Un dialogue essentiel. Hunger, de S. McQueen
Hunger, de S. McQueen
Au cinéma, la violence passe par des moments de silence, de non-dialogue et de dialogue. Est-ce un hasard ? On parle pour échapper à la violence depuis les Grecs et leur consécration du Logos. Plus il y a de la violence, plus il faut du dialogue, un peu de justice il va sans dire, on le voit bien dans Hunger. Ce film (salué et primé à juste titre) de l’artiste Steve McQueen, dont la mise en scène est redoutable, raconte la grève de la faim de Bobby Sands en 1981 dans le quartier H de la prison de Maze en Irlande du Nord. Après 50 minutes de film où seuls des coups, des cris, des bruits sourds (c’est un leitmotiv des films de prison : voir les films de Robert Bresson ou Jacques Becker, et le récent Un prophète de Jacques Audiard), après un long temps sans paroles échangées (même dans le parloir, on parle peu mais on se passe des papiers ou des objets sous la table), on assiste à un long dialogue au cours duquel Bobby Sands parle en fumant avec un prêtre à qui il veut annoncer sa prochaine grève de la faim. Cette longue séquence de 22 minutes n’est pas là par hasard puisqu’elle intervient entre deux violences extrêmes : la violence manifeste exercée contre l’institution (le corps qui défèque et qui retourne ses excréments contre la prison) et une violence exercée contre soi (la grève de la faim dont Bobby Sands va mourir progressivement à mesure que son corps se défait). Ce film intraitable sur des intraitables est orchestré en trois temps successifs : la violence de la défection (dans le sens de la défécation, de celui qui exhibe ce qu’il a à l’intérieur et prend des coups en retour de la part des gardiens), la longue scène de dialogue et les séquences qui montrent (tout sauf une exhibition) un corps en train de se défaire, de mourir à petites doses. Mais la violence reçue qui affecte les gardiens de prison (Hunger s’arrête d’emblée sur un gardien de prison pour qui la violence – les coups de poing qu’il donne et les excréments qui (dé)forment son environnement – est devenue insupportable…) montre qu’entre gardiens et détenus la frontière est incertaine. La parole ne peut revenir qu’avec quelqu’un d’extérieur, ce prêtre qui passera le message à la famille. Mais, au-delà de la présence indispensable de ce tiers (un curé symbolique), le film serait difficilement soutenable sans cette admirable scène de dialogue qui n’a rien à voir avec un échange théâtral. C’est un face-à-face qui fait passer d’une violence corporelle à l’autre, celle des corps (qui assument le Blanket and No-Wash protest, le refus de porter la tenue de détenu et de se laver) qui vivent avec ce qu’ils vident autour d’eux (au point de rendre insupportable l’espace de la prison) et celle du corps (en grève de la faim) qui va se vider de lui-même, s’exténuer en faisant la grève de la faim. Le dialogue intervient entre le trop-plein qui se déverse (celui des corps qui laissent leurs restes autour d’eux comme pour se barricader) et l’évidement corporel d’un squelette qui se contracte, celui d’un corps en déshérence qui meurt lentement. Seul un dialogue peut faire passer entre ces deux pertes de corps. Ce n’est pas un hasard : il faut au moins deux corps pour échanger, pour parler et dire tout et rien.