduis pas) ; celui-ci répliqua en la traitant de Miss bang-bang. En septembre 1975, une bonne âme prévint « Mrs Hopkins » de la parution prochaine du récit de Capote dans Esquire, où tout son passé était révélé publiquement. La dame fit une dépression. En novembre 1975, la veille de la parution du magazine, elle s’habilla de la façon la plus chic et se maquilla. Elle absorba une dose de cyanure (ou du seconal). Au matin, elle était morte. Moins d’un an après, un premier fils mourut (overdose ? suicide ?). Le second fils survécut jusqu’en 1999 ; après son divorce, il se suicida en se jetant d’une fenêtre de son appartement de Manhattan.
Pour conclure, revenons au brillant Cercueils sur mesure, cette chronique policière incluse dans Musique pour caméléons. Récit imaginaire créé à partir des enquêtes faites antérieurement par Capote ? Ou authentique affaire criminelle non résolue où un assassin, meurtrier d’un groupe de sympathiques personnes, échappait à la justice ? C’était, peut-être, une façon de dénoncer publiquement un notable aux crimes impunis – impunis jusqu’en 1980, date de la parution d’un livre qui racontait tout et qui devenait ainsi l’arme d’une justice immanente. Qui sait ? En tout cas, la plume assassine de Truman Capote, vrai grand écrivain et célèbre « langue de vipère », avait réellement tué des personnes. Et lui-même. Plume assassine, ou plume suicidaire ?
Jean-Louis Lambert
Librairie
Lindsay Waters. L’ÉCLIPSE DU SAVOIR. Trad. fr. par Jean-Jacques Courtine. Paris, Allia, 2008, 138 p., 6, 10 €
Par temps de réforme universitaire, rien n’est plus salubre que la lecture du « petit » livre de Lindsay Waters. « Petit » sans doute, mais décisif, d’autant plus décisif que sa lecture rapide, ses exemples concrets et concis, ses analyses menées au scalpel, produisent un effet aussi convaincant que lumineux. Lindsay Waters sait de quoi il parle : responsable éditorial des presses de l’université de Harvard, il scrute avec une précision et un professionnalisme avérés la production universitaire américaine. Il en connaît de l’intérieur les mécanismes et les subtilités. Il en connaît les ressorts, les finalités. D’où l’intérêt évident de ce texte en France, là même où l’université américaine est volontiers présentée comme un modèle, là même où des mécanismes similaires à ceux des États-Unis se sont depuis longtemps installés. Autant le dire d’emblée, le verdict de Lindsay Waters est d’une force et d’une sévérité jamais atteintes jusque-là. Il est, plus encore, aussi lucide que capital.
Tout, pourtant, pourrait bien commencer. Les chiffres évoqués dès les premières pages semblent le dire : le nombre de nouveaux livres publiés par les presses de l’université de Californie, Columbia, du Mit et de Princeton au cours des vingt dernières années a doublé, ce même nombre a triplé pour l’université de Yale, sextuplé pour Standford. Très vite pourtant, d’autres chiffres tempèrent massivement l’optimisme formel suscité par les premiers : la vente moyenne minimale par titre qui, pour les « humanités », était de 1 250 exemplaires il y a trente ans, est passée aujourd’hui à 275. Soit cinq fois moins de vente par titre. Les achats par les bibliothèques universitaires, par ailleurs, ne suivent en rien les parutions proposées. Elles sont même faibles et le sont de façon croissante. Un constat s’impose, incontournable : production étouffante, livres peu lus, textes de surcroît peu originaux, pour la plupart d’entre eux en tout cas. Ou, pour le dire autrement : impact défaillant, savoir sans éclat.
Comment et pourquoi un tel déficit alors que le maître mot des universités américaines est la rentabilité et que leur précaution constante serait de satisfaire la demande au point d’y soumettre l’offre de part en part ?
Une première réponse tient d’abord au principe pervers de la rentabilité : la volonté d’assimiler le « marché des idées » au « marché des produits » (p. 20) ne va pas de soi. Le mal qu’elle instaure est sournois. Le réalisme qu’elle prône est pernicieux. Elle impose surtout un critère censé incarner l’image première du rentable et du productif : la quantité. Choix devenu inévitable une fois posé le principe de la « production », choix délétère. Rien de pire pour évaluer la valeur d’une idée ou l’originalité d’une pensée, rien de pire pour apprécier la profondeur d’un travail intellectuel. Or c’est bien la quantité qui s’impose dans le cadre d’une « production taylorisée » (p. 68). C’est elle que Lindsay Waters suit comme le totem devenu critère premier d’appréciation des carrières et des notoriétés universitaires américaines. Non pas les plus exceptionnelles sans doute, mais celles qui font le quotidien des vies universitaires, celles qui conduisent à « nommer » sur un poste le candidat ou la candidate dont les publications sont d’abord et en tout premier lieu les plus nombreuses, celles qui donnent à l’université le sentiment d’accroître son prestige en accumulant ses « écrits ». Ce qui provoque un emballement de publications où le lectorat est tout simplement oublié : « Rien d’autre ne compte que le produit, pas sa réception, pas son usage » (p. 63). Ce qui provoque aussi un effacement des évaluations où se discuterait un objet intellectuel en faveur d’évaluations où se mesurent des « unités comptables » (p. 14). La publication n’est plus que « machine à titulariser » (p. 66). Et, contradiction ultime, elle dispense de la lecture du texte comme de sa discussion.
Une deuxième réponse pour expliquer cette inflation de productions mêlée à un total déficit de contenu tient à la bureaucratisation de l’université. Accroissement des unités, accroissement des agents, accroissement des productions, les codes sont allés au plus simple : le quantitatif, le resserrement des repères, l’univocité des indices. Ce qui peut s’avérer mortel pour les sciences sociales où demeure centrale l’appréciation prioritaire d’une pensée. Les « simplifications » sont de tous ordres, toutes favorisant les solutions « techniques » comme étant les plus « sérieuses ». Celles venues de la présence d’experts sans doute, qui sont le plus souvent extérieurs aux départements concernés par l’évaluation, pour mieux garantir l’impartialité du jugement, mais aussi pour éviter la lourdeur des procédures, ou les approches trop personnalisées, au sein de ces mêmes départements. La structure s’enfle du coup, inexorablement, entrecroisant commissions et comités, procès-verbaux et comptes rendus, réunions et décisions. Quelle pertinence en revanche, de la part de ces experts, si eux-mêmes font d’emblée « confiance aux éditeurs » pour évaluer les dossiers et si eux-mêmes répercutent les seuls critères quantitatifs ? « Simplifications » plus insidieuses, et tout aussi graves, celles venues de l’importance croissante donnée aux articles au détriment des livres dans la pratique même de l’évaluation (principe quasi risible s’il n’était gravissime pour les sciences sociales). L’article accélère les cadences, accroît le nombre de références et de textes, multiplie les communications et les réseaux. Ce qui couple au passage bureaucratisation et « taylorisation ». Ce qui rend aussi, ne l’oublions pas, l’investissement sur les revues plus « rentable », permettant aux éditeurs de périodiques
d’accaparer la plus grosse part du gâteau financier des acquisitions de bibliothèques d’Amérique du Nord.
Résultat consternant : en 1980, 65 % du budget des acquisitions allaient aux livres et 35 % aux revues, en 2003, le chiffre était de 20 % pour les livres et de 80 % pour les revues. L’éditeur y « gagne » ce que le savoir ne gagne pas.
À quoi s’ajoute une organisation de ce savoir distribuée en « disciplines de plus en plus séparées », imperméables, émiettées. Vertu de la spécialisation sans doute. Mais vertu incontrôlée favorisant les « niches », les carrières aux territoires toujours plus exigus, aux frontières toujours plus protégées, celles systématisant les codes « internes », les artifices indigènes, les pseudo-savoirs. L’inverse, autrement dit, des curiosités transversales ou des perspectives surplombantes, la promotion en revanche des catégories du marketing au sein de l’université. Les conséquences en sont sombres aux yeux de Lindsay Waters :
La pression exercée par la vie professionnelle conduit à une prolifération de travaux (projets de recherche, publications…) qui n’a d’autre justification que les exigences artificielles d’un carriérisme vide et complaisant (p. 116).
C’est sur le conformisme universitaire que conclut Lindsay Waters. Avouons que les bonnes volontés ne suffisent alors pas pour l’endiguer. Ce sont les structures qu’il faut repenser, et, plus encore, les procédures d’évaluation, le statut du « rentable », le statut donné à l’écrit et à la pensée.
Georges Vigarello
Stéphane Audoin-Rouzeau. COMBATTRE. Une anthropologie historique de la guerre moderne (xixe-xxie siècle). Paris, Le Seuil, 2008, 330 p., 21 €
Les sciences sociales n’ont pas parlé – ou très peu et, alors, marginalement – du phénomène guerrier, notamment de ce qui relève du paroxysme des combats : l’atteinte aux corps, la souffrance, la mise à mort. Historiens, sociologues et anthropologues de la première moitié du xxe siècle ont mis hors champ l’activité guerrière.
Pas une page sur les gestes de l’entraînement militaire dans l’œuvre abondante de Marcel Mauss, qui combattit pourtant durant la Grande Guerre et consacre une partie de son travail aux « techniques du corps ». Rien non plus chez Pierre Renouvin, le plus grand historien contemporainiste de l’entre-deux-guerres, qui fait œuvre de pionnier lorsqu’il étudie, à chaud, les origines de la Première Guerre mondiale, mais ne dit rien de l’expérience combattante, lui qui en était un rescapé, grand mutilé de guerre. À peu près rien dans les livres de l’historien britannique Richard Tawney, puis plus tard, dans ceux des anthropologues Edmund Leach et Edward Evans-Pritchard, tous deux anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale, en Birmanie pour le premier, en Afrique orientale pour le second. Des passages magnifiques dans l’Étrange défaite en revanche, mais encore faut-il que l’expérience de guerre de 1940 fasse ressurgir chez Marc Bloch les souvenirs enfouis de la Première Guerre mondiale, qu’il n’avait jamais évoquée aussi concrètement dans ses carnets de combattant.
Ce silence est d’autant plus frappant que les sciences sociales se sont structurées comme disciplines à peu près au moment où le monde occidental est frappé de plein fouet par la violence de guerre de 1914-1918 et où la figure du « survivant-écrivain » (Carine Trevisan) en vient à dominer le paysage littéraire. Face à une telle absence, qui contraste singulièrement avec la richesse et la qualité de la littérature de témoignage, faut-il invoquer le hasard ou, plus vraisemblablement, comme le pense Stéphane Audoin-Rouzeau, un oubli volontaire – et dans ce cas, s’agit-il d’un silence conscient ou inconscient ? Du fait de la rareté des autobiographies intellectuelles et des discours sur soi, l’auteur en est réduit nécessairement à émettre des hypothèses.
L’exemple de Norbert Elias, longuement étudié dans ce livre (p. 44-68), est sans doute l’un des plus significatifs. Engagé volontaire le 1er juillet 1915, Elias combat d’abord sur le front de l’Est jusque vers la mi-1916, puis sur le front occidental, où il monte en ligne, lors de la seconde bataille de la Somme (septembre 1916), au milieu des cadavres d’hommes et de chevaux, dans des paysages dévastés par les combats. Revenu en 1919 à Breslau, sa ville natale, il est confronté cette fois à la guerre civile, dans une région des confins germano-polonais où la violence est extrême. Assistant de Karl Mannheim à Francfort à partir de 1930, il est exclu de l’université comme juif en 1933 et fuit le nazisme à Paris, puis en Angleterre où il est brièvement interné comme citoyen allemand. Sa mère, restée en Allemagne, est déportée et meurt à Auschwitz. En un mot, toute l’œuvre de Norbert Elias, construite autour du « procès de civilisation », apparaît en contradiction avec l’expérience personnelle du grand sociologue allemand – même si des travaux tardifs, comme The Breakdown of Civilization, daté de 1961-1962 et publié de manière posthume en 1996, apportent quelques aménagements à la théorie initiale. Le cas de Norbert Elias est d’ailleurs moins intéressant en lui-même que replacé dans le contexte de sa réception. Et si le succès dont il jouit dans les années 1970-1980, notamment en France, était significatif de notre rapport à la violence, de nos désirs de la marginaliser ou de la déréaliser ? La popularité du « procès de civilisation » n’explique-t-elle pas également le retard à découvrir, en France, l’œuvre de l’historien George Mosse et sa thèse, opposée à celle d’Elias, de la « brutalisation » ?
Un travail plus systématique sur la réception des œuvres étudiées par Stéphane Audoin-Rouzeau aurait sans doute encore renforcé son argumentation. En quoi sont-elles révélatrices du discours dominant sur l’expérience de guerre, des stratégies d’élision, d’évitement, d’euphémisation de la violence combattante ? Car ce silence des scientifiques sur la violence de guerre évolue, à n’en pas douter. Son statut, en lui-même très difficile à identifier, change en fonction des individus et des interactions avec la communauté des chercheurs et celle des lecteurs : expression d’une pudeur liée au dévoilement des corps, d’une culpabilité de survivants ou d’un déni des cruautés dont chacun de nous est capable ? C’est cette dernière hypothèse que semble privilégier Stéphane Audoin-Rouzeau. Selon lui, le regard direct porté sur la violence de guerre est, par essence, un regard « obscène », qui dévoile et annonce la violence. D’où la gêne que suscitent les travaux qui se portent là où la violence est à son paroxysme, dans les combats, les massacres, les charniers. D’où un sentiment de transgression aussi, dont Stéphane Audoin-Rouzeau est d’ailleurs parfaitement conscient en ce qui concerne sa propre démarche.
De ce point de vue, peu nombreux sont les audacieux qui osent étudier la violence de guerre au plus près. Même l’historien John Keegan, pour qui Stéphane Audoin-Rouzeau a des propos flatteurs au sujet de son Anatomie de la bataille (1976), est l’auteur d’un livre beaucoup plus décevant sur la guerre d’Irak (The Iraq War, 2004), qui ne dit à peu près rien de l’expérience combattante des soldats occidentaux et de l’expérience des civils. De son côté, Victor Davis Hanson qui s’était distingué par une étude pionnière de la bataille hoplitique (The Western Way of War, 2000) alterne maintenant les travaux sur la violence combattante (A War Like no Other, 2005) et les pamphlets néoconservateurs sur la supériorité militaire de l’Occident (Carnage and Culture, 2001 ; An Autumn of War, 2002). De manière évidente, le silence de ces deux auteurs sur l’impact concret de la violence de guerre relève d’un choix idéologique et non de problèmes méthodologiques.
L’histoire de la guerre « au ras du sol » n’est donc pas simplement une histoire à faire, mais une histoire à conquérir. C’est donc sur quelques propositions que se termine le livre de Stéphane Audoin-Rouzeau, dans un chapitre programmatique, à la fois très dense et très riche, sans doute aussi le plus nerveux de l’ouvrage. Au cœur du projet de l’auteur : une histoire des corps au combat, ou plus exactement ce qu’il nomme la « physicalité », c’est-à-dire le corps, ses entours (le champ de bataille) et ses prolongements (les armes, les uniformes…). Fondées sur une vaste connaissance de la littérature de témoignage (depuis la Grande Guerre jusqu’à la guerre du Vietnam et la guerre du Golfe), sur des impressions personnelles laissées par la visite de certains champs de bataille (comme ceux de la guerre Iran-Irak) et sur une approche résolument comparative, les soixante dernières pages du livre ouvrent nombre de perspectives de recherche pour des travaux à venir. Ainsi l’attention aux gestes de la violence, à la symbolique des atteintes corporelles, au langage de la cruauté – présente dans la littérature anthropologique ou dans des travaux comme ceux d’Elaine Scarry (The Body in Pain, 1985), mais rarement sous la plume des historiens du phénomène guerrier, pour les raisons expliquées précédemment. Ou l’accent mis sur les périodes de transition : apprentissage du métier des armes, entrées en guerre, sorties de guerre. « Où et comment regarder ? », interroge en conclusion Stéphane Audoin-Rouzeau. Peut-être d’abord dans ces moments de rupture, où la frontière entre temps de paix et temps de guerre semble s’effacer, tant il est vrai que, dans nos sociétés prétendument pacifiées, c’est avec une déconcertante facilité que nous passons de l’un à l’autre.
Bruno Cabanes
Michaël Fœssel. Kant et l’équivoque du monde. Paris, Cnrs éditions, 2008, 332 p., 30 €
Qu’est-ce que le monde, et plus justement, qu’est-ce qu’un monde pour un penseur comme Kant, très suspicieux à l’égard de la métaphysique de son temps, de ses abus et de la manière souvent dogmatique dont elle comprend le rapport de l’homme au monde dans l’ombre de Dieu ou de la raison ? Michaël Fœssel, dans un livre très informé et très vif, montre combien le monde ne va pas de soi pour Kant tout en étant une préoccupation récurrente de sa philosophie théorique comme de sa philosophie pratique, sans oublier pour autant la réflexion esthétique.
Comme souvent avec Kant, le propos est un peu décalé, bousculé. Ainsi, la question n’est pas tant : « qu’est-ce qu’un monde ? », vieille question métaphysique, mais plutôt : « peut-on présupposer un monde et à quelles conditions ? ».
En d’autres termes, la pensée de Kant sur le monde déconstruit pour reconstruire. Elle produit une critique convaincante de l’idée de monde dans la métaphysique dogmatique (de tradition wolffienne, en partie), ce qui permet à Michaël Fœssel de poser la thèse de « l’équivoque du monde ». Cette équivoque est à comprendre dans trois directions : l’idée de monde est d’abord équivoque selon la métaphysique, dans son mode de production par une raison dogmatique qui l’établit selon des preuves qui concluent pourtant chaque fois à deux concepts de monde contradictoires. Elle l’est ensuite ontologiquement, en reposant sur deux opérations distinctes : celle qui comprend le monde comme un ensemble de phénomènes et celle qui le conçoit en un sens transcendantal comme une totalité absolue des choses existantes. Elle l’est enfin en un sens plus général, sémantique, qui qualifie le terme de monde à la fois comme sensible et comme intelligible.
Que fait Kant de ces trois formes qui témoignent de l’équivocité du monde ? Peut-on dire qu’il ne fait que parler du monde comme une « idée régulatrice » ou que le monde constitue un impensé de la philosophie de Kant ? Certainement pas pour Michaël Fœssel. Le monde est plus. La philosophie de Kant déploie « une structure de sens propre à l’idée de monde et à laquelle Kant, en toute conscience, s’est confronté » (p. 23). Le thème du monde doit donc être compris comme un thème central et plurivoque dans la philosophie de Kant.
Du côté d’une solution cosmologique, l’idéalisme transcendantal, qui permet de trouver une solution aux antinomies, sert à établir le sens et les limites du monde pour en penser à la fois la dimension suprasensible et la dimension empirique (le toujours-déjà-là du monde face au sujet transcendantal), le jeu de la totalité et des séries, une compréhension satisfaisante de la causalité. Il n’en reste pas moins quelques questions : comment le monde pourrait-il vraiment apparaître définitivement dans son unité ? N’est-il pas toujours du côté de l’inachèvement, d’une œuvre en cours ?
Mais le monde se révèle être aussi un thème fondamental pour la philosophie pratique dans laquelle se déploie un usage légitime de la raison. Le monde permet de penser la destination cosmopolitique de l’humanité et de la philosophie. Il ne s’agit plus tant d’éclairer l’ordonnancement du monde que de montrer que le monde peut acquérir une signification éthique relativement autonome ou permettre de forger un concept de droit cosmopolitique défini comme droit des « citoyens du monde ». C’est tout un rapport qui se construit entre la raison pratique, l’humanité et le monde.
Après le passage de la théorie à la pratique, Michaël Fœssel pense un autre passage, du domaine pratique au domaine esthétique, par l’intermédiaire de la référence au sublime comprise magistralement comme une force esthétique de la critique cosmologique, l’imagination étant condamnée à l’impuissance et toute prétention subjective à la maîtrise du monde étant ici défaite. Le sublime est en partie écrasant. C’est pourquoi, il participe au thème du monde grand au-delà de toute comparaison et de toute évaluation.
Avec ce livre, la réflexion amorcée sur le monde est très originale, loin des nombreux travaux sur le monde chez Kant qui se concentrent sur les aspects métaphysiques, ontologiques ou épistémologiques et oublient les échos pratiques et esthétiques.
Par ailleurs, le travail de Michaël Fœssel est structuré par des tensions fécondes. D’un côté, un Kant empiriste dans sa vision du monde permet d’établir une réhabilitation du sensible. Ainsi, peut-on distinguer le monde, l’âme et Dieu comme l’écrit Michaël Fœssel :
L’âme et Dieu désignent deux idées que l’on ne peut réaliser pour cette raison qu’elles ne corroborent aucunement les conditions sensibles de l’expérience : la distance de ces idées au réel constitue donc la meilleure garantie de la validité de leur usage régulateur. Il en va tout autrement du monde qui nous est bel et bien donné (mais partiellement, temporellement) dans l’expérience et dont l’idéalité est seconde.
De l’autre, un Kant phénoménologue avant l’heure qui découvre qu’il y a un monde qui résiste au sujet, un rapport difficile entre « Dieu, le monde et l’habitant du monde » à formaliser, et sur lequel Kant évolue dans ses derniers écrits (ce que Fœssel nomme le « retour du refoulé idéaliste » dans l’Opus postumum).
Michaël Fœssel tient à remettre en cause toute acceptation non interrogée du monde comme idée dans la philosophie kantienne, et ceci de manière très explicite :
Qu’en est-il alors de l’« équivoque » du monde ? Le monde est équivoque car il semble désigner deux choses : une idée et une réalité. Mais comme idée, il ne signifie absolument rien, non pas seulement au sens kantien de la signification objective (car, en ce sens, Dieu et l’âme ne signifient rien non plus), mais au sens où l’idée de monde est, par elle-même, dénuée de toute pertinence. L’idée de monde n’a aucun objet sensible qui lui corresponde, mais elle n’a pas non plus d’idéat, puisqu’aucune représentation intellectuelle ne lui est adéquate. Dépossédée de tout corrélat objectif et de toute consistance idéale, elle n’a pas plus de réalité qu’un mirage : l’idée de monde n’est pas une idée.
Finalement, avec cet ouvrage, on peut se souvenir que Kant appartient à une épistème, celle qui se constitue au xviiie siècle dans l’Aufklärung, et qui suppose un scepticisme méthodologique à comprendre comme guerre philosophique contre tous les dogmatismes. Le monde vaut tout à fait comme ce vieux lieu philosophique si prompt aux thèses métaphysiques ou ontologiques les plus folles ou les plus obscures. Kant n’oublie pas la leçon de Hume qu’il aimait tant lire : penser la place de l’homme dans le monde ce n’est jamais maîtriser le monde, si difficile à penser comme totalité sans échauffer une imagination prompte aux illusions.
Fabienne Brugère
Philippe Portier. LA PENSÉE DE JEAN-PAUL II. Volume 1 : la Critique du monde moderne. Paris, Éditions de l’Atelier, 2006, 222 p., 20 €
Régis Debray a raison : pape inclassable, Jean-Paul II a brisé les « catégories habituelles » de la pensée. Et rien ne le confirme avec plus d’évidence que sa réflexion politique à tant d’égards si déroutante. Vous croyez la saisir sur un versant et la voilà qui vous fait signe ailleurs et parfois à l’opposé. La classer « conservatrice » serait oublier sa puissance corrosive des pouvoirs établis, communistes ou autres, la nouveauté de son style et ses rapports difficiles avec les milieux traditionalistes. À l’inverse, la réduire à sa dimension « progressiste » reviendrait à gommer la force de son attachement indéfectible à la grande tradition, à la rigueur doctrinale, à l’obéissance magistérielle, traits intransigeantistes d’un pape déjouant avec un malin plaisir les classifications habituelles.
Il fallait la compétence et l’audace intellectuelle de Philippe Portier, politiste déjà connu par d’importantes recherches sur l’Église du xxe siècle et depuis peu successeur de Jean Baubérot à l’École pratique des hautes études, pour tenter de saisir la logique d’une pensée et d’une action déroutantes mariant constamment « certitude et ouverture », « vérité et dialogue » avec un sens du débat forgé au feu du contexte biographique (nazisme puis stalinisme) et d’une formation philosophique des plus solides.
Quel a été l’impact de cet échange critique avec le libéralisme, le socialisme marxiste ou le nationalisme, sur l’élaboration, l’évolution de la pensée politique de Jean-Paul II ? A-t-il provoqué des remaniements et déplacements internes d’ordre doctrinal dans le sens d’une « modernisation » du discours ecclésial sous le pontificat du pape polonais ? C’est l’objet de la recherche de P. Portier dans ce premier volet d’une présentation générale de la pensée politique jean-paulinienne, volet axé sur la confrontation avec le monde contemporain.
À son sens, la réponse ne fait pas de doute : l’impact demeurera faible. Si le discours se rénove par souci de communication améliorée du message, son architecture théorique demeure quant à elle en tous points fidèle à la grande tradition. L’allure de « bricolage » de surface ne doit donc pas faire illusion. Dans le navire de Pierre, la quille de l’instituant conserve son rôle de stabilisateur et son statut de vérité divine, extérieure au monde de l’homme, hétéronome, en tant que telle objective et garantie par l’Église, la « parole pontificale » sur le mode de l’inerrance. « La vérité subsiste dans l’Église catholique » ce qui laisse peu de place au « projet moderne d’auto-validation » normative.
C’est dans l’ordre d’un univers tout entier suspendu à la loi de Dieu que doit s’organiser la convivance sociale
relève l’auteur pour en conclure que plutôt qu’à une inflexion, on a affaire à un réaménagement, un « ajustement » de l’intransigeantisme en vue d’en renforcer la légitimité.
C’est ce qui ressort clairement de la confrontation, souvent musclée, poursuivie par Jean-Paul II à la suite de ses prédécesseurs avec les deux grandes doctrines dominantes des temps modernes : le libéralisme et le marxisme.
À s’en tenir aux seuls droits de l’homme, le tournant libéral de l’Église pourrait sembler acquis. Il ne fait pas de doute pour les traditionalistes qui y voient le signe patent de l’embardée doctrinale provoquée par Vatican II7. Tel est également le point de vue de certains historiens convaincus, tels R. Rémond ou Y.-M. Hilaire, que
l’Église semble définitivement réconciliée avec la devise révolutionnaire et les droits de l’homme.
Rien n’est pourtant moins sûr, de l’avis de P. Portier convaincu que
si le discours wojtylien se montre tangent parfois au discours libéral, dans son horreur en particulier du pouvoir tyrannique ou sa défense du droit de propriété et, dans certaines limites, de la liberté d’opinion, il est loin de lui être parfaitement superposable. Entre eux, il y a toute la distance qui sépare le jusnaturalisme ancien marqué par le substantialisme et le jusnaturalisme moderne ancré dans l’individualisme.
Pas de conclusion hâtive donc.
Car à bien y regarder, le désaccord demeure complet sur les deux principes fondateurs de cette matrice idéologique : l’autonomie du sujet et la neutralité de l’État, fourriers du relativisme, vecteurs du malheur de nos sociétés, dans les deux cas par désarrimage du sujet et de l’État vis-à-vis de l’ordre naturel, dans une forme d’apesanteur ou d’acosmie prédisposant à toutes les dérives morales. Libéralisme et Église s’opposent plus que jamais dans leurs représentations fondatrices : là, celle d’un monde flottant, labile, livré au hasard de courants capricieux, et, ici, celle d’un monde stable, conçu sur le modèle aristotélico-thomiste d’un ordre naturel et substantiel issu in fine de la volonté divine.
S’agissant de l’individu et de la conduite de son existence, Jean-Paul II s’est efforcé, certes, de réarticuler conscience et loi dans une anthropologie de la liberté en tant qu’elle se rapporte à la nature des choses où elle trouve son fondement et sa limite. Non sans accord avec le personnalisme dont il était à bien des égards si proche, il insiste sur sa dimension centrale de valeur finalisée par un projet d’humanité énoncé par l’Église et seul capable de lui conférer sa plénitude de sens dans une forme de liberté « positive » ainsi exprimée :
La liberté n’est pas liberté de faire n’importe quoi ; elle est liberté de faire le bien en qui seul réside le bonheur. Le bien est ainsi son but. L’homme devient libre pour autant qu’il accède à la connaissance du vrai et que celle-ci guide sa volonté.
Une « liberté sous conditions » comme disait Mounier, à ceci près que si ces « conditions » sont internes à l’acte libre, elles n’en sont pas moins externes et définies par le magistère ecclésial sur le mode de la loi morale infrangible. Livré à son seul jugement, l’individu est voué à l’errance et à l’erreur. On touche là, ainsi que le souligne l’auteur, à l’un des points majeurs de dissentiment entre l’Église et le monde actuel y compris d’ailleurs celui des chrétiens eux-mêmes de plus en plus résistants à une orthopraxie jugée d’un autre âge et par trop centrée sur le discours du corps, de la sexualité et de la génération.
Cette même conception téléologique (telos = fin) conditionne également l’approche des univers politique et économique. Si la séparation de l’Église et de l’État a fini par apparaître pour l’Église, somme toute, comme un bienfait, Jean-Paul II résiste néanmoins à l’idée d’une dissociation entre morale et politique. Et ceci résulte de la conviction d’une légitimité du pouvoir politique indexée non seulement sur la volonté populaire, mais aussi et peut-être surtout, sur sa capacité à mettre en œuvre un bien commun distinct de l’intérêt général. Qui dit « intérêt général » dit, en effet, « résultante toujours révisable d’un processus délibératif où entrent en négociation des subjectivités souveraines ». En arrière-plan prend place un contractualisme contesté comme matrice de subjectivisme collectif et du même coup de relativisme. Le « bien commun » d’ascendance thomiste, quant à lui « renvoie aux déterminations objectives de l’ordre divin : il incorpore l’ensemble des normes naturelles auxquelles les existences doivent s’ajuster pour répondre de leur essence ». Avec cette conséquence que, pas plus que l’individu, l’État n’est libre de ses choix. Il lui revient, d’abord, de se conformer, dans l’élaboration du droit positif, à la loi naturelle sous peine de justifier objection de conscience et désobéissance légitime, mais aussi d’agir positivement (« légalité d’intervention ») en vue de garantir le respect de la dignité des personnes dans tous les domaines de la vie sociale.
Cela vaut particulièrement dans l’ordre économique où, répète Jean-Paul II, « la liberté devra être encadrée par un contexte juridique ferme qui la mette au service de la liberté humaine intégrale ». Toujours le même schéma justificatif de l’action par sa visée à travers la mise en tension de niveaux de réalité et de valeurs hiérarchisés. Le « primat de l’homme par rapport au capital » impose de « replacer la perspective éthique au cœur de l’ordre économique » en faisant « de tout choix économique, un choix moral ». D’où le couplage de tout droit par un devoir correspondant relatif à son mode d’exercice dans un esprit de mesure : le « droit à la liberté » et le droit à la propriété, tenus pour droits naturels, ne sauraient aller sans le « devoir pour chacun d’en faire un usage responsable ». De même, la fonctionnalité reconnue du marché et de l’intérêt individuel va-t-elle de pair avec l’idée de « destination universelle des biens », faute de quoi la société bascule dans le « totalitarisme économique » si obstinément fustigé par Karl Polanyi.
On n’est donc nullement surpris de la part faite par Jean-Paul II au travail, à l’interface de l’économique et du social. Il ne lui a pas consacré moins de 200 documents, rappelle P. Portier qui montre à quel point cette pensée s’inscrit « à grande distance du capitalisme libéral » tant par son insistance sur le potentiel créateur du travail comme expression de la personne, que par la préoccupation d’ériger le travailleur en acteur individuel et collectif au sein d’une entreprise conçue sur un mode institutionnel comme une collectivité intégrée réputée tirer son sens et son efficacité de l’horizon d’intérêt commun. Idéalisme et candeur ? Pas si sûr si l’on en juge à la forte influence de ce modèle, sur les lois Auroux par exemple comme sur la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation. Et, de surcroît, il y a là un cadre de pensée accueillant pour un projet de vraie réforme de l’entreprise.
Réformatrice par sa vocation, la pensée socio-économique de Jean-Paul II est, par son style, fondamentalement réformiste. Tout en admettant le recours à la violence dans les situations exceptionnelles décrites par saint Thomas comme celles du tyrannicide, elle croit aux vertus du temps, de la patience, de la progressivité dans les évolutions sociétales. C’est l’un des principaux motifs de son dissentiment avec le marxisme. Plus précisément, dans cette opposition des plus radicales se cristallisent la plupart des divergences avec une idéologie combattue par ce pape sur le double terrain de la théorie et de l’action. Et cela sans la moindre concession. S’il lui reconnaît un « noyau de vérité » (le souci de justice sociale), c’est pour aussitôt lui décocher un uppercut : « la honte de notre temps », justifiant la plus grande vigilance. Car en dépit des revers sérieux, il poursuit une œuvre mortifère de séduction justifiant la plus extrême vigilance.
Philippe Portier resitue avec beaucoup de clarté les termes d’un débat déjà plus que centenaire dont il revient à Jean-Paul II d’avoir renforcé la dimension philosophique. C’est en effet dans les profondeurs de l’anthropologie fondatrice qu’il faut rechercher les causes d’un égarement issu d’une erreur sur l’homme : l’oubli de ce mal en tant que réalité personnelle manifestée par le « péché ». Et l’orgueilleuse dénégation de la finitude conduit selon une logique implacable à la croyance dans la transfiguration révolutionnaire des structures « extérieures » comme condition nécessaire et suffisante de la libération, à l’exaltation de la violence mise en œuvre par les saints innocents des temps modernes, à la « dictature du prolétariat » comme summum de la démocratie. De l’oubli du mal à celui de l’homme puis à sa négation, après celle de Dieu, la ligne est directe et fatale.
L’homme ne peut pas vivre lorsqu’il refuse de se transcender […]. L’obéissance à la vérité de Dieu et de l’homme est donc pour lui la condition première de la liberté.
Et confirmant sa critique de la démocratie libérale relativiste, Jean-Paul II insiste avec force sur la dimension substantielle d’un régime politique qui ne saurait être ramené à une pure forme ou procédure. Il est au contraire indissociable de valeurs fondatrices, d’origine chrétienne, qu’il faut savoir identifier et défendre comme telles. D’où l’importance de l’éducation du peuple, de la démopédie comme inscription dans une tradition et préparation à l’exercice de responsabilité à tous les niveaux, par la vertu de la subsidiarité et de la limitation du pouvoir politique sous l’horizon du Bien.
Dans le fond, face au marxisme Jean-Paul II n’hésite pas à mobiliser l’ethos de la démocratie libérale, les droits de l’homme, la séparation des pouvoirs, le pluralisme… ce qui donne à son discours une allure moderne génératrice d’illusion. Car, explique P. Portier, ce changement n’en affecte en rien la membrure idéologique qui demeure fondamentalement intransigeantiste, fondée sur la conviction que le politique et la société ne peuvent espérer affronter l’épreuve de la durée qu’à la condition de se placer sous l’horizon du « bien juste » et de la « vie bonne », notions dont le contenu ne se laisse pas escamoter au gré des vents de l’histoire ou des humeurs collectives. C’est en tant qu’elles sont « objectives » qu’elles peuvent effectivement contribuer à une vraie régulation sociétale dans la recherche des « fondamentaux » de la vie collective. À la manière d’un pôle magnétique, la loi naturelle, dont il revient à l’Église de rappeler l’existence et les exigences inaltérablement impératives. Une forme de néo-platonisme qui fait songer à Léo Strauss et à sa réhabilitation du droit naturel classique comme structure du cosmos humain. Mais Jean-Paul II se tient à distance d’Athènes et de Jérusalem pour théoriser le point de vue de Rome sur ce qui est moins, estime Portier, un catholicisme moderne qu’une modernité catholique centrée sur la… tradition.
Schizophrénie ? On l’a dit. Mais ce n’est en rien la thèse défendue dans ce livre qui insiste au contraire sur la remarquable cohérence d’un discours dont la tonalité alternativement conservatrice ou progressiste procède d’une même source : la conception « intégrale » de la personne qui justifie sa protection collective tout en limitant sa liberté individuelle, la soumission de la société et de chacun de ses membres à un ordre de vérités transcendantes, et bien sûr, au principe, la conviction que l’oubli de Dieu prélude fatalement l’effacement de l’homme.
Plus politique que son successeur, Jean-Paul II a incontestablement replacé cette dimension centrale de la vie collective au cœur du débat doctrinal et du mode de présence de l’Église dans le monde contemporain mais en laissant ouverte la question de l’articulation entre foi et raison pratique.
Jacques Le Goff
Rosetta Loy. LA PREMIÈRE MAIN. Paris, Mercure de France, 2008, 186 p., 21, 50 €
Le dernier texte de Rosetta Loy, la Première main, paraît dans une collection qui propose à des créateurs de composer leur portrait. À la suite de Jean-Bertrand Pontalis, de Roger Grenier ou encore de Marie NDiaye, Rosetta Loy répond à cette invitation et, à l’aide de photographies, de textes en italique et d’un kaléidoscope d’images, cisèle une promenade dans les méandres de sa vie.
L’écrivain italien, née en 1931 à Rome dans une famille aisée de la bourgeoisie catholique, travaille comme journaliste et traductrice avant d’imposer en une dizaine de romans un univers complexe où s’entrecroisent souvenirs intimes et réflexions historiques. Rosetta Loy n’a de cesse de traquer la réalité d’un temps qu’elle n’a connu qu’enfant et adolescente. Elle cherche à comprendre l’émergence du fascisme dans son pays, les postures des autorités en place – notamment de l’Église catholique –, le silence ambigu de ses proches afin d’affronter sa propre ignorance et se construire.
La Première main vient s’inscrire en miroir de cette démarche : Rosetta Loy sculpte ses souvenirs personnels en roman tout comme elle les glissait pudiquement en autant de touches charnelles dans ses récits.
Dans Madame Della Seta aussi est juive8, roman qui raconte la vie d’une petite fille de la bourgeoisie catholique dans l’Italie mussolinienne, la jeune héroïne, fascinée par la mystérieuse étoile en or que porte à son cou une ravissante enfant aux cheveux blonds et à la peau très claire, se voit violemment repoussée quand elle veut la toucher : elle ignore que l’enfant est juive et déjà consciente d’être menacée. La réflexion est enrichie souterrainement par la mémoire d’événements vécus.
Dans la Première main, Rosetta Loy évoque son enthousiasme lors de la manifestation populaire organisée par le boucher fasciste d’Ostie pour fêter l’entrée en guerre de l’Italie alors que son frère, Pierino, entraîné de force dans le cortège, réussit à se planter devant une fontaine et à faire semblant de se désaltérer « jusqu’à ce que la petite foule qui chante la défaite prochaine de la ploutocratie judéo-démocrate ait tourné le coin de la rue » (p. 93). En quelques lignes resserrées, des instantanés de vie composent le récit d’un moment historique.
Les interrogations fondamentales perdurent : comment réconcilier histoire singulière et histoire collective ? Comment conquérir une identité fragilisée par des événements politiques pourtant antérieurs à la vie d’adulte ? Comment inscrire sa trace dans son temps propre sans la compréhension du passé ? Mais leur mise en scène décalée, qui maintient le lecteur comme à distance, finit par déplacer le sens du projet initial et lui octroyer une épaisseur autre : en marge de son portrait, imbriqué dans le tableau saisissant d’une époque, c’est l’idée même de la littérature et du rôle de l’écrivain que questionne Rosetta Loy.
La Première main échappe à toute classification : le texte tient à la fois du roman de formation, de l’autofiction, de la fresque historique, du témoignage ou encore de l’essai didactique. Rosetta Loy joue avec subtilité de ces lectures plurielles pour dérouler la narration comme une longue phrase qui rapporte des anecdotes, bouscule la chronologie et se situe dans l’espace privé comme dans l’espace public.
Rosetta Loy soude sa mémoire au passé de son pays. La mort a plané sur ses jeunes années tout comme l’anéantissement moral a obscurci l’Italie mussolinienne.
Avec pudeur, Rosetta Loy revient sur la déception de ses parents à sa naissance, quatrième enfant d’une jeune mère, épuisée par des grossesses successives, et d’un père qui ne désirait que des garçons. Elle sait qu’elle a dépéri de faim car sa nourrice, Stella, n’avait pas de lait et qu’un vieux médecin avait décidé de la mettre à la diète. Elle se souvient d’un hôpital où une opération de dernière minute l’a sauvée. Elle ressent encore le désespoir qui l’a étreinte quand sa gouvernante Gina est partie. En filigrane, se profilent des pans de la société italienne : à travers Stella, la misère des petits villages du haut Latium, le caractère violent et primaire des paysans analphabètes, la soumission des épouses démunies ; à travers Gina, la précarité des emplois, la tentation des grandes villes ; à travers le chauffeur Francesco, la hiérarchie des métiers, le prestige de l’uniforme.
Les repères sociaux s’estompent avec le durcissement du régime mussolinien, le déclenchement de la guerre et la mise en œuvre de la législation anti-juive. L’univers, que Rosetta Loy voudrait habiter dans sa quête identitaire, se fait plus ambigu et fuyant. D’un côté, il y a l’école catholique, les sœurs qui veillent à son éducation, les parents, la fratrie, les amis de passage, les premiers émois amoureux, les lieux où l’on se réfugie, ceux aussi qu’il faut abandonner. D’un autre côté, il y a les mesures prises par le pouvoir en place, les silences de l’Église et notamment du pape Pie XII, et au quotidien, les regards qui se détournent, les conversations qui s’interrompent, les compromissions morales.
Rosetta Loy cherche à retrouver et exprimer toutes ces contradictions : les phrases sybillines se multiplient, les images se succèdent, les gestes saccadés se bousculent. L’après-midi du 25 mars 1943 (Rosetta Loy note précisément la date), à Mirabello, au moment des devoirs de ses filles, son père entre dans la chambre bureau, un journal réduit à deux feuilles à la main : « Trois cent vingt, dit-il. Ils en ont tué trois cent vingt, civils pris au hasard, juifs déjà arrêtés, prisonniers politiques » et précise « la sentence a déjà été exécutée ». Puis plus rien. Rosetta Loy ajoute « je fais oui de la tête mais je ne comprends pas » (p. 173). Il lui faudra bien comprendre un jour.
Rigoureusement orchestrés, les photographies et les propos en italique qui s’intercalent dans le texte disent l’impossible rationalisation d’une histoire de vie dans un contexte culturel et politique aussi trouble.
Le pronom personnel « je » ne se trouve qu’à la treizième page mais deux photos de Rosetta Loy encadrent le livre : l’une, prise en 1934, montre l’enfant de trois ans dans une petite voiture de tôle devant la maison de Mirabello et l’autre, datée de 1949, révèle une ravissante jeune femme en maillot de bain. Le portrait proposé est bien celui de Rosetta Loy. Les autres photographies montrent des visages souriants, des paysages paisibles, des objets rassurants : la caméra ne propose que des images de bonheur, à l’exception notoire de la reproduction du Christ au tombeau de Hans Holbein et du Portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon de Domenico Ghirlandaio. Le contraste entre la gravité de la situation politique et l’apparente passivité de la famille n’en est que plus fort.
Les quelque dix passages en italique déconcertent toujours : ils induisent tantôt le bouleversement des sentiments exprimés, tantôt leur projection dans un tout autre cadre. Quand Rosetta Loy se remémore sa mère chantant magnifiquement des airs d’opéra sous le regard ému de son père, elle raconte ensuite en italique le jour où, skiant, elle a été saisie d’angoisse : à l’instant évanescent de plaisir répond la fulgurance de l’inconfort psychique. Quand elle rapporte que, le 19 juillet 1943, soir prévu pour le départ vers le val d’Aoste, des bombardements les obligent à se réfugier dans la cave, elle poursuit en italique sur « la fragilité bien-aimée de tes os » (p. 141), référence au père tant aimé : la mort est déclinée dans la sphère collective et dans la sphère privée. L’enchaînement systématique d’affects liés à des événements précis en accentue le caractère fugace.
Le portrait que veut dessiner Rosetta Loy se cogne ainsi à l’impossibilité de dire. Les mots échappent au moi intime comme au moi social : l’oubli des valeurs humanistes pendant la Seconde Guerre mondiale a anéanti leur sens. Tout le drame de l’écrivain se trouve révélé : comment témoigner avec une langue asphyxiée, soudainement étrange et inadaptée ? Dans l’espoir d’y parvenir, Rosetta Loy a introduit dans ses romans des documents, des textes, des décrets de l’époque mussolinienne, ancré les aventures de ses héros dans ce contexte familier et choisi comme narrateur une petite fille. Pour se réconcilier avec son histoire intime, elle a labouré les sillons de la mémoire collective, questionnant la frontière entre l’imaginaire et le réel, la capacité de l’histoire ou de la littérature à raconter le monde.
La première main dont parle Rosetta Loy est celle de son père : cette main solide, censée protéger et représenter la loi, se couvre parfois d’eczéma. La maladie de peau qui l’affecte symbolise le mal qui a rongé l’Italie et qui peut menacer tout corps social ou privé. Les dernières pages du livre, quant à elles, parlent de chocolat, de couleurs, d’amour, de jazz, de liberté, de vie : pour Rosetta Loy, accepter d’écrire son portrait ne l’a-t-il pas finalement réconciliée avec son histoire ?
Sylvie Bressler
Brèves
Patrick Weil. LIBERTÉ, ÉGALITÉ, DISCRIMINATIONS. L’« identité nationale » au regard de l’histoire. Paris, Grasset, 2008, 221 p. 17, 90 €
Qu’y a-t-il de choquant dans la référence à l’« identité nationale » dans l’affichage de la politique gouvernementale en matière d’immigration ? Pourquoi le recours à des quotas n’est-il pas souhaitable dans une politique migratoire ? Pour répondre à ces questions posées par la politique actuelle, Patrick Weil a choisi de réunir ici trois articles éclairant ces sujets. À partir d’études historiques très précises portant sur l’élaboration de l’ordonnance de 1945 sur la politique d’immigration (qui rejette l’option des quotas mise en avant dans les travaux préparatoires) et sur les quatre catégories de Français ayant eu à souffrir des lois discriminatoires en matière de nationalité (les femmes, les musulmans d’Algérie, les naturalisés et les juifs), il expose l’histoire récente des politiques de la nationalité mais aussi les principes qui guident une telle politique en France. Il fait part de sa conviction (solidement argumentée) selon laquelle le succès d’une politique d’intégration est conditionné au refus de recourir à des discriminations juridiques entre migrants. Si des conflits de notre histoire pèsent encore dans la vie politique, c’est en effet parce que la mémoire des discriminations passées se transmet à travers les générations au point de peser encore dans des conflits mémoriels dont on comprend parfois mal l’intensité. Le dernier chapitre, initialement paru dans le dossier que nous avons consacré l’année dernière aux Antilles (février 2007), répond à la querelle sur l’excès de repentance dans laquelle la France se complairait depuis plusieurs années en montrant pourquoi la célébration de l’abolition de l’esclavage n’est en rien un « abus de mémoire » et n’entre pas en contradiction avec la tradition républicaine de commémoration.
M.-O. P.
Jean Baubérot. LA LAÏCITÉ EXPLIQUÉE À M. SARKOZY… ET À CEUX QUI ÉCRIVENT SES DISCOURS. Paris, Albin Michel, 2008, 261 p., 16 €
Comme beaucoup d’autres, J. Baubérot a pris un coup de sang lors des discours de Nicolas Sarkozy au Latran à Rome et à Riyad en Arabie Saoudite. L’ancien titulaire de la chaire d’histoire et de sociologie de la laïcité à l’Ephe a aussitôt pris sa plume la plus pamphlétaire pour administrer une leçon de laïcité à Nicolas Sarkozy et à sa conseillère, Emmanuelle Mignon. Il en résulte un livre plaisant à lire, virulent dans la forme et vigoureux sur le fond. L’humeur et l’humour ne se partageant pas facilement, on peut apprécier diversement les adresses impertinentes au président, les sorties cavalières et la dérision du ton. Mais dans cette contre-explication de texte, il y a beaucoup à apprendre de la compétence formidable de l’auteur sur la laïcité française, sur ses principes et sa mise en pratique au cours du xxe siècle. Il évalue aussi avec précision la question d’une révision de la loi de 1905, c’est-à-dire de ce qui est révisable et de ce qu’il serait souhaitable de réviser si l’on se lançait dans cette voie. L’« ami cher » auquel il s’adresse à la fin rappelle quelqu’un qui écrit dans Esprit… En fin de compte, ce livre vif, utile et même nécessaire est sans doute globalement plus modéré sur le fond que ne le laisse entendre le style polémique. Plus que des affirmations sur une nouvelle laïcité, la revendication d’une « laïcité positive » était une pierre dans le jardin des excès de la « laïcité républicaine », dont Baubérot se démarque. Le problème est que les excès et les mauvaises manières du « style Sarkozy » ne cessent de polluer ses justes intuitions sur ce qu’il faudrait réformer.
J.-L. S.
Frank Frégosi. PENSER L’ISLAM DANS LA LAÏCITÉ. Paris, Fayard, coll. « Bibliothèque de culture religieuse », 2008, 497 p., 22 €
Le titre réduit quelque peu les multiples champs d’intérêt de ce livre, une petite somme sur l’islam en France. Il s’agit en effet de l’islam « dans » la laïcité, mais aussi dans la sécularisation (niveau d’observance religieuse, modes d’appartenance, problèmes de l’autorité), dans ses difficultés pour organiser son culte dans la République (suites du colonialisme, interventions de l’État français, pressions des pays d’origine…), dans ses tensions et ses chantiers (Conseil français du culte musulman, problèmes de formation des imams, opposition aux composantes multiples entre laïques et religieux), dans le droit français et par rapport à son propre droit interne. Sur un sujet controversé, l’auteur, spécialiste universitaire de l’islam français et européen, donne une information à la fois large, restituant les contextes historiques, sociologiques, politiques, et précise, avec beaucoup de références à l’actualité. Le titre lui-même vient d’une option délibérée de réalisme : plutôt que de réfléchir, dans une perspective sans issue prévisible, à « la laïcité dans l’islam », il importe, selon Frégosi, de penser avec audace l’intégration, la juste intégration, de l’islam dans la laïcité française. Projet un peu abstrait et général dans ses termes, mais que l’auteur met en scène très concrètement, et avec une empathie de chercheur qu’il ne dissimule pas.
J.-L. S.
Patrick Cabanel. ENTRE RELIGIONS ET LAÏCITÉ. La voie française : xixe-xxie siècles. Toulouse, Privat, 2007, 315 p., 19 €
Encore un très bon et suggestif livre d’histoire sur la laïcité. À creuser cette histoire, on a l’impression de rouvrir un puits sans fond de questions oubliées et de nuances nécessaires. Cabanel commence tôt, à la Réforme, pour mettre en perspective la question religieuse dans une France marquée par le catholicisme. Cette « longue durée » d’Ancien Régime est souvent oubliée dans des débats qu’on fait commencer au mieux à la Révolution, au pire à la naissance de la IIIe République voire à 1901. Les « solutions » antérieures ne manquent pourtant pas d’intérêt. P. Cabanel souligne que la « séparation » fut un choix tardif de la République : « quinze mois avant sa promulgation », elle n’en voulait pas encore ! Intéressantes aussi les remarques sur le sens des violences religieuses antérieures et contemporaines, et le chapitre sur les longues tentations de la IIIe République d’ostraciser les catholiques définitivement : on comprend que ces derniers aient du mal à estimer une laïcité non affublée de l’adjectif « positive » ! C’est seulement après la Deuxième Guerre mondiale que les catholiques sont pleinement intégrés dans l’espace public du pouvoir républicain. À côté de réflexions sur le combisme, l’auteur se livre à une exégèse intéressante de l’article 2 de la loi de 1905, où il voit, horresco referens, une certaine reconnaissance des cultes. Il se demande s’il n’y a pas eu une « fausse séparation ». Il répond enfin négativement à la question de savoir si la laïcité française peut être un produit d’exportation.
J.-L. S.
Patrick Troude-Chastenet (dir.). CAHIERS JACQUES ELLUL. La politique. Le Bouscat, L’Esprit du temps, 2008, 238 p., 21 €
Cette nouvelle livraison des « Cahiers Jacques Ellul » s’inscrit dans la suite des précédents numéros consacrés aux années personnalistes, à la technique, à l’économie et à la propagande. S’interroger sur le rapport de Jacques Ellul à la politique, c’est pointer le paradoxe d’un professeur à Sciences Po Bordeaux qui a toujours proclamé son fort scepticisme vis-à-vis de la politique. Ce volume rassemble des inédits de Jacques Ellul ainsi que des textes qui ont le mérite d’entrer dans une discussion profonde avec la thèse selon laquelle la politique serait impuissante face à l’emprise technoscientifique. Défiance envers l’État, envers le centralisme, distance vis-à-vis de l’action politique : la tentation d’un « anarchisme chrétien » transparaît dans l’ensemble de son parcours. Le savoir de l’historien, la rigueur du juriste et le talent comparatiste du sociologue se manifestent pleinement dans un inédit consacré aux « Sources chrétiennes de la démocratie. Protestantisme et démocratie » qui examine avec un grand esprit de nuance ce qui peut expliquer une meilleure acclimatation de la démocratie dans les pays protestants, sans jamais céder à une vision réductrice ou mécanique des effets politiques et sociaux des croyances ou de la théologie.
M.-O. P.
Jacques Donzelot (sous la dir.). VILLE, VIOLENCES ET DÉPENDANCE SOCIALE. Les politiques de cohésion en Europe. Paris, Puca/La Documentation française, 2008, 296 p., 30 €
Alors que la cohésion sociale est doublement fragilisée par le phénomène de la ségrégation sociale et ethnique d’une part et par la recherche d’un entre-soi valorisant d’autre part, les politiques urbaines tendent à opter pour un néolibéralisme social qui se distingue à la fois d’une politique libérale et d’un « social de compensation » dont le but est de réduire les inégalités. On observe en effet, dans la plupart des pays d’Europe (sont pris en compte dans cet ouvrage collectif la Grande-Bretagne, la Hollande, le Danemark, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique), trois tendances : l’émergence dans le domaine de l’emploi d’un social de compétition misant sur la motivation des individus, une politique de dissuasion du crime à l’opposé de la prévention sociale de la délinquance, et une politique du logement privilégiant à la fois l’accession à la propriété et une mixité sociale brisant l’uniformité du logement social (« la politique de rénovation urbaine n’a pas d’autre but que la propriété et d’autres moyens que la mixité »). Pour apprécier les métamorphoses de la « dignité » qui accompagnent le glissement du welfare state au social investement state, Jacques Donzelot analyse les conséquences des politiques urbaines européennes sur le plan de la citoyenneté, à savoir le passage d’une citoyenneté sociale à une citoyenneté urbaine qui a pour but de rendre visible (on n’est plus dans le contexte du voile d’ignorance propre à l’État-providence, il faut « montrer » et « dévoiler ») la concurrence entre les territoires et les individus. Si l’ouvrage ne comporte pas de chapitre portant sur la France, il est aisé de comprendre que la politique urbaine hexagonale s’inspire sans les copier des autres politiques européennes.
O. M.
Mike Davis. LE STADE DUBAÏ DU CAPITALISME. Suivi de Questions pour un retour de Dubaï par François Cusset. Paris, Les prairies ordinaires, 2008, 96 p., 8 €
Auteur d’un ouvrage-culte, en tout cas dans certains milieux, sur Los Angeles (City of Quartz), Mike Davis propose un court essai sur Dubaï qui est l’antithèse de sa réflexion sur le bidonville global. Son intérêt réside moins dans l’analyse de l’architecture de tours ou de l’image entretenue par la Cité de tous les délires (toujours à la limite de la caricature comme il se doit : « Dubaï est un paradis ultrasécurisé, avec son secret bancaire à la Suisse, ses armées de portiers, de gardiens et autres nervis chargés de protéger ses sanctuaires du luxe ») que dans le lien établi entre des investissements qui dépassent l’imagination et le scénario de l’après-pétrole (Dubaï est l’émirat le plus pauvre en pétrole des sept émirats composant les Émirats arabes unis). « Autrement dit, la capitalisation des économies du Golfe n’est pas seulement indexée sur la production du pétrole, mais aussi sur la crainte d’une interruption de l’approvisionnement. » Dans cet univers futuriste et très actuel à la fois, François Cusset observe, avec acuité et ironie, un lien entre l’islam et le marché capitaliste, entre la tradition religieuse (la sécurité de Dubaï passerait, nous suggère-t-on, par une alliance secrète avec Al-Qaida !) et le capitalisme le plus globalisé et le plus financier. Mais si Dubaï est à la fois plus capitaliste que Miami et plus fidèle à l’islam que bien des villes musulmanes, il serait temps d’en finir selon Cusset avec « un certain culturalisme prompt l’associant aux mœurs et aux valeurs de l’Occident historique ». Ce n’est pas tout à fait faux.
O. M.
Guillaume Duval. SOMMES-NOUS DES PARESSEUX ? Et 30 autres questions sur la France et les Français. Paris, Le Seuil, 2008, 234 p., 15 €
La forme des questions en série, choisie par l’auteur, rédacteur en chef à Alternatives économiques, invite à circuler librement d’une question à l’autre : de la dette aux impôts, du modèle scandinave à la crise écologique. La réponse à la question : « Les diplômes ont-ils perdu toute valeur ? » conduit aussi bien à se reporter à une des autres entrées sur la formation (« L’école réduit-elle les inégalités ? ») qu’à celle qui porte sur l’évolution du marché du travail (« Le travail des Français coûte-t-il trop cher ? »). C’est donc au lecteur de faire son propre parcours parmi les sujets, en se laissant surprendre par les thèmes qu’il n’attend pas (« La France va-t-elle devenir un gigantesque parc de loisirs ? »), au risque de rester en panne de synthèse au bout de son itinéraire. Le mérite de ces courts chapitres est cependant de rappeler des données empiriques fondamentales de l’économie française (niveau du Smic, coût du travail horaire, taux de prélèvement…) sans enfermer l’économie dans les statistiques mais en faisant toujours le lien avec les modes de vie et les choix individuels, ce qui permet à l’auteur de traiter aussi des sujets plus larges comme la parité, l’immigration ou la famille.
M.-O. P.
Philippe Askenazy et Daniel Cohen. 27 QUESTIONS D’ÉCONOMIE CONTEMPORAINE. Paris, Albin Michel, 2008, 544 p., 25 €
Cet ouvrage collectif est essentiellement composé de petits textes (publiés initialement dans la série « Opuscules du Cepremap » publiée par les Éditions de la Rue d’Ulm) regroupés ici autour de deux chapitres (« Paix et guerre entre les nations et les personnes », « La France et son destin ») et d’un « dictionnaire inédit abrégé de la mondialisation » qui donne à l’ensemble toute sa dimension. La question de la pertinence de l’analyse économique et de la prise en compte de la rationalité du comportement des acteurs est une ligne conductrice de l’ensemble des textes. On peut en juger par les deux premiers textes qui portent sur l’homo œconomicus. Celui-ci rend-il heureux ? se demandent Andrew Clark et Claudia Senik en soulignant que les aspirations des agents sont indissociables de l’observation des comportements d’autrui, ce qui renvoie à « l’effet tunnel » cher à Albert Hirschman (on ne réagit pas de la même manière selon que l’on est dans la file de voitures qui sort du tunnel ou dans celle qui est bloquée). Les marchés financiers sont-ils rationnels ? se demande parallèlement André Orléan. Pour lui, « l’investisseur rationnel doit tenir compte de l’opinion générale du marché pour forger un jugement sur une entreprise, en s’écartant de sa propre opinion, s’il le faut, pour activer correctement celle du marché ». Comme quoi la nécessité de comparer son opinion à celle des autres (tant sur le plan du bonheur que de la finance) est un facteur de rationalité qui peut déboucher sur des crises qui paraissent bien entendu irrationnelles. On aura compris que cet ouvrage n’est pas une simple encyclopédie mais qu’il introduit de manière originale à des interrogations sur le comportement économique mais aussi sur la science économique elle-même.
O. M.
Justine Lacroix. LA PENSÉE FRANÇAISE À L’ÉPREUVE DE l’EUROPE. Paris, Grasset, 2008, 140 p., 10, 90 €
Auteur d’un ouvrage sur Michael Walzer, professeur de sciences politiques à l’université libre de Bruxelles, Justine Lacroix s’interroge sur la difficulté des intellectuels français à penser l’Europe, tant ils oscillent entre une apologie abstraite de l’État et sa critique. En s’arc-boutant sur les thèses, issues de l’antitotalitarisme, de Claude Lefort (un auteur dont l’œuvre majeure est insuffisamment présente et reconnue selon nous) relative à l’indétermination démocratique, au droit et au « lieu vide » du pouvoir, elle avance que la pensée française s’est orientée dans une double direction : celle d’une Europe désincarnée qui ne connaît que la nation (Marcel Gauchet et Pierre Manent sont ici les références) et celle d’une Europe rêvée où l’État est dépassé au nom d’une Europe postnationale (Habermas, J.-M. Ferry) ou d’un internationalisme (Étienne Balibar) avant d’observer « l’Europe manquée » sur le plan des institutions et de la Constitution. Enfin, elle plaide, à distance du logiciel politique français pour une identité nationale « décentrée » et « réflexive » : « À savoir : une identité capable d’opérer une distanciation de soi à soi, de réfléchir sur elle-même en considérant qu’il n’est plus d’objet sacré, pas même la patrie, qui puisse s’exempter d’une forme d’évaluation critique. » L’ouvrage ne prend peut-être pas suffisamment en compte les positions de Paul Ricœur ni de ceux qui ont essayé de nouer les fils d’un récit européen moins « indéterminé » que « multifondé », non plus que les réflexions des diverses écoles postcoloniales qui se qualifient de post-européennes (sans pour autant renoncer à l’universalisme des valeurs). Mais l’auteur a le mérite de la clarté et surtout de ne pas s’attarder sur les polémiques manichéistes à la française. Penser l’Europe, c’est en effet encore utile !
O. M.
Antoine de Baecque. FEU SUR LE QUARTIER GÉNÉRAL ! Le cinéma traversé : textes, entretiens, récits. Paris, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 2008, 288 p., 12 €
Historien de la Révolution et des images, un temps rédacteur en chef des Cahiers du cinéma puis responsable des pages « Culture » de Libération (« À Libération, pour s’imposer, il faut faire le boulot, payer de sa personne, tout en ayant l’air de ne pas le faire, avec le naturel de l’évidence »), auteur de nombreux ouvrages dont une biographie de Truffaut avec Serge Toubiana, Antoine de Baecque revendique un style (iconoclaste, dandy, indépendant et amoureux des mauvais objets) et une volonté buissonnière de ne pas s’enfermer dans l’approche universitaire, le journalisme spécialisé ou la cinéphilie. Pour lui, le cinéma est un écran qui favorise des écritures en tout genre : on est moins dans le cinéma qu’on ne traverse le cinéma comme un metteur en scène est à la tête d’une entreprise et d’une machinerie provisoire qui aboutit à un film et à des images. Parmi les textes et entretiens qu’il a écrits et conduits, Baecque propose ici un florilège : des entretiens sur le cinéma avec des philosophes (Derrida, Cavell, Zizek), des écrivains ou des gens de théâtre ; des entretiens avec des historiens sur le cinéma (Jacques Revel, F. Furet) et sur l’histoire avec des cinéastes (Godard, Resnais, Moretti). Mais aussi des textes d’un cinéphile sans nostalgie sur Rossellini, Janine Bazin, J.-P. Léaud, P. Gégauff… Plus qu’un curieux, Baecque est quelqu’un qui butine, au sens où il accumule des petits butins qu’il fait partager.
O. M.
En écho
L’excellence territoriale et universitaire – Critique internationale (no 39, Presses de Sciences-Po) propose un dossier sur l’enseignement supérieur face à l’internationalisation et à la privatisation. Il en ressort un intérêt pour les évolutions en cours en Grande-Bretagne (voir Christine Musselin, « Le financement des universités en Europe ») et une inquiétude sur le poids de la langue anglaise dans la production universitaire internationale (voir Simon Marginson, « Vers une hégémonie de l’université globale »). Parallèlement Hermès 50 (Cnrs Éditions, 2008) publie un dossier intitulé « Communiquer-Innover » qui se penche sur le rôle des réseaux, des dispositifs et des territoires dans le but de comprendre les conditions de l’innovation. Dans le même état d’esprit Futuribles (juin 2008, no 342) aborde la question de « l’excellence territoriale » et reprend le débat sur les pôles de compétitivité français. On peut également lire un article sur le développement de la métropole rennaise auquel fait écho un débat sur le modèle territorial en Bretagne (polycentrisme ou polarisation, quel modèle va l’emporter ?) que publie la revue Bretagnes qui fête son dixième numéro (no 10, avril-juin 2008).
Des pirates aux HACKERS ! – Critique publie un dossier sur le thème des pirates (Éditions de Minuit, juin-juillet 2008, no 733-734). « Depuis plusieurs décennies maintenant, la culture est en guerre : Culture contre cultures, art officiel contre underground, institution contre squats… Sur les ruines de ces champs de bataille, un personnage émerge au milieu des décombres, les poches pleines : le pirate. » L’introduction s’interroge sur la filiation existant entre les pirates historiques (celui qui parasite le système) et les pirates contemporains, à savoir non pas les pirates des mers d’aujourd’hui (dans le détroit de Malacca par exemple) mais les pirates culturels et technologiques. Trois différences sont mises en avant dans l’esprit d’un Toni Negri qui conclut ce dossier : tout d’abord les pirates nouveaux, nous disent les coordinateurs du numéro Razmig Keucheyan et Laurent Tessier, ont un message, une posture critique, ils ne détournent pas pour détourner ; ensuite, ils ne peuvent exercer leur piraterie que dans le cadre d’un État démocratique (« Ce n’est peut-être pas un hasard si le mouvement des hackers est né dans les universités californiennes et pas dans la Chine communiste ») ; enfin, les hackers contemporains mettent en œuvre des actions non violentes. Mais qui sont ces pirates nouveaux ? « Des résistants des terroristes ou de simples parasites ? » Le dossier laisse entendre, à la Negri, que ce sont des résistants, ce qui est en grande partie discutable. Mais qui est le hacker très professionnel Jérôme Kerviel : un résistant, un terroriste, un parasite. Aucun des trois ou les trois à la fois !
Médecine – Études (juin 2008) publie régulièrement des articles de référence sur la bioéthique ou la médecine, on pourra se reporter dans la dernière livraison à un texte portant sur une médecine de l’incurable.
SOCIÉTÉ DE CONSOMMATION – Dans son numéro d’été (juin-août 2008, no 54), la revue Mouvements interroge les rapports entre le bonheur, la consommation et le capitalisme : « Ce dont nous avons (vraiment) besoin. » La société de consommation, terme forgé au début des années 1960 par Jean-Marie Domenach, directeur d’Esprit, rend-elle les hommes heureux ? La revue revient sur la question des vrais besoins et des besoins fabriqués. Elle publie un texte de Theodor W. Adorno dans lequel il formulait une théorie des besoins (vrais et faux) et pointait un « danger » pour celui qui veut dépasser la société de classe et la culture de masse : « Que la domination se déplace dans les hommes par le biais de leurs besoins monopolisés n’est pas une croyance hérétique […] mais une tendance réelle du capitalisme avancé. L’enjeu de ce danger n’est pas la possibilité de la barbarie après la révolution, mais l’empêchement de la révolution par la société totale » (p. 16). Stéphane Haber réintroduit le concept d’aliénation (ce que Marx appelait dans le Capital « le fétichisme de la marchandise ») dans la critique du consumérisme et du capitalisme, où il avait perdu une partie de sa centralité. Thierry Paquot fait un tableau des différentes critiques de la société de consommation au cours du xxe siècle. Il considère que ce qui change aujourd’hui par rapport au passé encore récent est l’enjeu environnemental : « La dénonciation de l’absurdité de la société de consommation ne viendra pas d’une critique de la consommation mais des répercussions sur l’environnement » (p. 64). La société de consommation part à la conquête de nouveaux territoires : le corps, les émotions, la connaissance. Élise Requilé montre que le développement personnel répond davantage aux contraintes sociales et professionnelles imposées par la nécessité d’adapter l’individu au nouveau capitalisme, désormais devenu une soi-disant « économie du bonheur ». Ilana Löwy revient sur les promoteurs de cette « nouvelle économie du bonheur », individualiste et égoïste, qui ont inspiré le New Labour de Blair. Jean-Paul Gaudillière part du projet de la fondation américaine One Laptop per Child (Olpc) – fournir à tous les enfants du Sud un ordinateur portable, bon marché et autonome de tout réseau électrique – pour relever les dangers de l’utopie numérique du capitalisme cognitif (les Ntic) : « Idéaliser le modèle du travailleur en artiste et du réseau d’innovation comme communauté organique, exclure de l’horizon d’utopie ceux qui ne participent pas de cette économie de l’intelligence et qui assurent la continuité de ses infrastructures matérielles et humaines » (p. 109). Cela aboutirait à une « rupture immatérielle » entre les hommes, une hypothèse à laquelle l’auteur n’adhère toutefois pas complètement. Il faut bien que de petites mains entretiennent les infrastructures du capitalisme numérique.
Avis
Les difficultés persistantes en Irak et la volonté iranienne de maîtriser l’arme nucléaire rappellent plus que jamais la fragilité de la sécurité à l’échelle internationale. Dans le contexte français, l’envoi de nouvelles troupes françaises en Afghanistan et le retour de la France dans le commandement intégré de l’Otan marquent-elles un changement de stratégie ? D’autre part, l’approche des élections américaines multiplie les interrogations sur les options de politique étrangère qui resteront ouvertes pour un futur président qui héritera d’une très forte détérioration de l’image des États-Unis à l’échelle internationale. Ces questions traverseront notre dossier d’été, qui sera donc consacré aux relations internationales et aux questions de sécurité. À la rentrée, nous reviendrons sur le débat français qui entoure (ou devrait entourer) les questions d’aménagement de la région parisienne avec le projet de « grand Paris », aussi appelé « Région capitale ». Nous nous intéresserons ensuite à la manière dont l’État redéfinit aujourd’hui son action, entre décentralisation, contrôle par les finances, recours aux agences et redéfinition de l’évaluation, à travers notamment un large programme de revue générale des politiques publiques (Rgpp), dont on ne sait pas encore grand-chose.
- *.
Voir les deux précédents articles de cette série qui portaient sur le Dahlia Noir (Esprit, janvier 2007) et sur Marilyn Monroe (Esprit, février 2007).
- 1.
Par exemple : http://www.crimelibrary. com/notorious_murders/celebrity/woodwards/index.html.
- 2.
Il y a en outre une minisérie télévisée et une bande dessinée, inédites en français.
- 3.
Le biographic picture est un genre cinématographique en soi.
- 4.
Dans les récits où il se met en scène, Capote se nomme lui-même par ses initiales.
- 5.
Après la sortie du Capote de Bennet Miller, des éditeurs ont ressorti simultanément en Dvd ce film associé à In Cold Blood de Richard Brooks, et également Murder by Death de Neil Simon et Robert Moore.
- 6.
Le Magazine littéraire en a publié des extraits (janvier 2007).
- 7.
Pie XII, voir p. 69.
- 8.
Rosetta Loy, Madame Della Seta aussi est juive, Paris, Rivages, 1998.