Stéphane Guillon et la scène : peut mieux faire !
Il y a deux Guillon : le Guillon du matin sur France-Inter et le Guillon du soir chez Denisot à Canal + ou encore ailleurs. Mais, surtout, il y a un Guillon de la télé et de la radio et un Guillon de la scène. Il y a donc le Guillon qui balance des noms propres dont il a fait un dictionnaire et vise le milieu de la télévision, le monde des médias, bref le pouvoir de la représentation (qui est plus médiatique que politique, on le sait1). Il y a un Guillon du bêtisier, un Guillon « facile », de son propre aveu, puisqu’il suffit d’écouter les bêtises et de faire confiance à l’imbécillité des people :
Francis Lalanne… Y’a l’embarras du choix, chaque interview est un bêtisier. Tu les recopies, t’as un one-man-show.
Ce Guillon, j’en ai déjà parlé dans une première note où j’ai essayé de montrer qu’il tenait une place décisive, comme la plupart des humoristes de télé ou de radio, dans un dispositif en panne de journalisme2. Et il y a le Guillon qui monte rituellement sur scène (au Palais des glaces à Paris en 2006-2007 puis en tournée avec En avant la musique) où, à côté du comique people qui se veut politique, il propose des sketches qui font mal, ceux qui, dans le sillage d’un Desproges monté en scène à la fin de sa vie, parlent du vieillissement, du cancer ou de la paternité quand les pères deviennent incapables de faire preuve d’autorité.
Pourquoi viser les célébrités ?
Le Guillon du dictionnaire des noms propres, le premier, prend des risques, il le reconnaît lui-même : il s’attaque à de petites ou grandes stars des médias qui apprécient plus ou moins. Mais il le fait en connaissance de cause, sachant qu’il y a des limites et qu’il ne peut pas tout se permettre s’il veut être réinvité en studio. Guillon vise un milieu dans lequel il vit et qui le fait vivre. C’est toute son ambiguïté. Dans son dictionnaire, les politiques sont finalement assez rares (Delanoë, Voynet, Sarkozy…), mais il a la fâcheuse tendance des gens de télé ou de radio à ne les voir qu’à travers leur pipolisation. Ce qui n’arrange rien à la politique qui est visée par le bas, privatisée et pipolisée. Pour comprendre que l’on peut faire rire de la politique sans la pipoliser, il suffit de lui rappeler l’un de ses textes qui précédait les présidentielles et qui a dû échauffer les oreilles de Nicolas Sarkozy.
D’origine hongroise, il quitte la France après sa défaite de 2007, victime de sa propre loi sur l’immigration choisie. Il s’est reconverti dans une entreprise de karchers. Nico, la propreté qu’il nous faut !
Ces quelques mots cinglants anticipent bien la suite de la politique d’immigration… sauf que le pouvoir présidentiel tend plutôt à se renforcer !
Pour saisir que la pipolisation n’a rien de drôle, il faut avouer que les agapes de Berlusconi avec sa Lolita n’ont rien de drôle et sont plutôt glauques (n’est pas Nabokov ni Stanley Kubrick, l’adaptateur au cinéma du roman de Nabokov, qui veut ! Mais qui est ce Nabokov, vont nous demander nos présidents d’un côté des Alpes et de l’autre !) et ne fait qu’endeuiller un peu plus nos affaires politiques. Quant à François Bayrou le remake tardif de l’attaque en règle contre Daniel Cohn-Bendit s’est violemment retourné contre lui. Trop de privé nuit dans un monde où la privatisation fait loi ! Il y a des frontières à ne pas trop franchir quand on est un personnage public et potentiellement responsable. Ce qui ne justifie pas Madame la Ministre Morano de ne pas temporiser un instant avant de porter plainte (une plainte aujourd’hui retirée) contre un citoyen lambda, une mère de famille en l’occurrence, qui l’a traitée de menteuse dans le commentaire d’un site internet ! Un peu d’humour ne ferait pas de mal…
De toute façon, Guillon sait très bien qu’il se contrôle de facto, qu’il n’en rajoute pas, il suffit de comparer ses sketches avec les « histoires sales » d’Albert Dupontel du début des années 1990, avec ceux de Michel Muller (qu’est-il devenu d’ailleurs, celui dont des sketches évoquaient des clowns ou des profs pédophiles ?) et de Pierre Desproges pour saisir le décalage. Mais il ne suffit pas de parler d’autocensure, on peut aussi regarder du côté du talent et du culot.
Seul en scène
Mais il y a un deuxième Guillon en chair et en os, non plus celui que l’on entend à la radio ou qui est immobilisé sur le plateau de télé, celui des spectacles vivants, celui où il se met en scène en live, celui où il bouge, celui où il a un corps visible devant un public vivant et s’expose personnellement. Sur scène, on voit mieux d’autres limites de son jeu comique. En effet, il ne propose pas un one-man-show où il se raconterait comme l’ont fait ou le font encore les Jamel, Gad Elmaleh et Fellag.
Il commence son spectacle, En avant la musique, par une excellente mise au point sur ce qu’il est concevable et autorisé (implicitement) de dire et de ne pas dire à la télévision et propose ensuite des sketches incisifs sur les partisans du bio, la pollution, l’interdiction de fumer… Mais il s’attaque peu au comique ethnique et communautaire, plus risqué, même si « l’humour noir » dont il se revendique (se distinguant du comique visuel et du comique gras) a pour parti pris de faire rentrer l’anormalité dans la normalité grâce au rire. Ainsi dit-il (dans l’entretien qui accompagne le bonus du Dvd du spectacle) que ce sont les gens normaux qui se plaignent de ses sketches sur le vieux, les handicapés ou la mort ! Ce qui n’est pas mal interprété : en effet ce sont eux, les normaux, nos Bouvard et Pécuchet, qui sont gênés aux entournures et non pas les dits « anormaux » qui aiment bien qu’on le prenne pour tout un chacun en se moquant d’eux comme des autres.
C’est le secret de Coluche dans le sketch sur le flic arabe : si l’on veut se moquer des flics, le mieux est d’imaginer un flic arabe qui, se moquant lui-même des Arabes, permet de se moquer encore mieux des flics ! Mais il est vrai que pour arriver à ce mélange qui évite le face-à-face et la guerre (genre Dieudonné), il fallait que notre flic arabe soit aussi alcoolique…
Un monde inconnu
Mais pourquoi le passage sur scène de Guillon laisse-t-il un peu rêveur et insatisfait ? C’est que ce comique qui attaque franco se protège beaucoup au sens où il ne veut pas raconter sa propre histoire et voile autant qu’il peut son intimité, cette intimité qu’il refuse aux autres. Il n’hésite pas à dire qu’il est un homme banal, qu’il n’a pas eu la chance de vivre dans une cité de banlieue comme Jamel, à Trappes ou à La Courneuve, ou d’avoir eu un père camionneur (et souvent beurré) comme Danny Boon qui lui passait une raclée de temps à autre ! C’est bien vu. Alors que Sarkozy se prend à mimer les banlieues et à faire du Jamel, Guillon ne cède pas à la tentation. Il aurait du mal car il n’a ni le look ni les accents : il ne cache pas ses origines de classe, il ne veut pas faire semblant d’être dans un autre monde que le sien.
Mais on voudrait mieux comprendre : qu’est-ce qui empêche cet enfant de Neuilly qui faisait déjà rire ses copains à l’école, de nous faire rire, lui qui se réclame de Bedos et de Desproges, de Neuilly et du monde de Neuilly qui a été porté au pouvoir depuis deux ans ? Pourquoi ne pas faire rire des bourgeois de Neuilly, pourquoi on ne pourrait rire que dans la banlieue ou depuis la banlieue, pourquoi faut-il être immigré pour faire rire ? On les connaît très mal ces bourgeois, on en voit les images people dans les magazines ou à la télé, il n’y a plus de Balzac aujourd’hui et il n’y a pas non plus de Hanif Kureishi non plus, ce prodigieux romancier londonien qui montre que la banlieue, le people et le branché se mélangent fort bien à l’occasion3. Pauvre Balzac, sa maison de la rue Raynouard près de la maison de la radio et des studios de France-Inter, est un havre ouvert au public, un jardin entouré d’immeubles bunkers (à commencer par celui d’Auguste Perret qui domine la Seine), ceux d’une bourgeoisie impénétrable dont nous parlent en tout et pour tout deux sociologues issus d’ailleurs des beaux quartiers. Il faut aussi rire du banal bourgeois même si ce n’est plus Bouvard et Pécuchet, la bourgeoisie de Feydeau, le monde où les Sarkozy père et fils ont pris racine, où le politique et le médiatique se mélangent incestueusement.
On suppute que Guillon connaît bien les gens de ce monde, qu’attend-il alors pour les raconter à travers un récit dont il serait le narrateur ? À quand un one-man-show où Guillon abattra ses cartes car on ne doute pas, il suffit de le voir bouger en scène, qu’il a les moyens d’un vrai one-man-show à condition qu’il ne contente pas d’ajouter des entrées à son dictionnaire des noms propres et qu’il se raconte lui-même à travers des personnages. C’est « l’histoire d’un mec » (dixit Coluche), « d’un Guillon qui a rencontré vous savez qui… à l’école primaire de Neuilly, là-bas… encore à Paris mais déjà un peu dans les Hauts-de-Seine ».
Des comiques ont commencé par des one-man-shows, cet homme de scène qui gagne sa vie en balançant à la radio ou à la télévision dit privilégier la scène. Il serait le double acide et dur d’un Édouard Baer qui met en scène son monde à lui avec une légèreté et une capacité d’improvisation qui plaît au « milieu », celui de la mondanité désinvolte, dont il est l’un des porte-parole. Guillon ne peut être un porte-parole sinon de lui-même… mais il lui faut se mettre à nu, lui qui vise bas et ne craint pas de dénuder ses bêtes noires. Guillon a un boulevard devant lui car il sait se mouvoir en scène. Si on écrivait un bêtisier à la Guillon, on écrirait à son propos : « Peut mieux faire ! » On attend donc avec intérêt le prochain one-man-show prévu pour janvier 2010.
- 1.
Le dictionnaire (où l’on retrouve Amanda Lear, Jack Lang, N. Hulot, D. Voynet, Albert de Monaco, Richard Berry, Michel Petrucciani…) est le long sketch de fin d’un spectacle qu’il présente encore à travers la France (En avant la musique, disponible en Dvd). Dans Stéphane Guillon aggrave son cas, Paris, Le Seuil, 2009, Guillon regroupe ces cibles autour de catégories : les mauvais coucheurs, les protégés, les montres sacrés, les anciennes gloires, les nazes, les enfants de stars, les originaux, les humoristes, les personnages, les divers et variés. Dans les deux cas, les personnalités sont essentiellement des célébrités mondaines ou issues de la télé, il y a juste quelques rares politiques (et surtout des écologistes) dans le dictionnaire.
- 2.
O. Mongin, « Stéphane Guillon : quel pouvoir pour la dérision ? », Esprit, mai 2009.
- 3.
Voir ma note sur son dernier roman, Quelque chose à te dire (Paris, Christian Bourgois, 2008), dans Esprit, janvier 2009.