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Serge Daney et l'amour des revues

janvier 2016

#Divers

La Maison cinéma et le monde, tel est le titre des quatre volumes qui regroupent l’ensemble des textes de Serge Daney qui n’avaient pas été publiés de son vivant sous forme d’ouvrages. Après le Temps des Cahiers (1962-1981), les Années Libé (1981-1985), les Années Libé (1986-1991), voici le quatrième et dernier tome : le Moment Trafic (1991-1992)1. Pour beaucoup, Serge Daney, le « zappeur », le « ciné-fils » (titres d’autres ouvrages) est une légende, voire un mythe… C’est pourquoi il faudra revenir dans ces colonnes sur ces milliers de pages composées par celui qui nous a quittés en 1992 en laissant une œuvre à méditer devant lui. Avec Trafic, les éditeurs évoquent un « moment », et non pas des « années », car Daney a créé une revue, qui continue son histoire aujourd’hui vingt-trois ans après sa disparition, une revue qu’il aura donc peu connue. L’ouvrage reprend essentiellement le « Journal » qu’il tenait dans la revue, d’où ces trois séquences datées de 1991 et 1992 : « Journal de l’an passé », « Journal de l’an nouveau » et « Journal de l’an présent ».

Alors même qu’une nouvelle équipe prend en charge en ce début 2016 la revue Esprit – Daney nous avait poussés en 1988 à reprendre Esprit, « la revue d’André Bazin » comme il l’appelait2 –, il est pertinent de se demander pourquoi il a voulu créer la revue Trafic. Tout d’abord, cette revue est l’œuvre d’un collectif dont Daney était certes l’initiateur et le passeur, mais Trafic n’est pas pensable sans ces amis qui se sont regroupés autour de lui et continuent à l’éditer sans lui (Sylvie Pierre, Raymond Bellour, Jean-Claude Biette, Patrice Rollet…). Mais pourquoi un collectif ? Vieux rêve de refaire les Cahiers du cinéma, de retrouver les pages jaunes et cultes des premiers Cahiers ? Certainement pas, la nouvelle vague est déjà loin en 1991 et le moment cinéma de Trafic est celui d’une époque où les images se déroulent déjà sur tous les écrans et à l’infini : selon Daney, les images et la salle de cinéma ont cédé la place au Visuel, un Visuel qui ne montre plus rien du monde en cours. Si Daney s’est risqué à faire le critique de télévision à Libération, un exercice réussi, il regardait avant tout des images qui ne composaient plus des mondes, il ne regardait plus des films-mondes, et il se demandait ce qu’il en advenait du cinéma quand s’impose « la fin du monde », le règne du tout-image et du tout-marché.

Cela signifie-t-il qu’il voulait écrire avec ses amis l’histoire du cinéma, celle qui raconte le xxe siècle, et cela avec ou sans nostalgie ? Certainement pas non plus ! Daney voulait continuer à parler de films dans un univers où les scénarios (les séries et les recyclages en tous genres en sont la conséquence) l’emportent sur l’expérience des images qui montent un monde et sur les personnages. Alors que les ressorts de l’expérience historique sont eux-mêmes brisés, Daney ne croyait plus depuis longtemps à la politique (en cela Esprit, cette revue qui croit encore au politique, le faisait sourire… et les événements lui donnent raison). Mais il pensait qu’il était utile de continuer à parler de cinéma, du cinéma d’hier comme de celui qui pouvait se réinventer. Adieu au langage est le titre du dernier film de J.-L. Godard ; cet « Adieu » à un langage broyé par les images n’empêche pas de faire un film comme Godard ou une revue comme Daney.

Le ciné-fils avait bien compris que le cinéma fait parler à plusieurs et qu’il est encore mieux d’en parler en écrivant avec style (pas n’importe comment : comme aux Cahiers de l’époque de Rivette, il y a une morale des images comme de l’écriture). Trafic n’est pas une célébration posthume du cinéma passé et trépassé ; c’est le désir infini et partagé par quelques-uns de parler des images et d’écrire sur les images. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Trafic est une revue iconoclaste et sans images : on parle d’autant mieux des images qu’on ne les exhibe pas. Une revue sans images, c’est une leçon à l’heure où on nous vante les vertus de revues qui sont d’abord des bandes dessinées et des résidus de magazines. Daney n’a pas titré Trafic par hasard : c’est le titre du film de Jacques Tati qui montre une tour, du genre de celles de La Défense (un hub, dirait-on aujourd’hui), où « tout communique avec tout » et qui est condamné à l’autodestruction… Trafic est un espace public où on ne parle pas n’importe comment de certaines images.

Des images qui sont absentes, voire muettes : Daney voyait dans le burlesque, l’apogée du cinéma selon lui, l’art de faire coexister des personnages et de ne pas se courber devant une star qui occupe toute la place.

Le travail de mise en scène, ce n’est pas la question : Que peut un corps ? Mais : Comment un corps peut coexister avec autre chose ? L’auteur a ce problème de faire avancer plusieurs choses dans le même temps. Ce qui est mystérieux, c’est qu’il y a le burlesque américain : Chaplin, Keaton. Des corps absolument uniques au monde. Ça laisse rêveur.

Les revues ont gardé tout leur sens puisqu’elles sont une manière faire coexister mille choses, parce qu’elles proposent une mise en scène ! Et maintenant, il reste à méditer l’œuvre de Daney désormais disponible dans sa totalité – et sans images. La Maison Daney est une belle ouverture au monde ! Ça laisse rêveur.

  • 1.

    Serge Daney, le Moment Trafic (1991-1992), Paris, P.O.L, 2015. Il faut saluer vivement le travail des éditeurs de ces quatre volumes : Patrice Rollet, Jean-Claude Biette et Christophe Manon, et la confiance de P.O.L.

  • 2.

    J’évoque cette amitié de « revuiste » et de « ciné-fils » dans le chapeau qui précède l’entretien qu’il avait accordé à Esprit en août-septembre 1992. C’est avec émotion que nous avons relu celui-ci en ouverture du Moment Trafic.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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