De l'Allemagne… et de la France
L’exposition au Louvre d’un siècle de peinture allemande (1800-19391) a déclenché outre-Rhin une polémique, qui a plus à voir avec les persistants complexes germaniques qu’avec le contenu des salles : ni les scènes évangéliques des « Nazaréens » (cousins des « préraphaélites » anglais), ni les paysages de Carl-David Friedrich, ni les gravures de la guerre par Beckmann et Otto Dix n’annoncent Hitler. Cette querelle a fait long feu, mais elle a détourné l’attention du contenu d’une exposition qui éclaire pourtant la tenace spécificité de la culture allemande et, par contraste, celle de la culture française. C’est de cela qu’il faut parler, au risque de choquer, par besoin de s’interroger, pour que l’Europe soit plus qu’une convention et des règlements.
Plutôt que le choix des œuvres, on pourrait en critiquer la présentation, insuffisante pour un public souvent peu averti. Les non-germanistes risquent d’être déconcertés s’ils n’ont pas, avant la visite, lu et médité le catalogue érudit et peu maniable publié en parallèle. Du moins peut-on après coup, allant des œuvres aux textes, suivre les oscillations et déchirements de l’âme allemande depuis que, après Frédéric II et Napoléon, sous la supervision de Goethe, elle s’est mise à chercher sa place en Europe.
Imiter pour être inimitable
Le point de départ, montre-t-on, c’est à la fin du xviiie siècle, l’interaction en Allemagne entre le sursaut d’émancipation par rapport à la culture française et la fascination pour la Grèce orchestrée par Winckelmann, qui, plus qu’un archéologue et un historien, a été l’apôtre de l’hellénité comme idéal définitif d’humanité. Précurseur de la nouvelle germanité, il lance en 1755 : « L’unique moyen pour nous [Allemands] de devenir grands et si possible inimitables, c’est d’imiter les Anciens », entendre : imiter les Grecs. On se voudrait inimitable, mais on doit commencer par imiter ! Le paradoxe ne peut être dépassé que si l’on choisit comme références des moments exceptionnels dont les cultures actuellement dominantes se sont éloignées. Dans cette logique, on rêvera qu’un miracle allemand ramène dans l’histoire européenne le miracle grec de 500 avant J.-C. ou le miracle italien de 1500. L’Allemagne s’attribue la vocation de rejoindre des grandeurs auxquelles Anglais et Français ont renoncé. Le premier « trésor perdu » à retrouver sera l’antiquité grecque, bien évoquée dans l’exposition par Carstens puis, épisodiquement, plus tard, par Hans von Marées, qui conjugue la grandeur antique avec l’évocation du dur travail des pêcheurs. Mais le projet le plus mobilisateur sera ensuite, surtout parmi les peintres allemands de Rome, le mouvement des « Nazaréens ». L’œil fixé sur Raphaël, Michel-Ange, Pérugin, ils cherchent un modèle d’art religieux pour les temps modernes. Leurs imitations, consciencieuses et même sincères, produisent plutôt des figures que des peintures, puisque manque entre elles l’espace qui permettrait qu’elles s’organisent. D’où une demande de réalisme qui, avec la division confessionnelle allemande, fit échouer le mouvement.
La poursuite allemande du grand art, qui correspondra chez Goethe (critique des « Nazaréens ») à une intention persistante, passera ensuite par le réalisme, mais sans s’y arrêter, en lui ajoutant, comme chez Böcklin, un élément mythique, garant de permanence et de signification : la silhouette de Pan dans le buisson de roseaux ou l’énigmatique figure féminine au pied de la Villa au bord de la mer. Mélange précaire, comme le montreront après 1880 les gesticulations mythologiques du même Böcklin. Dès 1810, un peintre qui va mourir jeune, Philipp Rünge, dont on voit au Louvre des compositions sublimes de légèreté, trouve artificielle la recherche des sujets nobles et déplace l’attention vers la facture de l’œuvre : « peindre dans une composition de fleurs la sensation humaine qui l’accompagne » dit-il, ou bien « tresser les personnages et la composition ». Malgré ces suggestions, la voie principale restera en Allemagne la recherche de sujets dignes des vastes aspirations des peintres. Pour dépasser le réalisme trivial, Goethe indique à ceux-ci la voie de l’observation scientifique, le dépassement de l’impression par la connaissance, l’attention à la structure des plantes, des minéraux, comme à celle du terrain (on parlera à ce propos de « géognosticisme ») et même des nuages. Tout ceci ayant pour horizon une rencontre de l’art et de la science et, au-delà, un lien renoué entre l’homme, la nature et Dieu dans une religiosité de style piétiste. Cette recherche d’une totalité sacralisée a été plus tard la voie allemande vers l’abstraction, celle de Kandinsky et Klee : idée d’une grammaire universelle des formes ou des couleurs, en même temps qu’intérêt pour les doctrines anthroposophiques.
Difficultés de l’apothéose
Quand on choisit de passer par le réalisme, le paysage devient le genre pictural essentiel. Mais ce n’est pas pour évoquer l’environnement familier, l’échec du détour par les mythologies n’ayant pas mis fin à la recherche du grand sujet. Le paysage, tel que le montre l’exposition, rassemble souvent la plus grande panoplie possible de significations et d’observations. Koch, Richter… construisent de fabuleux cadres de montagnes où rien ne manque, ni les glaciers, ni les crêtes dentelées et altières, ni les vallées, ni les contreforts, ni une chapelle perchée, ni le torrent et les cascades. Cette mise en scène de la plénitude reflète souvent un patrimonialisme naïf : comme c’est beau chez nous ! Au contraire, Friedrich, quand il est à son meilleur, montre bien les difficultés que rencontrent les apothéoses paysagères. Cette majesté, cette suffisance même, du paysage inaccessible finit par tenir à l’écart le spectateur, lequel, comme le Moine au bord de la mer, est humilié, dominé par la puissance muette d’une mer qu’on ne voit pas calme mais noire et morte. À l’opposé, dans Femme à la fenêtre, la silhouette de celle qui regarde (d’une certaine manière un double du peintre) nous prive du paysage. Comme si entre le voyant et le vu, il ne pouvait y avoir que dissonance et incompatibilité, menace d’annulation de l’un ou de l’autre.
Cet écart entre le monde représenté, qu’il soit mythifié ou solennisé, et le peintre est lié au désir de créer une œuvre qui fasse autorité, dont peu d’artistes s’émancipent au xixe siècle (le plus important est peut-être Menzel). Cette spécificité identitaire sera finalement défiée en 1905 par le critique Julius Meïer-Gräfe à propos du Böcklin mélodramatique de la fin que certains louent encore de « perpétuer la créativité mythologique des Grecs ». À quoi Meïer-Gräfe, instruit par ses séjours parisiens, répond que les arts plastiques évoluent dans le sens de la « primauté du pictural », donc du sentiment éprouvé par le peintre devant l’objet représenté. L’affaire Meïer-Gräfe sera la fin d’un siècle d’« étrangement » entre peintres français et allemands. Matisse, brusquement devenu célèbre en 1906 pour sa présence au centre de la « salle des fauves » du salon, sera vite accueilli en Allemagne et inspirera les expressionnistes.
La préférence des Français pour la manière, pour le « pictural » n’était pas due à leur supposée « superficialité », mais plutôt à une assurance intime de la valeur du monde autour d’eux et de leur rapport à ce monde. Depuis David jusqu’à Matisse, le centre de la peinture française est la relation du peintre avec ce qu’il voit autour de lui, et non la célébration de figures consacrées. C’est sur cette relation qu’il travaille et s’interroge, même si le sacré reparaît ensuite, comme chez Cézanne. Si ces peintres « modernes » se sont arrêtés au bord de l’abstraction, c’est qu’il leur était difficile de se priver avec le monde d’un des pôles de leur travail. À partir d’un monde mythifié, traité comme un symbole, le saut vers l’abstrait était bien plus facile. Cette différence tenace et décisive entre les deux pays, on est tenté de la faire remonter très loin et de dire que la manière française de chercher l’universel à partir du particulier qu’on habite renvoie au caractère « national » de notre identité, alors que la poursuite d’un universel direct, détaché du concret ou bien hypostasiant ce dont il s’empare, participe d’un imaginaire typiquement « impérial ».
Le contraste serait encore plus éloquent si l’on évoquait, en regard des œuvres exposées de Beckmann et d’Otto Dix, l’absence presque complète de la guerre chez les peintres français qui l’ont faite, comme Léger et Braque. À croire, et je pense que c’est là le cœur de la différence, que les uns et les autres n’ont pas vraiment fait la même guerre et que pour l’ignorer, il faut, comme font de bons historiens, mélanger (puisque l’horreur est pour tous la même) les témoignages de soldats de toutes les armées. Mais voilà un de ces sujets européens que l’Europe qui parle d’Europe préfère pousser sous le tapis.
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« De l’Allemagne (1800-1939) : de Friedrich à Beckmann », musée du Louvre, du 28 mars au 24 juin 2013. Le catalogue est publié par Hazan/Éditions du musée du Louvre. Sur cette exposition, voir également l’article de Denis Thouard publié sur notre site : http://esprit.presse.fr/news/frontpage/news.php?code=260