Une période de grande turbulence
Dans le contexte de la globalisation, l’histoire récente nous permet de rejeter la thèse d’une pacification des sociétés par l’État. Nous assistons plutôt, à côté de la prolifération des violences civiles, à une multiplication de violences hétérogènes, de la part d’États sécuritaires et de criminels déterritorialisés, qui déstabilisent les démocraties.
On annonce un consensus général de l’humanité dans la mesure où on pourra se concerter sur des écrans en temps réel, instantanément. Mais cela ne changera rien […]. C’est pourquoi je pense que la violence est sans fin. Je crois que nous allons entrer – je me trompe peut-être, je le souhaite – dans une période de grande turbulence, pire que tout ce que nous avons connu au xxe siècle.
La violence civile est toujours une « mise en relation » plus ou moins avortée, plus ou moins constructive ou destructrice. Mais cette violence devient mauvaise quand elle brise les ressorts mêmes de la relation, et c’est alors qu’elle confine au mal, à la vengeance, voire à la cruauté. Nul besoin d’être un lecteur de Hobbes, Locke ou Rousseau pour saisir que les théories du contrat accompagnent la volonté de promouvoir une « paix civile » légitimant un État qui est plus ou moins un Léviathan. Ce schème, lié à l’histoire des États en Europe, voire à l’odyssée napoléonienne dans sa version hégélienne, est encore dans les têtes. Tel est bien le paradigme résumé par Raymond Aron, auteur d’une somme sur Clausewitz et de Paix et guerre entre les nations : celui d’un État double et paradoxal au sens où cet État, qui doit rendre possible une communauté politique, peut aussi décider de la guerre avec d’autres États1. En effet, il a d’une part pour rôle de pacifier une violence civile potentielle et d’autre part pour mission de protéger le territoire qu’il gouverne. Ce qui peut le conduire à entrer en guerre avec d’autres États, tout en s’efforçant de subordonner la guerre et l’action militaire à une volonté politique, afin d’éviter une violence sans fin et de favoriser un retour possible à la paix par le biais de la négociation. Mais le xxe siècle et ses violences barbares ont brutalisé cette « mise en perspective ».
Où en est-on aujourd’hui, après 1989, cette année charnière qui a mis un terme à ce que l’on nomme « le court xxe siècle » (1914-1989) ? Après une longue phase historique doublement marquée par la guerre froide et la dissuasion nucléaire, force est de constater que les États se multiplient depuis l’après-1945 et les décolonisations (on en compte 196 à ce jour), et que les guerres entre États ont tendance à diminuer. Dès lors, l’Européen pacifique a pu se satisfaire de l’état des relations internationales, saluer les efforts de paix des diverses institutions internationales et des opérations de maintien de la paix. Cette vision de l’histoire laisse entendre que le monde contemporain serait en voie de pacification si l’on observe la réduction des guerres interétatiques ou les divers efforts destinés à lutter contre la pauvreté (le rôle des Ong et des associations est bien entendu central). En conséquence, les acteurs terroristes seraient des résidus irrationnels dans un monde qui progresse au rythme de la rationalité marchande et technique. Face à ce discours obligé des États et des institutions internationales, on est en droit d’exprimer de nombreux doutes : qu’en est-il de la violence des États qui sont rarement des havres de démocratie ? Qu’en est-il de la violence civile et de son caractère protéiforme ? Et qu’en est-il de la globalisation contemporaine qui perturbe le rapport au temps et à l’espace et donc les ressorts d’une expérience historique ?
Ces trois interrogations, qui ne sont aucunement abstraites, ont mille résonances avec l’histoire contemporaine. Et plus particulièrement avec la région proche et moyen-orientale devenue, à la suite du conflit libanais (1975) et afghan (1979), la principale caisse de résonance de la conflictualité mondiale. Plus précisément, les années 2003 à 2006 représentent, selon Pierre Hassner, le troisième acte d’un drame qui, commencé par la chute de l’Union soviétique, a continué avec l’attentat du 11 septembre 2001 et avec 1’irruption d’un « terrorisme globalisé », dont le double massacre de janvier et de novembre 2015 à Paris est le prolongement effrayant. Mais pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour « déclarer la guerre » à un terrorisme qui a ensanglanté le pays dès les années 1980 ? Daech serait-il un phénomène provisoire, alors même que les violences civiles n’épousent pas la seule forme du terrorisme ? Si nous habitons mal un monde où la violence est difficilement contenue et donc « infinie » (Michaël Fœssel), si les guerres d’aujourd’hui sont des guerres « diffuses » (Frédéric Gros), il est nécessaire de souligner que des États ne craignent pas de recourir à une violence déstabilisatrice et destructrice, et que les violences civiles, innombrables et hétérogènes, sont elles-mêmes déstabilisatrices et plus destructrices que constructrices. Le but de cet article est donc moins de spécifier la violence terroriste de Daech que de rappeler que les États peuvent miser sur la terreur et que les violences civiles, qu’elles soient de nature clandestine, paramilitaire, ethnique ou religieuse, ne sont pas sans recourir à la force et à la terreur. On veut faire de Daech un État : c’est une manière de faire le lien entre cette machine terroriste, la violence de l’État et la violence civile. On est donc loin de la paix civile et de la pacification des États2 !
La puissance suspecte des États
Selon la Brookings Institution, qui met régulièrement à jour sa liste, on sait qu’un nombre important d’États n’est pas au-dessus de tout soupçon. Cette institution bien américaine classe 141 pays selon quatre critères (économie, politique, sécurité, bien-être social) dont il ressort une quadruple distinction, quasi médicale, entre États faillis, États en faiblesse critique, États faibles et États sous observation3.
De fait, l’évolution contemporaine de la majorité des États ne va guère dans le sens d’un progrès démocratique si l’on en juge par le respect des institutions : qu’il suffise d’évoquer les campagnes électorales contestées, les divers scandales de corruption, les accusations de détournement des politiques publiques auxquelles peu de pays échappent, de l’Afrique subsaharienne à la Turquie et à la Russie4. Si on peut y voir des logiques de pouvoir personnel, au sens machiavélien, l’essentiel est de saisir que la mondialisation économique contribue puissamment à privatiser l’État en le délestant de son pouvoir économique et en le soumettant aux divers dogmes internationaux (« le catéchisme du Fmi », comme on dit). Mais l’État exacerbe en retour, quand il dispose de la puissance suffisante, ses fonctions régaliennes destinées à maintenir l’ordre public, d’où le rôle accru de l’armée et de la police. Cet aveuglement sur les pratiques politiques (dépossédées du pouvoir économique) est d’autant plus grave que l’économique est lui aussi un facteur de violence.
On a l’impression que la leçon de la critique du totalitarisme, à savoir le recouvrement des pratiques de pouvoir par l’économique, est oubliée. La critique légitime du capitalisme mondialisé ne doit pourtant pas occulter les modes d’intervention du politique et les formes plus ou moins discrètes d’exercice du pouvoir. Et cela d’autant plus que, Jean-Pierre Dupuy le souligne fréquemment, l’économie est double : d’une part, elle contient la violence au sens où elle protège des liens interpersonnels trop directs en instituant des médiations impersonnelles ; d’autre part, elle contient de la violence puisqu’elle tend à exacerber les inégalités5. Reste que l’approche économique qui tient aujourd’hui lieu de perception du réel occulte, non pas la politique dans sa mise en scène, mais les mécanismes invisibles de la violence exercée par des pouvoirs étatiques6. Que l’État soit fragilisé sur le plan de la maîtrise économique ne signifie pas qu’il a perdu sa puissance régalienne, sa force et sa volonté plus ou moins légitime d’assurer l’ordre. L’idéologie du marché comme facteur de démocratisation bat de l’aile : le tout-marché va plutôt de pair avec des États autoritaires ou dictatoriaux qu’avec des États libéraux. Ce qui n’empêche pas ces derniers de cultiver la raison du moindre État7.
Si l’État a pour rôle de maintenir l’ordre public et d’assurer la paix à l’intérieur, cela peut le conduire à pratiquer lui-même une violence qui peut aller jusqu’à se retourner contre la société. C’était le lot de l’État communiste d’hier d’entrer en guerre contre la société, et ce fut la particularité de ce qu’on nommait les États terroristes dans les années 1980, le plus souvent liés à la scène proche ou moyen-orientale mais pas uniquement, d’exercer une double violence contre leur société et contre des États étrangers (en s’appuyant dans ce cas sur des forces para-politiques ou sur des groupes terroristes). On se souvient que la guerre du Liban (1975-1999) a tragiquement mis en scène ces pratiques ! Ne l’oublions pas alors qu’une grande coalition des États antiterroristes se manifeste régulièrement après les pires attentats : la violence terroriste peut être le fait d’organes autonomes (les djihadistes d’Al-Qaïda ou de Daech en sont la preuve manifeste), mais des États sont parallèlement susceptibles d’instrumentaliser des acteurs prépolitiques et de radicaliser les activistes religieux8.
Il faut donc faire acte de mémoire et se reporter aux numéros d’Esprit portant sur la terreur et le terrorisme depuis plus de trente ans : après 2001, les États-Unis avaient en ligne de mire ceux qu’ils appelaient les États terroristes, à commencer par la Libye, la Syrie et l’Irak. Si le terrorisme n’est pas un phénomène totalement étranger à l’État dans notre histoire récente, il n’est pas inutile de rappeler, en écho aux travaux de Gabriel Martinez-Gros et de Hamit Bozarslan9, que les États peuvent faire également faire appel à des acteurs qui se retournent contre eux. C’est toute l’histoire des relations du Pakistan et des tribus afghanes ; c’est aussi l’histoire de la Syrie que Michel Seurat a analysée dans l’État de barbarie. Là encore, faut-il le rappeler ? Après sa mort, les travaux de celui-ci étaient contestés par une majorité de chercheurs ; aujourd’hui, ils sont valorisés et célébrés… Il a fallu la guerre à outrance contre l’Armée syrienne libre (Asl) et les horreurs de la guerre civile en Syrie pour admettre ce que ne cessait de répéter Seurat, à savoir que les prismes de l’État rationnel et de la société civile ne sont pas particulièrement éclairants pour comprendre ce qui se passe en Syrie. L’État de barbarie (Le Seuil, 1989), titre du livre posthume de Seurat, ne doit pas être compris sur un mode culturaliste : il renvoie à un pouvoir nu, pur et dur, qui ne se maintient qu’en s’efforçant de déstabiliser toutes les institutions et tous les groupes susceptibles d’irriguer la vie politique en s’appuyant sur des acteurs para-étatiques10. « L’État de barbarie » : cette expression ne renvoie pas à une histoire ou à une géographie mais à une pratique politique « barbare » que l’on trouve ailleurs qu’au Proche-Orient. Ce pouvoir ne tient qu’en « effondrant la société », ce qui ne l’empêche pas de protéger en retour des communautés ethniques ou religieuses, les minorités selon le schéma confessionnel qui demeure au Liban.
Retenons donc que la scène internationale des États est très changeante, que les types d’État se multiplient, que le modèle démocratique ne préfigure pas le devenir du monde et qu’il est difficile de croire que l’État est naturellement un facteur de pacification de la société. On observe plutôt un double phénomène : d’une part, les États déstabilisateurs sont de plus en plus nombreux, et leur meilleure assurance de survie est de se concentrer sur un ennemi (réel dans le cas de Daech), à savoir l’acteur terroriste qui sévit à l’intérieur des sociétés, mais aussi entre les États, comme on le voit avec les allers et retours en Syrie des jeunes radicalisés. Mais d’autre part, la scène internationale n’est pas dépourvue d’États qui ont eux-mêmes radicalisé la violence et peuvent s’engager dans une lutte à mort contre la radicalisation terroriste comme seul ennemi. C’est pourquoi la coalition antiterroriste mondialisée que la France appelle de ses vœux n’est pas nécessairement du meilleur augure, en tout cas pour la défense de la teneur démocratique des États. En décembre, c’est l’Arabie saoudite qui officialisait une coalition visant Daech (mais aussi les puissances chiites !).
Il y a quelques décennies, alors qu’on observait les transitions démocratiques selon un schéma historique très occidental, il était de bon ton de penser doublement la politique par le bas et par le haut. Force est de constater que cette vision optimiste du « passage à la démocratie » exige de prendre du recul et de prendre en considération une double violence par le bas et par le haut. Non pas qu’elles puissent se valoir toutes – il existe une échelle des violences et des lignes rouges à ne pas franchir… –, non pas qu’il ne faille pas spécifier une violence terroriste comme celle de Daech, mais il est également important de saisir l’enchevêtrement des violences (du haut et du bas) et d’observer les métamorphoses des unes et des autres, alors que la guerre est déclarée au nom des États à la violence du bas, considérée dans le seul prisme du terrorisme.
Expulsions et cruautés
De même que la violence des États est protéiforme et ne peut guère être appréhendée en fonction de leur représentation juridique sur la scène internationale ou du seul prisme de la démocratie, les violences du bas, celles qui relèvent de ce qu’on continue à appeler la société civile, sont aussi hétérogènes que contagieuses.
Peut-être le fait le plus préoccupant de la scène actuelle est-il justement la multiplication des guerres civiles permanentes, intermittentes, virtuelles, qu’elles soient religieuses, ethniques, politiques ou économiques, qui menacent de se confondre par extension ou par contagion, et d’entraîner des régions entières, comme l’Asie de l’Ouest, le Moyen-Orient, la Corne de l’Afrique ou les Grands Lacs. Cela rendrait le contrôle, la régulation ou la pacification de l’extérieur, que ce soit par les grandes puissances ou par les organisations internationales, une tâche digne d’Hercule ou plutôt de Sisyphe11.
Face à ces contagions de la violence guerrière et à son atomisation12, il ne faut pas mettre entre parenthèses des phénomènes comme celui de la vente d’armes par des États. Et il en va de même pour la vente des armes individuelles, un problème quasiment insoluble pour le président Obama : on comptabilise plus d’une fusillade de masse par jour (il y a mass shooting quand il y a plus de quatre victimes) et, selon l’organisation Gun Violence Archive, en 2015, 36 800 personnes ont été touchées et 12 191 tuées par des tirs13. Aux ventes licites, il faut ajouter bien entendu le marché illicite des armes, les trafics d’armes en tous genres qui ne sont jamais étrangers aux zones de conflit et accompagnent la plupart du temps les routes de la drogue et des diverses contrebandes mondialisées14. À ces trafics s’ajoutent les populations paramilitaires de tous ordres, des « légions étrangères » indépendantes des États, dont les histoires sont à rebondissements : en témoignent les 450 paramilitaires vénézuéliens qui viennent de rejoindre les quelques formateurs américains sur le terrain en Syrie dans la lutte contre Daech.
Mais, s’il est utile de mettre les pendules à l’heure à propos des armes, il est essentiel, dans un contexte de mondialisation, de reconnaître parallèlement que le tout-marché a des conséquences sur les liens personnels et impersonnels. De fait, l’État ne peut aller contre une tendance à la multiplication des formes d’allégeance et des types de subordination. Le juriste Alain Supiot y insiste dans son dernier ouvrage, qui ausculte le glissement historique d’un type de gouvernement par les lois à un type de gouvernement par les hommes, lequel, sous l’effet du tout-marché, exacerbe la calculabilité et le gouvernement par les nombres :
Faute d’une instance hétéronome à laquelle se référer, les rapports humains sont entièrement soumis à la logique binaire ami/ennemi. Le dépérissement de l’État nous place aujourd’hui dans une situation de ce type. Or, une telle situation n’étant pas tenable à terme, d’autres façons d’instituer la société resurgissent. Dans le cas européen, c’est une forme particulière de gouvernement par les hommes qui réapparaît ainsi : celle des réseaux d’allégeance […]. L’allégeance s’installe dans les faits avant de trouver sa traduction juridique. Elle est aujourd’hui aussi bien à l’œuvre dans des réseaux de dealers ou dans des zones de guerre civile que dans les partis politiques ; aussi bien dans les liens qui soumettent le personnel politique à l’emprise de la finance que dans la dépendance des entreprises filiales ou sous-traitantes à l’égard de leurs donneurs d’ordres15.
Par ailleurs, Saskia Sassen, spécialiste de l’urbanisation qui est l’un des moteurs de la globalisation, observe tous les phénomènes qui sont à l’origine des poussées migratoires sur plusieurs continents. Autant de phénomènes qu’elle regroupe sous la notion d’« expulsions16 », dont les motifs sont fort nombreux et contribuent à propager divers types de violence. Non sans lucidité, Angela Merkel affirmait récemment que « l’internationalisation économique ne doit pas cacher la face sombre de la globalisation ». Cette dernière est donc irréductible à la mondialisation économique.
À ce stade, on pourrait multiplier et spécifier les exemples, esquisser un tour du monde des violences non étatiques. Ce qui permettrait de comprendre que la violence terroriste contemporaine n’est pas séparable de deux tendances au long cours de la globalisation : l’urbanisation à grande vitesse et la révolution numérique. Pour la première, on regarde le monde à travers le prisme de l’urbanisme européen alors que l’habitat informel (qui ne dépend ni des politiques publiques, ni du marché) représente selon les régions du monde entre 60 et 70 % des territoires en voie d’urbanisation17. Pour la seconde, le philosophe et historien des probabilités, Jean-Toussaint Desanti, anticipe dès 2001 les difficultés de la révolution virtuelle :
Aujourd’hui beaucoup de gens croient qu’ils vivent dans le virtuel. Ils peuvent se lancer dans des entreprises absolument folles en croyant que c’est là-dedans que cela va se passer. Cela ne se passe pas dedans. Ce n’est qu’un réseau, un réseau de structures. Nous vivons avec nos instruments virtuels, mais pas dedans. Il faut apprendre à vivre avec sans être dedans. Eh bien, voilà le problème auquel nous sommes confrontés pour le siècle qui vient18.
Les maras
Ces observations fournissent l’occasion de faire un détour par un mouvement ultraviolent qui n’est pas assimilable à Daech, à savoir le mouvement des maras, qui fait régulièrement la une de l’actualité. Il permet de comprendre, en raison de sa radicalité, le passage à la cruauté extrême et le rôle que peuvent jouer les images à l’heure de l’internet.
Pour rappel, les maras sont rapportés fréquemment à une violence originelle et archaïque, celle de leurs pays d’origine, le Salvador ou le Guatemala. Mais, comme des enquêtes sérieuses ont pu le montrer, cette approche est d’emblée faussée puisque les maras (ce terme, qui vient de marabunta, désigne la migration massive de fourmis féroces) sont des bandes de natifs de Los Angeles, issus de familles hispaniques. Ce sont des gangs latinos formés dans les barrios et dans les prisons pour combattre les gangs noirs américains auxquels ils n’ont cessé de faire la guerre avant de connaître la prison et d’être renvoyés dans leur pays d’origine (qui leur était jusqu’alors inconnu). Le processus a été bien analysé : une fois déterritorialisés, projetés dans des espaces qu’ils ne connaissent pas, ces bandes livrées à elles-mêmes (car sans famille d’accueil), renchérissent dans la violence en se faisant la guerre entre elles (à défaut des bandes rivales de Los Angeles) dans des proportions inimaginables. Ce n’est pas le retour au pays natal qui fait tomber dans une violence décuplée, mais l’absence de territoire d’accueil et susceptible de favoriser des identifications. Se greffent sur eux d’autres groupes violents et sans attaches : les bandes locales préexistantes (les pandillas), les laissés-pour-compte des accords de paix au Salvador, les orphelins de guerre (12 % d’enfants de moins de 10 ans sont considérés comme des errants à l’échelle de la planète19).
À la prison et aux contraintes du processus migratoire s’ajoute le choix, indissociable de l’internet dès la fin des années 1990, d’exhiber la violence en choisissant des images insupportables de décapitation, de démembrement, de mise à mort20, celles-là mêmes que les groupes terroristes vont privilégier au Proche-Orient quelques années plus tard. Telle est la dure loi des images : plus l’occasion se présente de projeter la violence à l’échelle mondiale, plus le public s’élargit, et plus on montre des images d’une rare cruauté. L’absence de scène (en l’occurrence la déterritorialisation physique et mentale) a pour conséquence l’obscénité. Bandes violentes, prisons, renvoi hors des frontières : on a là bien des ingrédients de la radicalisation contemporaine, qu’on ne saurait réduire aux départs en Syrie de jeunes radicalisés (qui ont leur propre logique). C’est donc à la radicalisation de la violence du bas qu’il faut réfléchir et ne pas se tromper de cible : comme l’affirme Olivier Roy, « on assiste moins avec Daech à une radicalisation de l’islam qu’à une islamisation de la radicalité21 ».
Alors que nous vivions dans l’idée d’une pacification progressive du xxe siècle européen, voilà que celui-ci est assailli par une violence terroriste à laquelle il déclare la guerre. Deviendra-t-elle, cette Europe, un bastion protégé ? Pourra-t-elle échapper aux pressions d’une mondialisation qui n’a que faire des États-nations sur le plan économique ? Plus encore, est-il si sûr que l’idée de Norbert Elias, celle de la réduction de la violence physique dans la société des mœurs, soit notre avenir assuré ? En tout cas, les terroristes de Daech savent qu’ils ont un ennemi absolu, la démocratie, et qu’à faire peur aux démocrates, ils les fragilisent et les durcissent ! Si le terrorisme est un ennemi toujours renaissant, aux dires de Manuel Valls lui-même, comment ne pas se laisser prendre au piège d’un combat permanent contre cet ennemi infernal ? Comment ne pas être Hercule ou Sisyphe ?
Citons une dernière fois Desanti dont la réflexion prophétique sur les violences à venir ne peut laisser indifférent :
L’invention du politique, cela ne veut pas dire inventer des théories, cela veut dire inventer des modes d’action. Si on n’invente pas ça, on va au-devant de violences devant lesquelles celles qu’a connues le xxe siècle paraîtront comme une préface sanglante, mais seulement une préface22.
- 1.
Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962 et Penser la guerre, Clausewitz, Paris, Gallimard, 1976.
- 2.
Cet article reprend la thématique d’une intervention orale dans le cadre d’un colloque sur les violences extrêmes organisées par l’Ihej sous la direction d’Antoine Garapon. J’y indique des pistes de travail qui exigeraient d’être développées. Sur l’État/Daech, voir mon texte « “Qui est l’ennemi ?” » dans ce numéro, p. 18.
- 3.
Susan E. Rice et Stewart Patrick, Index of State Weakness in the Developing World, Washington, Brookings Institution, 2008.
- 4.
Voir le dossier « La corruption, maladie de la démocratie » (Esprit, février 2014).
- 5.
C’est la thématique de nombreux économistes connus comme Thomas Piketty, Pierre-Noël Giraud ou Joseph Stiglitz.
- 6.
Non sans lien avec les turbulences de la mondialisation économique (Brésil, Chine), il semble que des économistes que l’on peut qualifier d’orthodoxes manifestent leurs inquiétudes, voir Jean-Hervé Lorenzi et Mickaël Berrebi, Un monde de violences. L’économie mondiale (2015-2030), Paris, Eyrolles, 2015.
- 7.
Antoine Garapon, la Raison du moindre État. Le néolibéralisme et la justice, Paris, Odile Jacob, 2010.
- 8.
Voir la postface originale d’Olivier Roy à la récente réédition de son ouvrage l’Échec de l’islam politique, Paris, Le Seuil, 2015. Ce texte, qui met l’accent sur l’instrumentalisation par les pouvoirs politiques de la religion musulmane, a été publié dans Esprit en mai 2015. Quant aux liens des populations avec des acteurs terroristes, je ne donne qu’un exemple : 16 % des Malaisiens manifestent aujourd’hui une opinion favorable à Daech.
- 9.
Voir l’article de Hamit Bozarslan dans ce dossier, p. 30.
- 10.
Pour une approche historique, voir Jean-Pierre Filiu, les Arabes, leur destin et le nôtre. Histoire d’une libération, Paris, La Découverte, 2015. Deux chapitres sont particulièrement éloquents : « Du bon usage de la terreur (1999-2011). L’ère des pompiers pyromanes » et « Révolution et contre-révolution (2011-2015). Dictateurs et djihadistes, même combat ».
- 11.
Pierre Hassner, « Le siècle de la puissance relative », Le Monde du 2 octobre 2007.
- 12.
Peter Maurer, président du Comité international de la Croix-Rouge, abonde dans ce sens : « Nous assistons actuellement à une transformation de la violence et des conflits armés, caractérisée par une atomisation des pouvoirs politiques et militaires : il n’y a plus deux ou trois parties en conflit mais une multiplicité d’acteurs » (Le Monde du 1er décembre 2015).
- 13.
www.gunviolencearchive.org
- 14.
Voir Roberto Saviano, Extra pure. Voyage dans l’économie de la cocaïne (Paris, Gallimard, 2014) qui fait le lien entre la mondialisation économique et des pratiques maffieuses qui n’ont rien d’un archaïsme.
- 15.
Alain Supiot, la Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France, Paris, Fayard, 2015, p. 295 et 308. Si le dépérissement économique de l’État explique le passage du gouvernement par les lois au gouvernement par les nombres et par les hommes (d’où l’allégeance), Alain Supiot ne prend peut-être pas suffisamment en compte le renforcement de l’État par la sécurité (civile et militaire). Dépérissement économique ne signifie pas nécessairement dépérissement sécuritaire de l’État, et l’État sécuritaire peut aller de pair avec la montée des allégeances qui sont des modes de contrôle de la violence.
- 16.
Saskia Sassen, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, Paris, Gallimard, 2005. Voir le compte rendu de ce livre dans ce numéro, p. 154.
- 17.
Voir Michel Lussault, l’Avènement du Monde, Paris, Le Seuil, 2013 et Olivier Mongin, la Ville des flux. L’envers et l’endroit de la mondialisation urbaine, Paris, Fayard, 2013.
- 18.
Dominique et Jean-Toussaint Dessanti avec Roger-Pol Droit, La liberté nous aime encore, Paris, Odile Jacob, 2002.
- 19.
Voir Bernard Defrenet, « Quand le crime se diffuse pour survivre », Esprit, août-septembre 2012.
- 20.
Le débat sur la violence des images de fiction (type séries américaines) et leurs conséquences sur les comportements violents est un serpent de mer depuis des décennies ; il faut rappeler que la thèse de la catharsis (« voir de la violence en protège ») comme celle du passage à l’acte (« voir de la violence rend violent ») ne sont guère convaincantes. Est plus intéressant et pertinent le constat que les grands consommateurs d’images violentes finissent par percevoir ce qui est dehors (hors du privé), le monde extérieur (et donc la vie publique), comme menaçant et dangereux. Voir Olivier Mongin, la Violence des images ou Comment s’en débarrasser ? Paris, Le Seuil, 1995.
- 21.
Olivier Roy, « Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste », Le Monde du 24 novembre 2015.
- 22.
D. et J.-T. Desanti, La liberté nous aime encore, op. cit., p. 312. Philosophe, historien des sciences, spécialiste de l’histoire des probabilités, ancien communiste, Desanti se demandait à la fin de sa vie comment habiter un monde en proie à une violence de plus en plus exacerbée.